Azerbaïdjan et Turkménistan: les enjeux d’un rapprochement

L’inauguration du gazoduc Turkménistan-Chine en décembre 2009 a remis sur le devant de la scène l’idée de la diversification des voies d’exportation du gaz turkmène (jusqu’à présent orientées vers la Chine, l’Iran et la Russie) et, par là, d’une hypothétique vente à l’Europe.


Elle pose en outre la question de la résolution du différend qui oppose l’Azerbaïdjan et le Turkménistan. En effet, ces deux pays n’arrivent pas à s’entendre sur le partage des gisements frontaliers de la mer Caspienne, ainsi que sur le transit du gaz turkmène via l’Azerbaïdjan. Pendant ce temps, cet or gris est expédié vers la Chine et la Russie.

La disparition du président turkmène Saparmourat Niazov, en décembre 2006, avait nourri beaucoup d’espoirs quant à l’ouverture du pays aux investisseurs étrangers, compagnies pétro-gazières en tête. Celles-ci, encouragées par l’Union européenne et les États-Unis, se sont ruées vers l’eldorado gazier qu’est censé être le Turkménistan. Et si de nombreuses entreprises (ENI, Itera et RWE notamment) ont depuis investi dans le offshore et négocient encore leur entrée sur le onshore turkmène, la problématique du transport de gaz turkmène vers l’Europe reste entière. Aussi, il est aujourd’hui important de s’interroger sur les conséquences que pourrait avoir la ruée vers l’or gris turkmène sur l’amélioration des relations entre l’Azerbaïdjan et le Turkménistan.

Aux origines du différend entre Achgabat et Bakou

Du temps de l’Union soviétique, l’Azerbaïdjan et le Turkménistan étaient très liés. Ce dernier était en effet en charge de l’approvisionnement gazier du premier, via le réseau de transport russe. En échange, Bakou envoyait au Turkménistan du matériel pour construire des infrastructures d’exploitation pétrolière et gazière. La disparition de l’URSS a rompu ce lien et, du jour au lendemain, Bakou a été privé de gaz tandis qu’Achgabat n'a plus reçu le matériel nécessaire à la production des hydrocarbures. Cette rupture n’a pas été sans conséquences diplomatiques, chaque pays considérant que l’autre était responsable de l’interruption de ces échanges.

A ce ressentiment s’est ajoutée la question de la délimitation des eaux territoriales et du partage des gisements de la mer Caspienne. Avant même la chute de l’URSS, Bakou avait commencé à négocier avec les compagnies pétrolières internationales l’exploitation des réserves de pétrole au large de sa côte. Ces discussions ont profondément irrité Achgabat, qui considérait que certains gisements, notamment celui de Chirag (connu au Turkménistan sous le nom d’Osman), lui appartenaient. Les autorités turkmènes ont ainsi fait part de leur mécontentement aux acteurs concernés. Cette stratégie n’a été que relativement payante puisque, si les firmes de taille moyenne ont préféré se tourner vers des gisements sûrs politiquement (c’est notamment le cas de la société américaine Pennzoil, qui a fait le choix d’investir dans le champ de Gouneshli), les majors de l’industrie, telles Amoco ou BP, n’ont eu aucune hésitation à discuter de ceux d’Azéri et Chirag.

Aussi, lorsque l’accord de partage de production des gisements Azéri-Chirag-Gouneshli a été signé entre l’Azerbaïdjan et dix compagnies pétrolières internationales, en septembre 1994, Achgabat s’est joint aux protestations de la Russie, pour qui tout contrat énergétique était illégal en l’absence d’accord sur le statut de la mer Caspienne. Cette question est restée longtemps vivace et, en 2006, le Turkménistan envoyait encore des courriers tous les trois mois à BP, pour protester contre l’exploitation de ces gisements.

Une nouvelle étape a été franchie en 1997 dans les relations entre Achgabat et Bakou, lorsque l’Azerbaïdjan a décidé d’exploiter le gisement de Kapaz, connu aussi sous le nom de Serdar, en partenariat avec les Russes Lukoil et Rosneft. Situé à 40 kilomètres du gisement d’Azéri, il a été découvert en 1959 ; déjà, du temps de la domination soviétique, son exploitation était source de débats entre les républiques d’Azerbaïdjan et du Turkménistan. En réponse à l’accord conclu par les Azerbaïdjanais avec les Russes, Achgabat avait entamé des négociations avec la compagnie américaine Mobil pour le même gisement, en juin 1998.

