Turkménistan contre Azerbaïdjan: les implications politiques et juridiques du différend autour des gisements de la mer Caspienne (1/2)

Les relations entre le Turkménistan et l’Azerbaïdjan sont compliquées depuis l’indépendance acquise en 1991, en grande partie à cause de cette mer Caspienne qui sépare les deux pays autant qu’elle les réunit, mais aussi à cause de la personnalité du premier président turkmène, Saparmourat Niazov (1991-2006) qui entretenait des rapports conflictuels avec ses homologues azerbaïdjanais et ouzbek notamment.


Le président azerbaïdjanais, Heydar Aliyev, ne s’est rendu au Turkménistan qu’une seule fois durant cette période, les 26-27 octobre 1994, et S. Niazov n’est allé qu’une seule fois à Bakou, les 18-19 mars 1996. Les relations diplomatiques ont été rompues en 2001. L’essentiel des différends concernait et concerne toujours la mer Caspienne, son découpage, et surtout le partage d’au moins trois gisements hydrocarbures qui se situent sur leur frontière maritime. S. Niazov a également accusé l’Azerbaïdjan, comme l’Ouzbékistan, de complicité après la tentative présumée d’assassinat sur sa personne de novembre 2002.

Les relations se sont arrangées après la mort de S. Niazov et l’élection du nouveau président turkmène, Gourbangouly Berdymoukhamedov en février 2007. Un mois plus tard, en mars, avait lieu une conversation téléphonique entre celui-ci et le président azerbaïdjanais, Ilham Aliyev, lui-même élu en 2003, une première depuis 1999. Le 10 juin de la même année, les deux chefs d’État se rencontraient à Saint-Pétersbourg, en marge du sommet de la CEI, entérinaient la création d’une commission intergouvernementale en charge de la coopération bilatérale et décidaient de rouvrir l’ambassade du Turkménistan à Bakou (ce sera fait le 8 avril 2008). Le 17 janvier 2008, ils signaient un accord sur la reprise des négociations sur le statut de la mer Caspienne –qui étaient suspendues depuis les années 1990– et, début avril, pour la première fois, un ministre de la Défense turkmène se rendait en Azerbaïdjan. Son homologue azerbaïdjanais a décrit leur rencontre comme « le début de relations militaires bilatérales ».

Les opérations de séduction se sont ensuite multipliées. En affirmant que « le Turkménistan reconnaît l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan et considère les territoires occupés comme une partie intégrante de l’Azerbaïdjan », le Turkménistan s’est prononcé clairement contre le droit à l’indépendance de la république du Haut-Karabagh. Les transferts d’argent entre les deux États sont rétablis le 1er mai 2008. G. Berdymoukhamedov effectue une visite officielle à Bakou les 19-20 mai 2008 et signe de nombreux accords. Une conférence commune « Pétrole et Gaz du Turkménistan et d’Azerbaïdjan » y est organisée en septembre 2008.

La crise de l’été 2009

C’est dans ce contexte de réchauffement des relations entre les deux pays que la déclaration de G. Berdymoukhamedov, le 24 juillet 2009 lors d’une session extraordinaire du Conseil des ministres retransmise à la télévision, a surpris. Après avoir entendu le rapport de Toïli Komekov, vice-ministre des Affaires étrangères turkmène, sur les dernières discussions bilatérales qui s’étaient tenues à Bakou les 15-17 juillet et n’avaient débouché sur rien, le président a affirmé que la question de la démarcation des fonds marins entre les deux pays était dans une impasse « à cause de la position intransigeante de l’Azerbaïdjan. La raison principale de cette situation est qu’il y a des gisements d’hydrocarbures situés exactement dans les zones litigieuses de la mer Caspienne. L’Azerbaïdjan revendique la propriété de ces gisements, y compris celui connu sous le nom de Promezhutochnoyee à l’époque soviétique et que nous appelons désormais notre gisement Serdar [dénommé Kyapaz en Azerbaïdjan] ». Le président a également dénoncé la décision unilatérale de Bakou de commencer à exploiter deux autres gisements contestés, ceux d’Osman et de Khazar (Chirag et Azeri en azéri), alors qu’ils « nous appartiennent ». Il a aussi regretté que seize rencontres bilatérales n’aient pas réussi à régler la question et il a demandé à son ministre des Affaires étrangères, Rachid Meredov, de saisir « la Cour Internationale d’arbitrage »[1].

