Les relations entre le Turkménistan et l’Azerbaïdjan sont compliquées depuis l’indépendance acquise en 1991, en grande partie à cause de cette mer Caspienne qui sépare les deux pays autant qu’elle les réunit, mais aussi à cause de la personnalité du premier président turkmène, Saparmourat Niazov (1991-2006) qui entretenait des rapports conflictuels avec ses homologues azerbaïdjanais et ouzbek notamment.
Cet article est la suite du premier intitulé : Turkménistan contre Azerbaïdjan: les implications politiques et juridiques du différend autour des gisements de la mer Caspienne (1/2).
L’origine du différend entre le Turkménistan et l’Azerbaïdjan est que, avec la chute de l’empire soviétique, les deux Etats côtiers de la mer Caspienne (URSS et Iran) sont devenus cinq (Russie, Iran, Azerbaïdjan, Kazakhstan et Turkménistan), et que ceux-ci ne parviennent pas à s’entendre sur son découpage et le partage de ses ressources. La question du statut juridique de la mer Caspienne –un lac qui devrait être divisé en cinq portions égales (c’est la position de l’Iran), ou une mer qui devrait être divisée en fonction de la longueur des côtes de chacun (c’est celle de la Russie)– est extrêmement complexe et a donné lieu à de nombreux débats dans lesquels il n’est pas question de rentrer ici[1].
Dès 1992, le Turkménistan envoyait un document à Bakou proposant une ligne médiane de démarcation. Deux ans plus tard, en septembre 1994, l’Azerbaïdjan signait avec un consortium de compagnies étrangères dirigé par BP ce qu’on a appelé le « contrat du siècle » pour exploiter les gisements offshore Azeri, Chirag et Guneshli (ACG). Achgabat a aussitôt protesté que les deux premiers se trouvaient dans les eaux territoriales turkmènes.
La crise de 1997
C’est au cours de l’année 1997 que la dispute a pris de l’ampleur[2]. Dans une interview au Financial Times de janvier 1997, S. Niazov répète que le gisement Azeri/Khazar se trouve dans les eaux territoriales turkmènes. Le ministère azerbaïdjanais des Affaires étrangères émet immédiatement un communiqué pour protester et affirme que ce gisement « se trouve dans le secteur azerbaïdjanais de la mer Caspienne et était exploré par des spécialistes azerbaïdjanais dans les années 1970 »[3].
Le lendemain, Hasan Hasanov, ministre azerbaïdjanais des Affaires étrangères, affirme que le ministère soviétique de l’Industrie pétrolière avait en 1970 divisé la mer Caspienne en secteurs et que, selon ce découpage, les trois gisements ACG se trouvent dans le secteur azerbaïdjanais. Quelques jours plus tard, le vice-ministre turkmène des Affaires étrangères, Kepbanov, lui répond qu’en attendant que le découpage de la Caspienne donne lieu à un accord entre les cinq Etats côtiers, son régime juridique devrait être basé sur les traités entre l’Iran et l’URSS (de 1921 et 1940) –qui ne sont pas d’une grande aide pour délimiter la frontière maritime entre ce que sont aujourd’hui le Turkménistan et l’Azerbaïdjan. Il reconnaît également l’existence du découpage de 1970, et accepte de s’y plier mais affirme que, selon les cartes soviétiques, le gisement Azeri/Khazar et une partie du gisement Chirag/Osman se trouvent dans les eaux territoriales turkmènes.
La Russie, qui était jusque là restée silencieuse, intervient le 16 février pour dire qu’elle ne soutient pas les revendications turkmènes, qu’elle favorise « l’adoption d’une convention sur le statut juridique de la mer Caspienne [et qu’elle] n’a jamais reconnu aucune action unilatérale et ne le fera pas non plus à l’avenir ». Dans un rapport du 11 mars 1997, le ministre turkmène du Pétrole et du Gaz, Gotchmourad Nazdjanov, exprime l’espoir que les deux parties trouveront un compromis et note que, si ce n’était pas le cas, le Turkménistan pourrait faire appel à l’arbitrage international.
La situation empire lorsque, le 4 juillet, l’entreprise d’État azerbaïdjanaise SOCAR signe un contrat avec les compagnies russes LUKoil et Rosneft pour l’exploration et le développement du gisement Kyapaz/Serdar. Le ministère turkmène des Affaires étrangères émet une protestation officielle dès le lendemain et fait des reproches énergiques à la Russie, à la fois par la voie de la diplomatie ordinaire et publiquement lors d’une réunion de l’OSCE mi-juillet. Il est intéressant de noter que, le 6 juillet, le gouvernement turkmène a également déclaré qu’il se réservait le droit de poursuivre l’Azerbaïdjan devant une Cour internationale pour l’exploitation des gisements Azeri/Khazar et Chirag/Osman. Le 24 juillet, Terry Adams, le président de la Azerbaijan International Operating Company (AIOC) qui développe ces gisements, se dit « convaincu » que, si l’affaire allait devant une Cour, il gagnerait.