S’en est suivie une rupture des relations diplomatiques entre les deux pays, avec notamment la fermeture de l’ambassade du Turkménistan à Bakou en 2001. Les décès des présidents azerbaïdjanais Heïdar Aliyev en 2003 et turkmène S. Niazov en 2006 ont permis une reprise de ces relations. Pendant ce temps, le gisement de Kapaz/Serdar n’a connu aucun développement. Il est longtemps resté, et reste encore, un sujet sensible dans les relations entre les deux pays, en dépit du dialogue relancé par les présidents Ilham Aliyev et Gourbangouli Berdymoukhamedov.

Une diplomatie de faux-semblants ?

Il est assez difficile de définir la logique politique de la présidence turkmène sur le rapprochement turkméno-azerbaïdjanais. De prime abord, les fréquents remaniements au poste de vice-Premier ministre à l’Energie ou à la direction des entreprises énergétiques nationales, comme Turkmengaz et Turkmenneft en octobre 2009, ne contribuent pas à l’instauration d’un dialogue durable. Mais au-delà des questions de personnalités, la politique actuelle menée par le président Berdymoukhamedov ne paraît pas rechercher le consensus sur la question du partage des gisements. Que cherche à protéger -ou à défendre ?- le Turkménistan, pays dont la neutralité a été consacrée dans la résolution 50/80 des Nations unies du 12 décembre 1995, en annonçant, par exemple, la volonté de se doter d’une flottille de guerre ?

De plus, mécontent de l’absence de résultats et de la lenteur des négociations avec les Azerbaïdjanais, le président turkmène ordonne à son gouvernement, en août 2009, la préparation du dossier pour le soumettre à la Cour internationale d’arbitrage de la Chambre internationale de commerce. Bien que non contraignante, la décision de la Cour aurait néanmoins permis d’établir une position indépendante d’une instance internationale. Cette annonce est restée jusqu’à présent lettre morte mais elle a été considérée par certains analystes comme un signe à destination de l’Europe. Désireuse de poser un gazoduc transcaspien au plus vite afin de sécuriser l’apport en gaz turkmène pour le tube Nabucco, l’UE pourrait influencer l’Azerbaïdjan pour qu’elle abandonne ses prétentions sur les champs disputés afin d’éviter une longue procédure d’arbitrage qui cristalliserait tout développement avant la détermination de la frontière maritime entre les deux pays.

Sur la rive occidentale de la mer Caspienne, il existe une certaine continuité dans la politique azerbaïdjanaise hostile à l’égard du Turkménistan, en dépit du rapprochement opéré ces dernières années. La forte rivalité énergétique entre Achgabat et Bakou ne concerne pas seulement l’exploitation du gisement de Kapaz/Serdar. A la fin des années 1990, l’Azerbaïdjan et le Turkménistan se sont retrouvés en concurrence pour approvisionner le marché gazier turc. Deux projets se faisaient face: le gazoduc Transcaspien, censé transporter 30 milliards de mètres cubes de gaz du Turkménistan vers la Turquie et l’Europe; et le gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzurum, devant approvisionner la Turquie avec le gaz du gisement azerbaïdjanais de Shah Deniz découvert en 1999. Le second l’a finalement emporté, le Président d’alors, Heïdar Aliyev, refusant de voir transiter par son pays le gaz turkmène avant d’avoir vendu l’intégralité de son gaz à Ankara.

Si cette rivalité est encore vivace aujourd’hui, l’approche azerbaïdjanaise est toutefois différente. Alors que son père refusait d’engager la moindre discussion avec Achgabat, le président Ilham Aliyev négocie plus volontiers avec le Turkménistan. Bakou affirme régulièrement être prêt à voir transiter le gaz turkmène par son territoire à un tarif économiquement viable. Mais, concrètement, rien n’avance. Car, une nouvelle fois, l’Azerbaïdjan souhaite vendre l’intégralité de son gaz avant de laisser passer le gaz turkmène. L’enjeu est désormais l’approvisionnement du projet européen du Corridor Sud[1] avec le gaz issu de la deuxième phase de production de Shah Deniz. Et il est fort probable que Bakou se refusera à transporter le gaz turkmène tant que cet enjeu ne sera pas réglé. Après une politique du refus systématique, l’Azerbaïdjan a désormais opté pour une diplomatie de faux-semblants.

