Aliaksandr Loukachenka, réélu quatre fois depuis son arrivée au pouvoir en 1994 malgré les contestations de l’OSCE et des sondages indépendants(1), s’est lancé le 9 mai 2020 dans une nouvelle campagne présidentielle en vue du scrutin du 9 août. Mais les choses ne semblent pas vouloir se dérouler tout à fait comme prévu.
Quinze candidats potentiels ont fait enregistrer leurs groupes d’initiative auprès de la Commission électorale centrale (CEC) et rassemblé, entre le 21 mai et le 19 juin, les 100 000 signatures requises. La CEC annoncera son verdict entre le 5 et le 14 juillet.
Dans un contexte de persistance d’un régime bélarusse autoritaire où les élections ne relèvent pas de la réelle mise en concurrence des candidats, une partie de la communauté démocratique appelle à boycotter ce scrutin afin de ne pas contribuer à légitimer les autorités en place. Le célèbre philosophe et journaliste Vladimir Matskevitch a ainsi tenté, lors de débats télévisés diffusés par des chaînes privées, de convaincre des leaders de l’opposition de ne pas se présenter à ce scrutin et les médias privés de ne pas le couvrir. En vain, alors que la campagne a déjà réveillé de vastes espoirs de changement.
La stratégie de l’opposition de centre-droit
Dès mars-avril, la coalition de quatre partis de centre-droit (le mouvement Pour la liberté, le Parti civique uni, le Front populaire bélarusse et le parti Démocratie chrétienne bélarusse) a décidé d’organiser des primaires destinées à désigner un candidat unique. Des différends liés à l’intervention des autorités lors du vote dans les régions ont toutefois perturbé l’entreprise, entraînant le retrait de la course de deux candidats, en signe de protestation. Trois candidats – Mikalay Kazlou du Parti civique uni, Volha Kavalkova du parti Démocratie chrétienne bélarusse et Yury Hubarevitch du mouvement Pour la liberté – ont donc tenté de participer à la seconde étape de la procédure – le vote par Internet. Tout en dénonçant le fait que le calendrier électoral contraint et la pandémie de Covid-19 n’aient pas permis de mener ces primaires à terme (la dernière étape – le vote au Congrès des forces démocratiques qui rassemble l’ensemble des partis de centre-droit, prévu fin mai – n’a pas pu se tenir), ils ont décidé de former un groupe d’initiative commun et, plutôt que de rassembler les signatures demandées (en l’absence de candidat unique et dans le contexte sanitaire perturbé), d’utiliser cette période pour passer leurs messages politiques aux citoyens, en toute légalité.
Des candidats hors opposition classique
La première surprise de cette campagne a été la candidature de Valery Tsepkalo, ambassadeur du Bélarus aux États-Unis et directeur du Parc des hautes technologies de Minsk. La publication sur les réseaux sociaux d’une critique acerbe concernant la situation économique et le manque de libertés individuelles au Bélarus, sans pour autant désigner le Président comme responsable de ce résultat, l’a fait entrer de plain-pied dans la campagne. Depuis qu’il a adressé des piques virulentes au chef de l’État et affiché sa solidarité avec d’autres candidats alternatifs, il est clair qu’il incarne l’opposition d’un ancien collaborateur mécontent de l’attitude de son mentor d’hier.
Une autre personnalité connue des médias privés mais qui a créé la surprise en rassemblant un groupe d’initiative d’environ 10 000 personnes (contre environ 800 pour V. Tsepkalo) est Victor Babariko, ancien directeur de la banque Belgazprombank. Il a démissionné quelques jours avant d’annoncer sa candidature, le 12 mai. Les médias publics pro-Loukachenka ne l’ont pas épargné, le présentant comme incarnant la haute bourgeoisie financée par l’industrie énergétique russe, mais évitant toutefois d’accuser les autorités russes de se mêler de l’élection. La communauté pro-démocratique active sur les réseaux sociaux, elle, a plutôt vu en lui un patriote bélarusse, se référant à ses œuvres de bienfaisance. Quelques voix, minoritaires, ont évoqué son rapport trouble à la Russie, citant ses quelques interviews ambiguës concernant l’intégration avec la Russie, la privatisation des entreprises ou les héros historiques chers à l’opposition nationaliste.
V. Babariko et V. Tsepkalo, qui se positionnent tous deux en faveur de l’alternance politique et du rétablissement de la balance des pouvoirs dans le pays, ont en outre en commun d’avoir adopté une position assez neutre sur certains sujets sensibles, tentant à l’évidence de réconcilier les opposants fervents d’A. Loukachenka et ses potentiels soutiens hésitants. Contrairement à l’opposition de centre-droit qui adopte par exemple des positions très claires concernant l’identité nationale bélarusse, Babariko et Tsepkalo, eux, ont jusqu’ici refusé d’éclaircir leurs postures par rapport aux symboles bélarusses et à la langue officielle, invitant à un débat public sur ces sujets. De même, plutôt que prôner un objectif d’intégration à l’Union européenne, ils se positionnent comme partisans de la « multivectorialité ».