La suite est riche en développements, qu’il n’est pas utile de rappeler ici. Notons seulement que la menace de recourir à une cour internationale n’a jamais été mise à exécution, et que la pression du Turkménistan a finalement eu raison des Russes : Moscou s’est désolidarisé de Rosneft et LUKoil, qui se sont respectivement retirés du projet le 31 juillet et le 2 août. Le 31 juillet également, le premier ministre azerbaïdjanais Rasizade a immédiatement nuancé la position de son gouvernement en affirmant que « l’Azerbaïdjan n’a jamais considéré le gisement de Kyapaz comme sa propriété exclusive, puisqu’il se situe dans l’espace entre son propre secteur et celui du Turkménistan ». Et, le 2 août, le gouvernement turkmène a annoncé sa volonté de « renforcer » sa flotte militaire dans la mer Caspienne (le mot est un euphémisme puisque la flotte en question n’existait pas encore : il s’agissait plutôt de la créer). S. Niazov alors parle d’acquérir des « patrouilleurs militaires rapides » iraniens[4], ce qui fait monter d’un cran la tension. Un mois plus tard, le 2 septembre, le Turkménistan inclut le gisement Kyapaz/Serdar dans un appel d’offre international à Houston, au Texas, et menace d’y ajouter les gisements Azeri/Khazar et Chirag/Osman. L’Azerbaïdjan répond « qu’aucune compagnie sérieuse ne répondra à cette offre », à juste titre.
Blocage des négociations
En février 1998, les deux pays émettent un communiqué conjoint annonçant la création d’une Commission bilatérale pour délimiter la frontière selon la méthode de l’équidistance, classique dans la délimitation des espaces maritimes. Mais les négociateurs ne parviennent pas à s’entendre sur la situation du gisement de Kyapaz/Serdar (qui selon certains experts serait traversé par cette ligne, et se situerait au quart ou au tiers dans le secteur turkmène) et la rencontre entre les deux présidents prévue pour le mois de novembre est annulée.
En mai 2001 a lieu une rencontre entre les vice-ministres des Affaires étrangères des deux pays à Achgabat pour travailler à la délimitation de la frontière maritime. Le Turkménistan demande en outre à l’Azerbaïdjan d’arrêter l’exploitation et l’exploration des zones litigieuses. Après deux jours de discussions qui ne débouchent sur rien, ils s’accusent mutuellement de cet échec et le ministre turkmène annonce que son pays saisira « la Cour internationale d’arbitrage ».
En janvier 2005, un communiqué du ministère turkmène des Affaires étrangères, constatant l’absence de progrès dans le découpage de la mer Caspienne, affirme clairement que « la seule manière juste, légitime et civilisée de procéder serait de faire appel aux organes internationaux pertinents, dont l’arbitrage international, qui pourraient résoudre ces problèmes à la lumière des normes internationales. Par conséquent, si les négociations actuelles entre les parties ne débouchent pas sur des solutions acceptables par tous, il sera nécessaire de faire appel aux organisations internationales, dont l’ONU »[5].
Ce qu’il faut retenir de ce bref historique est simple : la déclaration de G. Berdymoukhamedov de juillet 2009 n’est en rien fracassante, nouvelle ou originale. La menace de saisir la justice internationale a été utilisée par S. Niazov à plusieurs reprises depuis 1997, sans jamais la mettre à exécution d’ailleurs. On peut même considérer la crise de l’été 2009 comme un remakede celle de l’été 1997, puisque dans les deux cas la menace de recourir à une cour internationale est suivie de l’annonce du renforcement des capacités militaires turkmènes dans la mer Caspienne. G. Berdymoukhamedov a appliqué exactement la même recette, il a durci le ton de la même manière, avec les mêmes arguments et dans le même ordre, que S. Niazov douze ans plus tôt. La seule différence est que la déclaration de 2009 a contrasté avec le contexte de dégel dans lequel elle a eu lieu et c’est pourquoi elle a semblé plus surprenante.
Quelle Cour et pour quoi faire ?
