Le 31 mars 2025 dans la ville de Khoudjand, au nord du Tadjikistan, les trois présidents tadjik, ouzbek et kirghiz, réunis pour la première fois dans un format trilatéral, ont assisté côte à côte aux célébrations de Norouz et officialisé la paix tadjiko-kirghize. Une réconciliation historique dans la vallée du Ferghana, à la hauteur des enjeux politiques, géopolitiques, sécuritaires et sociaux dans l’application de cet accord de paix.
Carrefour de l’Asie centrale, puzzle de minorités multiethniques et oasis de la région, la vallée du Ferghana, partagée entre l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Kirghizistan, abrite 15 millions d’habitants sur 24 000km². Enclavée par les chaînes de montagnes du Pamir au Sud et du Tian Shan au Nord-Ouest, la région a été artificiellement divisée à l’époque soviétique et est devenue une poudrière au fil des colonisations, de la soviétisation, de la sédentarisation, des politiques migratoires soviétiques et des indépendances sous-tendant leurs lots de politiques nationalistes.
Le Tadjikistan et le Kirghizistan, des ennemis historiques
Lors de la chute de l’Union soviétique, la transformation des simples démarcations administratives en frontières internationales protégées par des postes-frontières, des restrictions à la circulation et des équipements militaires, a participé au dérèglement sécuritaire, économique, énergétique et social de la vallée. Les sources de crispation sont alors nombreuses entre communautés locales, laissant 40 % des frontières tadjiko-kirghizes non délimitées et conduisant à la multiplication des escarmouches.
Au cœur des troubles frontaliers, le contrôle disputé des ressources hydriques et des installations d’irrigation, dont l’ouvrage de prise d’eau de Golovnoï situé dans l’enclave tadjike de Voroukh. En avril 2021, les forces militaires tadjikes et kirghizes y ont notamment livré des échanges intenses de tirs d’artillerie lors d'une bataille de plusieurs heures : le bilan serait de cinq personnes tuées, plusieurs dizaines de blessés, trois postes-frontières détruits et 800 habitants de la zone évacués. Malgré un cessez-le-feu rapidement trouvé, l’amertume et le désir de vengeance au sein des communautés frontalières sont restées prégnants. C’est ce qui peut expliquer le retour de la violence en juillet 2021 puis entre le 14 et le 18 septembre 2022 : plusieurs crimes de guerre auraient été commis par les deux belligérants, comme des bombardements aveugles de zones civiles et plusieurs attaques ciblées. Au total, une trentaine de personnes seraient décédées, une centaine auraient été blessées et plus de 135 000 personnes auraient été déplacées durant ces quatre jours de conflits intenses. A l'issue des conflits, Human Rights Watch a appelé les deux gouvernements à « enquêter sur les allégations de violations ou d'abus commis par leurs forces et les civils dans les zones qu'ils contrôlent, à traduire les auteurs en justice ». L’ONG a ajouté que « tout arrangement frontalier intérimaire [devait respecter] les droits des populations locales [...] [et promouvoir] des mesures de confiance entre les communautés locales des zones frontalières, notamment des programmes visant à réduire les tensions et les discours de haine ».
Malgré leur participation aux mêmes organisations de sécurité (l’Organisation du traité de sécurité collective – OTCS – et l’Organisation de coopération de Shanghai), Bichkek et Douchanbé ont maintenu leurs politiques rigides de fermeture totale de leur frontière, déployant des discours nationalistes hostiles galvanisant les volontés de revanche au sein des populations locales et se livrant à une course aux armements inquiétante.
Une réconciliation bilatérale stratégique
Les gouvernements des deux pays ont finalement essayé de mettre de côté leurs différends afin de s’entendre sur la délimitation de 972km de frontière. D’abord considéré comme une simple promesse en 2023, ce rapprochement a donné lieu à une véritable concrétisation, le 13 mars 2025 à Bichkek, avec la signature par les présidents des deux pays de l’accord mettant fin à leur litige frontalier. La visite du Président kirghiz à Khoudjand le 31 mars suivant a renforcé les volontés pacifistes des deux dirigeants. Le traité promeut une coopération bilatérale socio-économique et humanitaire, et promet un accès sans entrave aux installations hydriques, dont l’exploitation conjointe du barrage sur le canal Ak-Tatyr/Machoi. Il vise également à garantir la libre-circulation des citoyens, des véhicules et des marchandises entre les deux pays via la construction de deux autoroutes au statut neutre. Ces engagements attestent la capacité des Etats centre-asiatiques à mener des consultations bilatérales et régionales directes, sans la présence des figures tutélaires historiques comme la Russie ou la Chine. Parallèlement, l’Ouzbékistan, ayant fait figure d’exemple à la suite de la normalisation de ses relations avec ses deux voisins de la vallée, a conforté son influence dans la région.