Vers une amélioration des relations ? L’engagement des acteurs extérieurs

Les acteurs privés ont donné une nouvelle impulsion aux relations azerbaïdjano-turkmènes. Il s’agit tout d’abord de l’offre de la société allemande RWE, membre du consortium Nabucco et dont l’objectif d’accès au gaz turkmène a donné lieu en septembre 2009 à une proposition de gazoduc d’une capacité de 5 à 10 milliards de mètres cubes, qui relierait les structures offshore déjà existantes et permettrait de capter de faibles volumes de gaz turkmène produit en mer. Une autre solution a été étudiée par la compagnie italienne ENI, active au Turkménistan depuis la signature, début 2010, d’un protocole d’accord avec Turkmengaz. Cet accord prévoit notamment la participation d’ENI aux études sur les questions de transport. Ainsi, en juin 2010, la compagnie italienne a présenté au président turkmène le projet de transport par bateau de 6 à 8 milliards de mètres cubes de gaz naturel compressé. Bien que coûteuse, cette solution offre l’avantage d’éviter l’épineuse question des frontières maritimes. Encore faut-il que, de l’autre coté de la Caspienne, le voisin azerbaïdjanais laisse le gaz turkmène transiter. Suite à la présentation de ce projet à Bakou, la compagnie azerbaïdjanaise SOCAR s’est publiquement interrogée sur la manière dont le gaz turkmène allait être transporté au-delà de la frontière.

Quant à la Russie, elle a évité toute ingérence directe dans le règlement des questions de partage de la partie sud en favorisant une politiques d’accords bilatéraux avec le Kazakhstan en 1998 et 2002 et avec l’Azerbaïdjan en 2002, afin de délimiter les zones frontalières dans le nord de la mer Caspienne. L’annonce faite en 2007 de la construction du gazoduc Pré-caspien, dirigé vers la Russie, avait clairement pour objectif de détourner le gaz turkmène d’un éventuel tube transcaspien, mais elle n’a pas connu de suite. D’autres acteurs de l’environnement géopolitique immédiat se sont gardés d’intervenir dans la médiation. La Turquie a par ailleurs préféré promouvoir la solution d’échanges (swaps) gaziers via l’Iran.

Enfin, l’Union européenne, de par son approche distinguant Asie centrale et Caucase, ne s’est engagée que laborieusement sur cette question. Mais la mise en place de la Caspian Development Corporation -un mécanisme d’achat du gaz turkmène- poserait nécessairement la question du transport jusqu’à Bakou. Le Commissaire européen à l’Energie G.Oettinger a donc proposé à Achgabat en avril dernier une médiation entre les Azerbaïdjanais et les Turkmènes, qui a abouti à une première session de travail tripartite à la fin du mois de juin 2010. Cette tentative politique suscite quelques espoirs quant à la résolution future de la question des frontières entre l’Azerbaïdjan et le Turkménistan.

Ainsi, en dépit d’une relance des discussions entre les deux parties, la question du partage des gisements de Kapaz/Serdar et de Chirag/Osman est encore loin d’être réglée. D’un côté, Bakou pratique une stratégie du pourrissement, qui se traduit par la tenue de discours de bonne volonté sans aucun acte concret en parallèle. De l’autre, au Turkménistan, le début de la construction du gazoduc intérieur Est-Ouest censé transporter le gaz du gisement de Dovletabad vers la rive turkmène, peut être interprété comme un signe positif envoyé à l’Europe et qui s’inscrit pleinement dans la politique de diversification des exportations de gaz, promue par le président Berdymoukhamedov.

Seul le récent engagement de la Commission européenne laisse entrevoir quelques espoirs de résolution du différend. Mais, pour ce faire, elle devra mener une médiation convaincante, en faisant notamment comprendre à Bakou tout l’intérêt qu’il a à laisser passer le gaz turkmène par son territoire.

[1] Le Corridor Sud est un projet d’approvisionnement de l’Union européenne en gaz. Il est composé de quatre projets de gazoducs: l’Interconnexion Turquie-Grèce-Italie (ITGI), Nabucco, le gazoduc Transadriatique (TAP) et White Stream (aujourd’hui en perte de vitesse).

* Samuel LUSSAC est doctorant en Relations internationales au sein du laboratoire SPIRIT à l'Institut d'études politiques de Bordeaux.
** Lioubov STOUPNIKOVA est doctorante en Relations internationales à l'INALCO.

Photographie : © Samuel Lussac.

244x78