"Je m'en vais. Sans être parvenu au terme de mon mandat. J'ai compris que je devais agir ainsi. La Russie doit entrer dans le nouveau millénaire avec des personnalités politiques nouvelles, de nouveaux visages, des hommes nouveaux, intelligents, forts et énergiques. Tandis que nous, nous qui sommes au pouvoir depuis de nombreuses années déjà, nous devons nous effacer."[1]. C'est ainsi que Boris Eltsine a annoncé le 31 décembre 1999 qu'il quittait la présidence de la Fédération de Russie. Un acte inattendu de la part d'un dirigeant souvent surprenant et impulsif, ayant changé quatre fois de premier ministre depuis le début de son deuxième mandat, en 1996.
Les faits d'armes d'un combattant de la politique
Il mettait ainsi fin à une décennie de pouvoir en Russie, depuis son élection comme président de la Fédération le 12 juin 1991. Une décennie de transition, généreuse en actes historiques mais aussi, et peut-être surtout en déceptions, décennie que symbolise Boris Eltsine. Un évènement l'a fait entrer dans l'histoire : le putsch manqué du 19 août 1991 : il fonde là sa légitimité de résistant et de chef, d'opposant et de démocrate. Conscient de l'importance du moment, Boris Eltsine écrit dans sa seconde autobiographie Sur le fil du rasoir [2]: "Je considère que le Vingtième siècle s'est achevé le 19 et le 21 août 1991.[...]. L'échec du putsch est un événement global et planétaire".
A propos de sa conférence de presse, donnée devant la Maison Blanche, et qui a contribué à fonder le personnage Eltsine, il écrit : "Je suis monté sur le char et je me suis redressé. Peut-être est-ce à ce moment là que j'ai clairement senti que nous allions gagner, que nous ne pouvions pas perdre [...] Je saute du char et, quelques minutes plus tard, je suis de retour dans mon bureau. Mais je suis alors un tout autre homme."
A ce personnage frondeur s'oppose l'image du parfait gestionnaire communiste, qui est celle des années de formation d'Eltsine : originaire de Boutka, près de Sverdlovsk (aujourd'hui Ekaterinbourg), dans l'Oural, Boris Eltsine est chef de l'organisation locale du parti en 1968, à 37 ans. En 1976 il devient premier secrétaire du comité régional du PC de Sverdlovsk, et député du Soviet Suprême. Cette ascension n'est pas celle d'un opposant : ce n'est en fait qu'après l'arrivée de Mihkaïl Gorbatchev qu'il se manifeste, devenant ainsi un personnage inévitable de la vie politique russe, et un homme politique très populaire. Son élection à la présidence de la fédération de Russie, le 12 juin 1991, dès le premier tour avec près de soixante pour cent des voix, en est l'illustration.
Désormais homme d'Etat, Boris Eltsine devient un personnage très observé, mais aussi très critiqué -comme l'illustre sa marionnette "Boriska", héroïne d'une émission satirique hebdomadaire de la chaîne NTV. Eltsine apparaît comme un personnage multiple, ayant des relations ambivalentes avec le pouvoir, la démocratie et la politique.
Boris l'autocrate...
Viatcheslav Kostilov, son ancien porte parole, affirme : "je crois que Boris Nikolaïevitch n'a jamais eu sa propre idéologie, ses propres convictions démocratiques. Son idéologie, son amie sa maîtresse, sa passion, c'est le pouvoir" [3].Viatcheslav Igrounov, député libéral et directeur d'un institut de recherche en science politique et humaine, déclare lui aussi : "Eltsine, c'est le pouvoir, le pouvoir à tout prix."[4]. Eltsine lui-même, sans revendiquer son goût pour le pouvoir, affirme dans son livre la nécessité d'un pouvoir fort, le pouvoir présidentiel : "Pour dire les choses carrément, il faut qu'il y ait dans le pays quelqu'un qui commande. Voilà tout."
