Balkans occidentaux : enclavés au sein de l’espace Schengen

L’espace Schengen, en supprimant les contrôles aux frontières intérieures des États membres, implique la mise en place d’une politique des frontières extérieures. Avec l’adhésion de la Croatie en 2023 et l’intégration de la Bulgarie et de la Roumanie le 31 mars 2024, on assiste à la création d’une ligne de partage qui enclave les Balkans occidentaux au sein de l’Union européenne.


conférence de presse d’Ylva Johansson, Commissaire européenne aux Affaires intérieures, et Eric Mamer, porte-parole en chef de la Commission européenne, Bruxelles, 16 novembre 2022 (copyright : Alicia Perdu/European Union)

L’élargissement des frontières extérieures de l’espace Schengen impose au nouveaux États membres d’effectuer des contrôles systématiques aux frontières extérieures de cet espace et de recourir au système d’information Schengen (SIS) ainsi qu’à la base de données sur les documents de voyages volés ou perdus d’Interpol. Avant d’intégrer l’espace Schengen, les pays doivent se préparer pendant de longues années. Plusieurs États des Balkans occidentaux, par exemple, se préparent déjà même si la perspective de leur adhésion à l’Union européenne reste encore lointaine. La Croatie, membre de l’Union européenne depuis 2013, a intégré l’espace Schengen en 2023. La Bulgarie et la Roumanie, membres de l’UE depuis 2007, n’intégreront l’espace Schengen que fin mars prochain. Ce processus n’est pas sans conséquence pour l’Union européenne elle-même, ainsi que pour l’ensemble de la région des Balkans occidentaux.

L’adhésion de la Croatie : une rupture dans l’espace ex-yougoslave

Le 1er janvier 2023, la Croatie est devenue le vingt-septième pays de l’espace Schengen (le même jour, elle a rejoint la zone euro). En réalité, cette intégration s’est faite par étapes, sur plusieurs années, et Zagreb avait pu intégrer le système d’information Schengen (SIS) dès 2017.  En 2023, les postes-frontières entre la Croatie d’une part et la Slovénie et la Hongrie d’autre part ont donc été démantelés. Dans le même temps, la zone Schengen a acquis, du fait de cet élargissement, plus de 1 350km de frontières terrestres extérieures, avec la Serbie, la Bosnie-Herzégovine et le Monténégro. Pour ces pays enclavés au sein de l’Union européenne, cette nouvelle frontière rime avec contrôles plus rigoureux aux frontières. Or, cette ligne frontalière est aussi une ligne de partage(1) ancestrale, dotée de références historiques multiples.

L’effacement des frontières entre la Slovénie et la Croatie laisse préfigurer ce que sera la région des Balkans occidentaux après l’adhésion de tous à l’Union européenne puis, un jour, à l’espace Schengen. Le rétablissement d’un espace commun au sein de l’Union européenne permettra de recréer un espace de circulation sans frontières, comme ce fut le cas au sein de la Yougoslavie. Ainsi, la disparition des postes-frontières aura également une portée symbolique forte, renvoyant aux processus d’indépendances des anciennes républiques yougoslaves au début des années 1990. Même si ce scénario semble encore lointain et incertain, aucune date d’adhésion des États des Balkans occidentaux à l’Union européenne ou à l’espace Schengen n’étant arrêtée à ce stade, les pays de la région se préparent à ces échéances. Ainsi, en Serbie, l’Union européenne a mis en place un projet financé par les fonds de pré-adhésion qui va dans ce sens avec un soutien pour le développement du Plan d’action pour Schengen(2).

Bulgarie et Roumanie : les Balkans occidentaux encore plus enclavés

À partir du 31 mars 2024, la Bulgarie et la Roumanie intégreront partiellement l’espace Schengen. Ces deux pays, membres de l’UE depuis 2007, ont négocié durant douze ans avant d’aboutir à cette intégration, après notamment un refus remarqué de l’Autriche fin 2022 pour protester contre une arrivée trop massive de clandestins sur son territoire. Après la levée de ce veto fin décembre 2023, Vienne ayant été convaincu par les assurances de meilleur contrôle des migrations illégales par Sofia et Bucarest, l’intégration partielle des deux pays a été annoncée : dès avril, les contrôles aux frontières aériennes et maritimes seront donc levés, les contrôles terrestres étant maintenus jusqu’à une date indéterminée.

Cette intégration va renforcer le contraste entre ces pays et l’espace, fragile et de plus en plus enclavé, des Balkans occidentaux. Cette nouvelle ligne de partage est également symbolique, matérialisent pour les pays des Balkans occidentaux une séparation plus forte avec l’Union européenne. On note pourtant que les trois nouveaux États Schengen – Croatie, Bulgarie et Roumanie – partagent avec les Balkans occidentaux la même préoccupation concernant l’immigration irrégulière et la lutte contre les trafics.