Dès le lendemain, le vice-ministre azerbaïdjanais des Affaires étrangères, Khalaf Khalafov, lui répondait à la télévision azerbaïdjanaise que l’Azerbaïdjan était « prêt à défendre les intérêts de l’Azerbaïdjan par tous les moyens disponibles, y compris diplomatiques » et que « pour ce qui est des procédures en justice, si cela s’avère nécessaire, nous sommes prêts à l’envisager aussi »[2].

Un mois plus tard, G. Berdymoukhamedov enfonçait le clou en annonçant qu’une base navale et de gardes côtes serait construite à Turkmenbachi, principal port turkmène sur la mer Caspienne, « pour combattre efficacement les contrebandiers, les terroristes et d’autres forces »[3]. Il a parlé d’« acheter des navires lance-missiles » d’ici 2015. Les deux annonces ne sont peut-être pas sans rapport l’une avec l’autre. La seconde a en tout cas achevé de tendre les relations avec l’Azerbaïdjan, qui a immédiatement réagi en appelant à la démilitarisation de la mer Caspienne.

Pourquoi G. Berdymoukhamedov a-t-il fait ces déclarations ? Y a-t-il une stratégie turkmène ? La menace de poursuivre l’Azerbaïdjan devant « la Cour internationale d’arbitrage » est-elle réelle, sérieuse et crédible ? Qu’en est-il aujourd’hui ?

L’ombre de Nabucco

L’enjeu dépasse largement la question du lien entre les deux pays. Le durcissement de ton côté turkmène interrompt ou au moins freine le réchauffement des relations bilatérales, mais il compromet surtout le projet de gazoduc Nabucco, qui doit à long terme relier l’Europe aux réserves de la mer Caspienne. Dans la première phase du projet, le gaz azerbaïdjanais devrait suffire (l’essentiel viendrait du gisement de Shah Deniz). Mais, pour la seconde phase, c’est-à-dire pour développer le gazoduc à sa pleine capacité, le gaz turkmène sera nécessaire et le Turkménistan a d’ores et déjà proposé d’en fournir 10 milliards de m3 par an.

A moins que le gazoduc ne contourne la mer Caspienne en passant par l’Iran –ce qui est peu probable, en particulier parce que les États-Unis s’y opposent–, la seule manière pour le Turkménistan de rejoindre le projet Nabucco serait de coopérer avec l’Azerbaïdjan à l’endroit même de leur frontière maritime, voire, à terme, de passer par un gazoduc transcaspien (Turkmenbachi-Bakou). Ce dernier projet suscite l’hostilité des concurrents naturels, la Russie et l’Iran, qui n’apprécient pas d’être éventuellement contournés et voudraient faire de la résolution du partage de la mer Caspienne (dont on sait qu’elle n’est pas pour demain) une condition sine qua non d’un éventuel gazoduc transcaspien. En réalité, dans l’hypothèse d’un accord bilatéral entre l’Azerbaïdjan et le Turkménistan (comme il en existe déjà entre l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan et la Russie dans le nord de la mer Caspienne), ni la Russie ni l’Iran ne devraient pouvoir s’opposer à un tel projet.

Quoiqu’il en soit, si Nabucco a besoin du gaz turkmène, alors il a besoin de la coopération entre le Turkménistan et l’Azerbaïdjan. C’est pourquoi lorsque les relations bilatérales se sont réchauffées, de 2007 à l’été 2009, les espoirs que le projet Nabucco puisse se réaliser augmentaient proportionnellement; et lorsque ces relations se sont dégradées durant l’été 2009, les promoteurs du projet étaient inquiets. Le destin de Nabucco semble étroitement lié à celui de la relation entre le Turkménistan et l’Azerbaïdjan –et c’est en sachant cela que le président turkmène a pris ce virage. Il s’est servi de Nabucco pour peser sur ses ambitions territoriales en mer Caspienne, et du conflit avec l’Azerbaïdjan pour peser sur ses ambitions dans le projet Nabucco.

Cette démarche peut surprendre à première vue. Si Nabucco a besoin de la coopération entre le Turkménistan et l’Azerbaïdjan, on peut dire également que la participation du Turkménistan à Nabucco repose entièrement sur sa relation avec l’Azerbaïdjan. Autrement dit, si le Turkménistan a le moindre espoir de rejoindre le projet Nabucco, il devrait soigner ses relations avec Bakou, plutôt que souffler sur les braises comme G. Berdymoukhamedov semble l’avoir fait en juillet 2009. C’est de ce point de vue que sa déclaration est de prime abord surprenante. Il semble en effet difficile de comprendre que le même président turkmène, qui s’est efforcé d’améliorer durant deux ans ses relations avec Bakou et qui a témoigné plusieurs fois de son intérêt pour le projet Nabucco, sabote ce fragile équilibre en durcissant le ton à l’égard de l’Azerbaïdjan et en menaçant de le poursuivre en justice.