G. Berdymoukhamedov aurait parlé, à la télévision, de saisir la Cour internationale d’arbitrage, ce qui n’a aucun sens pour plusieurs raisons. Premièrement, il n’y a pas une Cour internationale d’arbitrage, mais plusieurs, dont la Cour permanente d’arbitrage (CPA), créée en 1899 à La Haye, la Cour internationale d’arbitrage de la Chambre de commerce internationale (CCI), créée en 1923 à Paris, la London Court of International Arbitration (LCIA), créée en 1891 (elle s’appelait à l’époque la City of London Chamber of Arbitration), l’Institut d’arbitrage de la Chambre de Commerce de Stockholm, créé en 1917, et bien d’autres. Le président turkmène n’a pas précisé à laquelle de ces institutions il pensait. Si sa formulation est restée ambiguë, ce n’est pas faute de savoir de quoi il parlait. Il faut ici rappeler qu’Achgabat a accueilli en juin 2005 un colloque sur l’arbitrage commercial international et que S. Niazov à l’époque s’était directement entretenu avec plusieurs experts renommés, dont Robert Briner, le président de la Cour de la CCI et Yan Paulson, le président de la LCIA. Et, en juin 2006, S. Niazov avait d’ailleurs signé un décret autorisant le ministère de la Justice à former des spécialistes du système d’arbitrage international. Si donc trois ans plus tard, G. Berdymoukhamedov est resté ambigu, c’est sans doute volontairement, car il savait que tout cela n’était qu’un coup de bluff et qu’il n’avait aucune intention de saisir qui que ce soit, pour les raisons suivantes.
Deuxièmement, le Turkménistan ne peut rien obtenir sans le consentement de l’Azerbaïdjan. On se souviendra que le gouvernement turkmène a déjà eu affaire à la Cour internationale d’arbitrage de la CCI dans les années 1990, pour résoudre un litige avec la compagnie argentine Bridas concernant l’exploitation de plusieurs gisements, et que le Turkménistan a perdu. On notera également que si l’affaire Bridas vs. Turkménistan a pu avoir lieu, c’est parce que l’accord initial entre les deux parties prévoyait que tout litige devait être réglé devant la Cour internationale d’arbitrage de la CCI. Ce qui révèle l’un des fondements de l’arbitrage international: le principe du consentement des parties. C’est pourquoi on prévoit souvent une convention d’arbitrage. En l’absence d’entente préalable, l’une des parties peut au bout d’un processus long (5 à 7 ans probablement dans le cas de la CCI), obtenir une décision, mais qui ne sera pas contraignante pour celle qui n’a pas consenti à cet arbitrage. Autrement dit, menacer comme le fait le président turkmène de saisir une Cour internationale d’arbitrage n’a pas beaucoup de sens si l’Azerbaïdjan n’y consent pas, puisque la décision qu’obtiendrait éventuellement le Turkménistan et après une longue procédure n’engagerait en rien l’Azerbaïdjan. Il ne pourra donc pas y avoir arbitrage international dans l’affaire des trois gisements litigieux si le Turkménistan agit seul.
Troisièmement, les cours internationales d’arbitrage telles que celles qui sont énumérées ci-dessus ne sont compétentes que pour les questions de respect des contrats, pas pour les disputes territoriales entre États. Le Turkménistan ne peut donc pas obtenir la délimitation d’une frontière auprès d’une cour d’arbitrage. La seule institution compétente en l’espèce serait la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye, l’organe judiciaire principal des Nations Unies – à condition toutefois que le Turkménistan et l’Azerbaïdjan reconnaissent tous les deux sa juridiction dans cette affaire. Ni l’un ni l’autre n’ont pour l’instant déposé à La Haye la Déclaration d’acceptation de la juridiction obligatoire qui permet aux États parties (tous les États membres de l’ONU sont automatiquement parties à la CIJ) de « reconnaître comme obligatoire de plein droit et sans convention spéciale, à l’égard de tout autre État acceptant la même obligation, la juridiction de la Cour sur tous les différends d’ordre juridique » (art. 36, §2 du Statut). En l’absence de ces déclarations, le Turkménistan ne peut rien obtenir de la CIJ si l’Azerbaïdjan ne reconnaît pas sa juridiction dans cette affaire. Autrement dit, dans tous les cas, le problème ne peut être résolu que conjointement, avec le consentement des deux parties, et non unilatéralement comme le président turkmène le laissait entendre.