Les opposants à Eltsine ont beaucoup insisté sur ce penchant pour le pouvoir, jetant le doute sur les convictions démocratiques du dirigeant. Alexandre Podrabinek, ancien prisonnier politique et défenseur des droits de l'homme déclarait ainsi dans Le Monde du 3 janvier 2000 : " Le but de Eltsine n'était pas d'établir la démocratie en Russie. [ …] Eltsine n'aurait pas accepté de perdre les élections. Il n'y a jamais eu de changement démocratique dans toute l'histoire de la Russie. Le jour où cela arrivera, une étape sera franchie. "
…contre Eltsine l'instigateur de la démocratie
Toutefois, Eltsine, à l'épreuve des faits, n'a pas limité la démocratie comme on aurait pu s'y attendre. Comme l'explique Piotr Morozov [5]: " malgré son autoritarisme, Eltsine nous a inculqué un principe : le pouvoir ne s'octroie que par les urnes ". Le bilan " démocratique " d'Eltsine existe surtout en négatif, comme l'explique Nicolas Troitski au Monde : " Eltsine se distingue surtout par ce qu'il n'a pas fait : " il n'a pas supprimé la liberté de parole, pas annulé les élections. ". Dans Sur le fil du rasoir, l'auteur se livre même à un petit exercice d'autosatisfaction : " Contester l'autorité cesse d'être en Russie, un acte qui met la vie en jeu. Enfin! "
Ces acquis ne dissimulent pas les différents écueils de la présidence Eltsine : les deux guerres en Tchétchénie (qui ont fait de nombreuses victimes et marginalisé la Russie diplomatiquement), et les événements d'octobre 93 (la lutte entre le Parlement et le président a causé plus d'une centaine de morts. L'ouvrage de Eltsine est à ce sujet un essai permanent d'autojustification, même si il y reconnaît quelques erreurs : " La Russie était lasse de l'arbitraire. Et voilà que le premier président désigné par le suffrage populaire enfreignait la loi. Fût-elle mauvaise, absurde et mît-elle le pays au bord du gouffre, c'était la loi. "
Un sens de l'histoire…
Si la fibre démocratique d'Eltsine est mise en doute, personne ne conteste son sens politique et historique. Sa réélection au poste de président de la Fédération de Russie, en 1996 en est un bel exemple. En mauvaise position, il réussit à conserver son mandat, en se présentant comme " le candidat du moindre mal " et en utilisant des formules à l'emporte pièce telles que : " j'y suis, j'y reste " ou " c'est moi ou c'est le chaos ". Piotr Morozov souligne cette faculté : " Eltsine possède un don fantastique pour trouver au bon moment les hommes dont il a besoin, en tirer le meilleur et comprendre à temps que l'époque a changé et qu'il faut des hommes nouveaux ". Même, dans sa sortie, le président fatigué fait preuve d'un certain sens politique. Sa démission lui permet d'obtenir l'amnistie judiciaire pour lui et sa famille, d'avoir un titre de " premier président de la Russie " plutôt que d'être qualifié d'ex-président, et de conserver les attributs d'un homme d'Etat : résidence officielle, limousine et bureau au Kremlin.
…mais des talents de réformateur limités
Ce sens politique n'implique pas une vision politique, que manifestement Boris Nikolaïevitch ne possède pas. Cette absence de projet est un des reproches majeurs que lui ont adressé les hommes politiques et la population. Les réformes politiques et surtout économiques ont été insuffisantes, permettant la mise en place d'une véritable anarchie et l'absence d'une continuité gouvernementale, principalement dans les dernières années, n'a pas facilité ces réformes.
Le journal The Economist[6]décrit la situation de 1998 : " en ce qui concerne leur président, la plupart des Russes l'avaient écarté en le considérant au mieux comme un imbécile, au pire comme un petit malin cherchant surtout à protéger sa famille et ses vieux amis des enquêtes pour corruption, corruption en laquelle la plupart des Russes croyaient. "
Un bilan plus que mitigé …
L'ambivalence du personnage comme de ses réalisations au pouvoir reflètent les difficultés propres à une période de transition dans un pays comme la Russie, sans aucune tradition démocratique. A ce propos, Eltsine a exprimé ses regrets. C'était déjà le cas dans Sur le fil du rasoir, en 1994, où il exprimait un début de désillusion., paratgé par de nombreux concitoyens : " on attendait le paradis sur terre et on a eu l'inflation et le chômage, le choc économique et la crise politique. " Au moment de prendre congé des Russes, Boris Eltsine a cette fois, formulé des regrets, en montrant ainsi tout ce que la décennie Eltsine comporte d'inachevé : " Je voudrais vous demander pardon.Parce que beaucoup des rêves que nous avions fait ensemble ne se sont pas réalisés.
Et parce que ce qui nous paraissait simple s'est avéré cruellement pénible. Je vous demande pardon pour ne pas avoir justifié les espoirs de ceux qui croyaient que d'un seul coup, d'un seul bond, nous pourrions quitter la grisaille, la stagnation, le totalitarisme du passé pour aborder un avenir radieux, prospère et civilisé. " . Un sens certain de la formule, qui ne suffit pas à dissimuler les échecs d'un homme au pouvoir.
Par Clémentine BLONDET
Vignette : Boris Eltsine (Presidential Press and Information Office)
[1] "Allocution de Boris ELTSINE, le 31 décembre 1999, à la télévision russe" , Polit.ru (site Internet), Moscou, Courrier International du 06-01-00.
[2] ELTSINE, Boris, Sur le fil du rasoir, édition française, Paris, Albin Michel, 1994, 435 p.
[3] FRANCOIS, Didier, SOULE, Véronique, "De l'ancien au nouvel apparatchik" in] Libération, le 3 janvier 2000.
[4] FRALON, José-Alain, JeGO, Marie, KRAUZE, Jan, "Boris Nikolaïevitch, l'imprévisible" in Le Monde, 3 janvier 2000.
[5] MOROZOV, Piotr -" Eloge d'un "destructeur généreux" ,in Argoumenti i facti Repris par Courrier International, 06 janvier 2000.
[6] "Yeltsin's legacy", in The Economist, 8-14 janvier 2000.