Malgré la satisfaction de nombreux acteurs sur la scène internationale, tel que le Secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres, qui a salué l’accord de paix comme une « avancée historique », la rapidité de cette résolution peut paraître surprenante. Pour certains observateurs, l’accélération de ce rapprochement peut s’expliquer par une consolidation autoritaire de la politique interne des deux Etats. Depuis son accession au pouvoir présidentiel en 2020, Sadyr Japarov a bien restreint la liberté d’expression et l’espace d’activisme de la société civile kirghize. En 2022 lors des négociations avec Tachkent, son gouvernement a démontré sa volonté de résoudre les différends frontaliers par la voie diplomatique et les concessions territoriales, malgré les résistances locales représentées par le mouvement Kempir-Abad : les organisateurs du mouvement ont été arrêtés et accusés de complot de troubles de masse et de tentative de prise de pouvoir. Le raffermissement de la verticalité du pouvoir ainsi que la légitimité présidentielle ont permis à Bichkek d’effectuer les concessions territoriales demandées par Douchanbé, tout en évitant une résistance populaire dans un pays où la société civile exerçait autrefois une certaine influence. De son côté, le président tadjik Emomali Rahmon, Fondateur de la paix et de l’unité nationale, leader de la nation, tente d’organiser un contexte favorable en faveur de sa succession par son fils, Roustam Emomali. Ces accords de paix participent dès lors à la pacification du contexte régional, en parallèle d’une diabolisation de toute opposition politique en interne, au nom de l’unité et de la stabilité. C’est ce que symbolisent les condamnations à des peines de prison, en novembre 2024, de huit personnalités politiques dont Saidjafar Ousmonzoda, ancien chef du Parti démocrate, Hamrohkhon Zarifi, ancien ministre des Affaires étrangères, Shakirjon Hakimov, premier vice-président du Parti social-démocrate, et Akbarshoh Iskandarov, président par intérim du Tadjikistan en 1992.
Une paix à l’épreuve de la pratique
La concrétisation de l’accord de paix s’est traduite par une multiplication des rencontres présidentielles bilatérales, lesquelles ont permis la signature de plusieurs accords et mémorandums de coopération, dont la création, le 8 juillet 2025, du Conseil intergouvernemental du Tadjikistan et du Kirghizistan. Visant à « renforcer, soutenir et développer la coopération commerciale, économique, industrielle, scientifique, technique, culturelle et humanitaire », ce Conseil constitue une véritable plateforme de coopération bilatérale habilitée à proposer des initiatives de coopération dans tout secteur et représentant une base solide pour le développement de leurs relations bilatérales. En parallèle de ces avancées diplomatiques, les travaux d’installation de clôtures sur des sections frontalières auparavant contestées se sont accélérés. Selon le service de presse de la région de Batken, 62km de câbles ont été installés par les forces de sécurité kirghizes dans les districts de Batken et de Leilek. Ces installations sont comprises dans une première phase de délimitation de 420km, devant être achevée d’ici la fin 2025. Outre la sécurisation de la frontière, Douchanbé et Bichkek s’efforcent de faciliter les échanges transfrontaliers, comme en témoigne la récente ouverture du passage frontalier Tojvaron-Karamik le 8 juillet dernier. Ces efforts ont eu un impact positif sur les échanges économiques bilatéraux : selon les douanes tadjikes, le commerce entre les deux pays a atteint 6,35 M$ au cours des cinq premiers mois de 2025, soit une augmentation de plus de 15 fois par rapport à la même période en 2024.
Cependant, et contrairement à la recommandation de l’ONG Human Rights Watch, selon laquelle Bichkek et Douchanbé devraient « placer les droits humains des populations locales au centre de l’accord historique sur leur frontière contestée et rendre justice aux victimes de ces violations et crimes de guerre lors du conflit frontalier de 2022 », les négociations n’ont pas pris en compte ces considérations. Après plus de 30 ans de conflits ayant conduit à une haine, une méfiance mutuelle et des volontés de vengeance entre les communautés frontalières des deux pays, l’exclusion de ces communautés dans la création de la paix et le manque de justice en réponse aux violations commises par les forces militaires ainsi que les civils de part et d’autre pourraient mettre en jeu la légitimité de cet accord aux yeux des populations locales. Il serait donc pertinent d’évaluer dans quelle mesure la redistribution des richesses générées localement par l’augmentation des flux transfrontaliers et les politiques locales de confiance mutuelle influencent le niveau d’acceptation de cette transition, fondée en partie sur une forme d’amnésie collective, spécifiquement dans le village kirghiz de Dostouk : dans le cadre de la réconciliation, celui-ci doit en effet être transféré au Tadjikistan, tandis que les habitants expropriés recevront des terres, à 20km de Batken. Au nom de l'imprescriptibilité de certains crimes commis sur les territoires frontaliers, les plaies interpersonnelles et communautaires pourraient ne pas disparaître à moyen terme.
Par ailleurs, la corruption endémique dans les deux pays, la jeunesse de leur coopération bilatérale, genèse de possibles malentendus et incompréhensions, pourraient fragiliser les coopérations interétatiques et intergouvernementales prévues par ce plan de paix ambitieux. Enfin, le minage de la frontière reste un enjeu sécuritaire majeur. Malgré le manque de précisions sur l’étendue des zones concernées, des mesures pour le déminage de la zone, accompagnées d’investissements conséquents sur les plans économique, technologique et humain, devront être appliquées conjointement afin d’assurer la sécurité de la frontière et d’envisager l’établissement de projets de développement.
Vignette : Stade des 20 ans de l’indépendance à Khoudjand (Tadjikistan), 31 mars 2025 (Photo réalisée par l’auteur).
* Constant HENRIO est diplômé du Master 2 d’Etudes russes et post-soviétiques à l’université Paris Nanterre, spécialisé sur les enjeux géopolitiques, sociaux et sécuritaires des pays de cet espace et, notamment, du Caucase du Sud.