A moins qu’il ne s’agisse que d’un coup de bluff dont le but serait d’accélérer la résolution du différend entre les deux pays, qui traîne depuis trop longtemps. A moins qu’il ne s’agisse précisément d’utiliser le projet Nabucco qui a davantage besoin du Turkménistan que le Turkménistan n’a besoin de lui (10 milliards de m3 par an, c’est 4 fois moins que les importations de la Chine, 3 fois moins que celles de la Russie et 2 fois moins que celles de l’Iran), comme un levier pour faire céder l’Azerbaïdjan.

Comment interpréter la stratégie turkmène ?

Le calendrier n’est pas anodin: la sortie de G. Berdymoukhamedov a eu lieu 11 jours exactement après la signature à Ankara d’un accord entre les Premiers ministres roumain, autrichien, hongrois, bulgare et turc, ainsi que le président de la Commission européenne José Manuel Barroso, pour la construction du gazoduc Nabucco (13 juillet 2009). Et, trois jours plus tôt, le 10 juillet, le président turkmène confirmait à la télévision sa volonté d’y participer : « Le Turkménistan, fidèle aux principes de diversification de ses voies de transport énergétique sur les marchés mondiaux, envisage d’utiliser les possibilités existantes de participation à de grands projets internationaux, comme par exemple le projet Nabucco. (…) Le Turkménistan a actuellement un excédent de gaz à vendre. Nous sommes prêts à l’envoyer à n'importe quel client étranger, y compris via Nabucco ». Il y a ici un message à peine codé à Moscou, qui à l’époque n’avait toujours pas repris ses importations de gaz turkmène suite à l’explosion d’un gazoduc qui avait créé un différend entre les deux pays en avril 2009 (la Russie ne les reprendra que le 9 janvier 2010, pour un volume revu à la baisse, de 10,5 milliards de m3 –30 au maximum– au lieu de 50, et à un nouveau prix de 250 $ pour 1 000 m3).

Le président turkmène a sans doute vu une opportunité pour rappeler à l’Azerbaïdjan que, s’il voulait profiter de Nabucco, il fallait résoudre ce différend avec le Turkménistan sur les gisements de la mer Caspienne. Une autre interprétation consiste à dire que l’intervention turkmène avait pour but de freiner Nabucco, soit sous la pression de ceux qui n’ont aucun intérêt à ce que ce gazoduc voit le jour, et qui sont aussi deux partenaires historiques d’Achgabat (la Russie et l’Iran), soit tout simplement pour faire monter le prix du gaz turkmène.

La poursuite judiciaire, ou plutôt la menace de poursuite, peut déboucher sur une chose et son contraire. Soit cela freine voire paralyse Nabucco, soit, au contraire, cela permet de résoudre de manière définitive le différend entre le Turkménistan et l’Azerbaïdjan qui aurait de toutes façons freiné Nabucco en temps voulu. De ce point de vue, les déclarations de G. Berdymoukhamedov ne sont pas si hostiles qu’elles en ont l’air, et les Azerbaïdjanais pourraient être d’accord avec les Turkmènes pour mettre un terme à ce problème qui les divise depuis trop longtemps. Clarifier une fois pour toutes le tracé de la frontière maritime entre les deux pays, et la propriété des gisements litigieux, est certainement à l’avantage du projet Nabucco si le Turkménistan accepte, comme l’a prétendu G. Berdymoukhamedov, n’importe quelle décision, c’est-à-dire même celle qui lui serait défavorable.

[1] Bruce Pannier, « Flare-Up In Turkmen-Azerbaijani Dispute Latest Nabucco Challenge », RFE/RL, 27 juillet 2009.

[2] Kenan Guluzade, « Azeris baffled by Turkmen Legal Threat », Institute for War & Peace Reporting, 15 août 2009.

[3] Monterey Herald, 31 août 2009.

Voir ici la suite de l’article.

* Jean-Baptiste Jeangène Vilmer est maître de conférences en relations internationales, département de War Studies, King’s College London. Auteur de Turkménistan (Non Lieu, 2009) et Turkménistan (CNRS Editions, 2010).
www.jbjv.com

Photographie : © Bastien Merot.