Les bloggeurs, un nouveau type de leaders de protestation
L’opposition bélarusse, qui n’est pas représentée dans les institutions d’État depuis 1996, s’est transformée en un « mouvement de résistance », expression utilisée par Alexandra Goujon pour souligner le passage à un type de mobilisation étendue à la société civile, aux médias, aux syndicats et aux intellectuels(2).
Depuis peu, il convient de faire entrer les bloggeurs dans ce groupe. Ils étaient jusqu’ici peu connus des médias bélarusses indépendants à la fois parce que nombre d’entre eux sont installés en province, et parce qu’ils ont précisément tendance à se passer des médias traditionnels pour faire passer leurs messages : la chaîne Youtube du bloggeur Serguei Tihanovskij Strana dlya zhizni (Le pays pour la vie) compte par exemple plus de 200 000 abonnés. Ses vidéos et interviews avec des citoyens bélarusses, dans lesquelles il met l’accent sur les injustices du régime, rencontrent un certain succès, attirant un électorat des classes pauvre et moyenne et faisant de lui une personnalité capable de récupérer une partie de l’électorat traditionnel du Président en exercice.
Les représailles à l’encontre des candidats potentiels favorables aux actions protestataires
Dès qu’il a annoncé, le 6 mai 2020, son intention d’enregistrer un groupe d’initiative, S. Tihanovskij a été arrêté par la police, ainsi que des dizaines de ses supporters. La CEC a par ailleurs refusé d’enregistrer son groupe d’initiative. Alors qu’il purgeait son mois de détention administrative, sa femme Svetlana a enregistré avec succès à son propre nom un groupe d’initiative. Libéré le même jour – avant terme – son mari a alors déclaré que sa nouvelle stratégie serait d’appeler au boycott du scrutin et d’encourager des actions protestataires. Toutefois, Svetlana Tihanovskaïa a, elle, maintenu son approche ; elle aurait déjà présenté à la CEC les signatures nécessaires pour se porter candidate.
Les 29 personnes (sur 55) qui ne sont pas parvenues à enregistrer leurs groupes d’initiative auprès de la CEC, sont des « candidats de protestation » issus de l’équipe de Mikalay Statkevitch, chef du parti non enregistré Hramada populaire (Assemblée populaire). Aux termes du code électoral, M. Statkevitch ne peut lui-même se présenter à l’élection du fait de son casier judiciaire : adversaire d’A. Loukachenka lors du scrutin de 2010, il a en effet passé cinq ans en prison pour des raisons politiques. Seul un « candidat de protestation » lié à M. Statkevitch a vu la CEC enregistrer son groupe d’initiative : sa stratégie consiste à exprimer légalement son opposition au régime mais il ne souhaite pas rassembler les signatures et entend plutôt protester après le scrutin contre son résultat truqué.
Dans le contexte sanitaire actuel, les groupes d’initiative ont d’ailleurs pour la plupart délaissé la course aux signatures via le porte-à-porte et ont opté pour des piquets organisés dans les rues(3). Dès la mi-mai, des milliers de personnes sont sorties dans les rues un peu partout dans le pays afin de recueillir des signatures pour des candidats alternatifs à A. Loukachenka. Les files les plus longues ont été observées en faveur de S. Tihanovskaïa mais nombre de citoyens ont signé pour plusieurs candidats alternatifs à la fois.
Plus classique, la stratégie du Président aurait été d’utiliser la ressource administrative et d’obtenir des signatures en sa faveur de la part des salariés du secteur public (enseignants, médecins…). Mais elle consiste aussi à faire arrêter systématiquement les opposants les plus dangereux : c’est ainsi que le mari de S. Tihanovskaïa a été arrêté le 29 mai, au moment où son slogan « Stop tarakan » (Stop le cafard)(4) commençait à gagner en popularité. Détenu sous un faux prétexte, il a fait l’objet d’une perquisition dans sa maison de campagne, au cours de laquelle 900 000 dollars auraient été opportunément retrouvés. Le 29 mai, Mikola Statkevitch a été à son tour arrêté par des policiers en civil avant, quelques jours plus tard, son « candidat de protestation ». Un autre membre charismatique de l’opposition, Pavel Sevyarynets, leader des manifestations contre l’union avec la Russie en décembre 2019, a été appréhendé le 7 juin.