Gérer la route des Balkans

En effet, la nouvelle ligne de partage entre l’Union européenne et son proche voisinage se trouve également sur la « route des Balkans », trajectoire largement empruntée par les migrants durant la vaste crise de 2015 et 2016. Or, de nombreux migrants ont repris cette voie en 2023 et 2024 pour atteindre l’Europe occidentale. Pour la Croatie tout comme pour les pays voisins, en premier lieu la Serbie et la Bosnie-Herzégovine, la lutte contre le crime organisé reste une priorité : ces pays sont en effet confrontés à l’immigration illégale mais aussi aux trafics d’êtres humains, d’armes et de drogue.

Les pays de la « route des Balkans » ont depuis longtemps mis en place des moyens permettant de filtrer aux frontières(3). Cette position particulière de « sas » a été renforcée pendant la période de pandémie de Covid-19. En raison de l’instauration de mesures sanitaires, les migrants de la « route des Balkans » se sont trouvés « enfermés » dans la région. Avec la nouvelle frontière Schengen entre la Croatie et la Bosnie-Herzégovine ainsi que la Serbie, l’entrée dans l’Union européenne des migrants illégaux est plus difficile. Au cours des dernières années, les images véhiculées par les médias et les organisations non gouvernementales ont montré des refoulements, parfois violents de migrants aux postes-frontières. Dans ce contexte, il est probable que le « sas » migratoire va se renforcer sur les pays des Balkans occidentaux, et notamment en Bosnie-Herzégovine et en Serbie. La route migratoire des Balkans place donc désormais ces pays dans une position sensible face à un afflux renouvelé, reportant en quelque sorte sur eux la responsabilité d’une gestion humaine des migrants.

Les Balkans occidentaux et la gestion des frontières

Pour aider ces pays à assurer des conditions correctes tout en luttant contre les trafics et la criminalité organisée, l’UE fournit depuis quelques années déjà aux pays des Balkans occidentaux une aide à la gestion des frontières. Bruxelles finance par exemple des projets pour développer le concept de gestion intégrée des frontières, qui vise à sauvegarder la sécurité nationale, prévenir les migrations irrégulières, la criminalité transfrontalière et assurer un passage fluide des frontières pour les voyageurs légitimes. Ces mesures consistent à contrôler les frontières, analyser les risques et les renseignements sur la criminalité, détecter la criminalité transfrontalière mais aussi à mettre en œuvre une coopération inter-institutionnelle et internationale.

Les pays des Balkans occidentaux ont en outre mis en place des systèmes nationaux de bases de données personnelles et de relevés des empreintes digitales. Ils préparent des bases biométriques nationales pour les empreintes digitales des demandeurs d'asile et des personnes en situation irrégulière afin de renforcer les capacités d'échange de données dans le système EURODAC(4), qui est l'un des trois systèmes informatiques à grande échelle créés au niveau de l'Union européenne dans le domaine de la justice et des affaires intérieures. Ces systèmes permettent la maîtrise des flux et la sécurité ainsi que la lutte contre la criminalité liée aux flux migratoires. Depuis février 2016, un Centre européen de la lutte contre le trafic des migrants a par ailleurs été mise en place au sein d’Europol. Tous ces dispositifs permettent une gestion des frontières plus efficace et répondent à des besoins européens : dans la région des Balkans occidentaux, lieu de passage privilégié et porte d’entrée dans l’Union européenne pour les migrants, ces instruments tiennent une place centrale. Leur utilisation peut en outre être perçue comme une première étape dans le rapprochement, souhaité par ces pays, avec l’UE.

 

Notes :

(1) Mirjana Morokvasic-Muller, « Balkans : les exclus de l’élargissement », Hommes et migrations, n° 1230, 2001, pp. 81-93.

(2) Development of the Schengen Action Plan.

(3) Nebojsa Vukadinovic, « Élargissement des frontières Schengen et de la zone euro : quelles conséquences pour les Balkans occidentaux ? », La Lettre de l’Est, n° 33, 2023.

(4) Système européen de comparaison des empreintes digitales des demandeurs d’asile. EURODAC est présenté comme le bras armé du dispositif de Dublin : « Le principe du règlement Dublin est qu’un seul État européen est responsable de la demande d’asile d’une personne ressortissante d’un État tiers. »

 

Vignette : conférence de presse d’Ylva Johansson, Commissaire européenne aux Affaires intérieures, et Eric Mamer, porte-parole en chef de la Commission européenne, Bruxelles, 16 novembre 2022 (copyright : Alicia Perdu/European Union).

 

* Nebojsa Vukadinovic est enseignant à Sciences Po Paris (campus de Dijon) et chercheur associé à l’IRM-CMRP.

Lien vers la version anglaise de l’article.

Pour citer cet article : Nebojsa VUKADINOVIC (2024), « L’élargissement de la zone euro dans les Balkans », Regard sur l'Est, 19 février.

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