Admettons, par hypothèse, que l’Azerbaïdjan consente à porter cette affaire de délimitation territoriale devant la CIJ. Certains pensent que ce serait la meilleure manière de mettre fin au différend et de clarifier une bonne fois pour toutes la situation. Ce n’est pas si sûr. Outre le fait que la procédure est extrêmement longue et qu’il ne s’agit donc pas nécessairement du moyen le plus rapide de se mettre d’accord, l’expérience montre qu’une décision de la CIJ, si elle permet effectivement de clarifier la situation, ne met pas forcément fin au différend – loin de là. Les relations entre la Roumanie et l’Ukraine, par exemple, ne sont pas particulièrement bonnes depuis que la CIJ a coupé la poire en deux dans l’affaire de l’île des Serpents, en mer Noire, en donnant aux deux pays le droit d’exploiter les richesses gazières du plateau de l’île. Si la CIJ aboutissait à un compromis de ce type pour les trois gisements disputés de la mer Caspienne, en reconnaissant par exemple que l’Azerbaïdjan et le Turkménistan ont tous les deux le droit d’exploiter le gisement Kyapaz/Serdar, cela ne rendrait pas forcément les relations entre les deux pays plus faciles. Même si G. Berdymoukhamedov claironne aujourd’hui qu’il accepterait « n’importe quelle décision » de l’institution judiciaire à laquelle il pense (ou plutôt ne pense pas), il n’est pas certain que le moment venu la décision en question, s’il y en a une un jour, lui plaise et qu’il l’accepte sans contester. Ce qu’il faut retenir ici est que, si le but est de résoudre un différend, notamment dans l’intérêt du projet Nabucco, la voie judiciaire n’est pas toujours la meilleure.
Retour à la normale
Plus d’un an après les déclarations soi-disant fracassantes de G. Berdymoukhamedov, il n’y a toujours aucune poursuite en cours –pour les raisons juridiques que nous venons de voir. Et, en réalité, le coup de sang du président turkmène n’aura duré que quelques semaines. Le 3 septembre 2009, G. Berdymoukhamedov et I. Aliyev ont eu une conversation téléphonique au cours de laquelle le président turkmène a invité son homologue à une cérémonie marquant la première étape du rallye Silk Road 2009 dans la province de Balkan. Une semaine plus tard, le 11 septembre, ils se retrouvaient avec les présidents russe et kazakh à Aktau, pour une rencontre informelle sur la mer Caspienne à l’issue de laquelle G. Berdymoukhamedov a réitéré publiquement son intérêt pour Nabucco.
Depuis, les relations bilatérales sont revenues à la normale. En février 2010, le président turkmène a reçu le nouvel ambassadeur azerbaïdjanais à Achgabat et a parlé d’une «nouvelle dynamique» entre les deux États. En mai, l’ambassadeur en question expliquait dans les médias turkmènes que l’Azerbaïdjan et le Turkménistan étudiaient actuellement la possibilité d’une coopération dans le secteur énergétique. Et, en juin, le vice-ministre azerbaïdjanais des Affaires étrangères, Khalaf Khalafov, a affirmé que des rencontres sur la délimitation de la frontière maritime et la propriété des gisements avaient lieu régulièrement : « le potentiel des relations entre le Turkménistan et l’Azerbaïdjan permet de résoudre ce problème de manière diplomatique, par des négociations ».
L’heure n’est donc plus aux menaces, mais à la détente. Jusqu’à la prochaine crise ? L’histoire du différend entre les deux pays sur les gisements de la mer Caspienne est effectivement cyclique. Mais il y a cette fois un enjeu plus large, et surtout de plus en plus réel : le projet Nabucco, qui a autant besoin de leur coopération qu’ils ont besoin de lui pour, peut-être, réussir à finalement s’entendre. Et, en cas de problème, plutôt que d’avoir recours à une improbable voie judiciaire, il serait à la fois plus rapide et plus fécond d’envisager la médiation d’un pays qui est au cœur du projet Nabucco, et qui est également un partenaire historique de l’Azerbaïdjan comme du Turkménistan : la Turquie.
[1] Voir notamment David Allonsius, Le régime juridique de la mer Caspienne: problèmes actuels de droit international public, Paris, LGDJ, 1997 et Bahman Āqāyī, The Law and Politics of the Caspian Sea in the Twenty-First Century: the positions and views of Russia, Kazakhstan, Azerbaijan, Turkmenistan, with special reference to Iran, Bethesda, Ibex Publichers, 2003.
[2] Voir Andrew Harris, «The Azerbaidjan – Turkmenistan Dispute in the Caspian Sea», IBRU Boundary and Security Bulletin, Winter 1997-1998, p. 56-62. Voir aussi Yagmur Kochumov, « Issues of International Law and Politics in the Caspian in the Context of the Turkmenistan-Azerbaijan Discussion and Fuel Transport », Caspian Crossroads, vol. 4, no. 2, Winter 1999.
[3] Interfax news agency, Moscou, 26 janvier 1997.
[4] Komsomolskaïa Pravda, Moscou, 2 août 1997.
[5] Turkmenistan.ru (relaie les nouvelles officielles de TDH, l’agence de presse turkmène), 26 janvier 2005.
* Jean-Baptiste Jeangène Vilmer est maître de conférences en relations internationales, département de War Studies, King’s College London. Auteur de Turkménistan (Non Lieu, 2009) et Turkménistan (CNRS Editions, 2010).
www.jbjv.com
Photographie : © Alix Drugeat.
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