La montée des répressions
Dans le cadre des tentatives d’amélioration des relations avec l’UE et les États-Unis depuis 2013, les autorités bélarusses ont tendance à privilégier les amendes ou les arrestations administratives sur les emprisonnements. Ainsi, entre le 1er mai et le 4 juin, selon le Centre international des initiatives civiques Nach dom (Notre maison), 238 personnes ont été arrêtées, elles ont reçu 857 jours d’arrestation administrative et plus de 6 000 euros d’amendes. Toutefois, S. Tihanovskij et sept membres de son groupe d’initiative, inculpés au titre d’articles criminels, risquent plusieurs années de prison. De peur des provocations, S. Tihanovskaïa a renoncé à organiser des piquets dans les grandes villes. Ainsi débarrassées des personnalités en vue du mouvement protestataire, les autorités ont ensuite élargi les représailles à V. Babariko, le candidat le plus populaire (il aurait rassemblé 434 984 signatures, soit quatre fois plus que nécessaire).
Puis, le 11 juin, 15 membres de la direction de Belgazprombank ont été arrêtés, suspectés des crimes financiers. La chaîne tv publique Belarus-1 a annoncé le 14 juin que des tableaux de peintres bélarusses (dont Marc Chagall et Chaïm Soutine), acquis alors que V. Babariko était à la tête de l’établissement, avaient été saisis. La nouvelle direction de la banque a par ailleurs suspendu les paiements sur la plateforme de crowdfunding Molamola.by, réputée pour ses actions solidaires, dont certaines initiatives d’aide aux personnels soignants comme BYCOVID-19 ou le paiement des lourdes amendes infligées aux membres de l’opposition. Le 18 juin, le candidat potentiel de V. Babariko et son fils, Edouard, un des fondateurs de Molamola, ont été arrêtés.
Le 19 juin, des milliers de Bélarusses sont sortis dans les rues afin de demander la libération des prisonniers politiques. Pour respecter les principes de distanciation liés à la pandémie de Covid, ils ont formé des files de plusieurs kilomètres, avant d’être dispersés par les services de sécurité. Selon les données du Centre de défense des droits de l’Homme Viasna (Printemps), plus de 100 personnes ont été arrêtées à cette occasion, certaines de manière brutale, dont 8 journalistes ainsi empêchés de rendre compte de la manifestation. La plupart ont été relâchées quelques heures plus tard.
Cette première étape de la campagne montre que cette élection ne se déroulera pas dans l’atmosphère calme du scrutin de 2015. D’abord, comparativement aux campagnes de 2006 et de 2010, la répression se met en place très tôt. On observe ensuite l’engagement de nombreux citoyens précédemment apolitiques. Par ailleurs, les Bélarusses qui ont fait le choix de signer pour des candidats potentiels alternatifs, se sont vite unis autour de l’idée « n’importe qui sauf Loukachenka ». On constate en revanche une dépolitisation croissante des partisans du Président en exercice : lors des rares piquets organisés par les organisations qui lui sont loyales, les personnes venues signer pour lui ont pour la plupart refusé de vanter les mérites de sa présidence.
Malgré la pandémie de coronavirus et les craintes qu’elle suscite, la mobilisation des Bélarusses est bien là. La question est maintenant de savoir si ce mouvement protestataire spontané et dénué de leader qui a surgi le 19 juin va prendre de l’ampleur ou sera vite étouffé.
Notes :
(1) Nous nous référons aux sondages de l’« Institut non gouvernemental des analyses politiques et socio-économiques » (NISEPI), dissous au cours de l’été 2016 à la suite d’une campagne de diffamation et de harcèlements orchestrée par les autorités.
(2) Alexandra Goujon, « Le ‘loukachisme’ ou le populisme autoritaire au Bélarus », Politiques et sociétés, Vol. 21, n° 2, 2002, p. 30.
(3) Rencontre du club analytique d’experts « Comment mener une campagne électorale dans le contexte du Covid-19 ? », Nache Mnenie (Notre opinion), Belarusian Institute of Strategic Studies (BISS), Belarus Press Club, 6 juin 2020.
(4) Le slogan « Stop le cafard » fait référence au poème de Korneï Tchoukovski « Tarakanich » (le gros cafard) dans lequel des animaux sont effrayés par un cafard qui, finalement, sera mangé par un moineau. Les partisans de S. Tihanovskij viennent ainsi aux piquets une pantoufle à la main.
Vignette : Manifestation du 19 juin à Minsk : les participants ont formé une chaîne humaine de 4 km dans la capitale (photo Nadzeya Buzhan, avec l’aimable autorisation de Nacha Niva).
* Ekaterina Pierson-Lyzhina est doctorante en sciences politiques à l’Université libre de Bruxelles.