Les élections générales qui ont eu lieu le 3 octobre 2010 en Bosnie-Herzégovine ont semblé marquer une rupture, avec la percée du Parti social-démocrate (SDP), formation multinationale qui prône la constitution d’un État citoyen débarrassé des clivages nationalistes. Cependant, plus de quatre mois après le scrutin, la Bosnie n’a toujours pas de gouvernement.
Entretien avec Eléonore Loué-Feichter, rédactrice en chef pour la Bosnie-Herzégovine au Courrier des Balkans.
Quelles leçons peut-on tirer des élections générales d'octobre dernier ?
Eléonore Loué-Feichter : Les citoyens, ainsi que la communauté internationale, attendaient beaucoup de ces élections. Malheureusement à l’heure actuelle, la Bosnie-Herzégovine n’a toujours pas de gouvernement. Les négociations piétinent et la grogne sociale monte.
Rappelons tout d’abord que l’État de Bosnie-Herzégovine, dont la capitale est Sarajevo, est formé de deux entités : la Fédération de Bosnie-Herzégovine, croato-musulmane (dont la capitale est également Sarajevo), elle-même divisée en dix cantons, et la Republika Srpska (dont la capitale est Banja Luka). La complexité de la structure institutionnelle du pays, mise en place par les accords de Dayton et marquée par une dispersion des pouvoirs entre l’État central, les entités et les cantons reflète la difficulté à mettre en place un État uni accepté par tous et n’est pas propice à la mise en œuvre de réformes pourtant plus que nécessaires. Ainsi, les compétences des institutions centrales demeurent réduites au minimum tandis que des responsabilités considérables sont conférées aux entités et aux cantons.
En octobre 2010, les Bosniens ont élu les membres de la présidence tripartite tournante (un Bosniaque -ou Musulman de Bosnie-, un Croate et un Serbe), les représentants du Parlement central, des Parlements des deux entités et des Parlements des 10 cantons de la Fédération. De manière générale, on constate que les Serbes de Bosnie votent encore et toujours pour les partis nationalistes, le SNSD (Parti des sociaux-démocrates indépendants) de Milorad Dodik en tête. Les Croates font de même, avec une écrasante majorité de voix pour le HDZ (Communauté démocratique croate). Le grand changement a eu lieu du côté des Musulmans de Bosnie. On était habitué à la victoire récurrente du SDA (Parti de l’action démocratique). Ce parti a tout d'abord été affaibli par l'apparition du SBB-BiH (Alliance pour un avenir meilleur pour la Bosnie-Herzégovine) de Fahrudin Radončić, propriétaire du principal groupe de presse du pays[1]. Bien que ce nouveau parti ait rassemblé dans ses rangs de nombreux businessmen en faillite, il présentait une bonne alternative au SDA, du fait de son orientation résolument pro-bosniaque. Néanmoins, la surprise a été de voir la lassitude des Musulmans face à ces discours nationalistes, ce qui a permis la victoire incontestable du parti social-démocrate SDP, en particulier grâce aux populations urbaines.
J'ai d'ailleurs été choquée par tous les articles de journaux étrangers disant que les Bosniaques avaient soutenu en majorité le SDA. C'est faux ! Cette affirmation se base sur le fait que l’élu bosniaque de la présidence vient du SDA (Bakir Izetbegović). Bien sûr, puisque le SDP a présenté un candidat croate. Chaque parti choisit de présenter un candidat (croate, bosniaque ou serbe) à la présidence tripartite. Or, lors des élections et selon la Constitution de Bosnie-Herzégovine, les citoyens de Republika Srpska sont obligés de voter pour un membre serbe tandis que les citoyens de la Fédération peuvent eux voter pour un membre bosniaque ou un membre croate. Et c'est ce qui s'est passé. Un grand nombre de Bosniaques ont voté pour l’un des candidats croates, Željko Komšić, du fait de son appartenance au parti SDP. Cela a d'ailleurs fait un tollé parmi les Croates nationalistes qui ont alors affirmé que Željko Komšić n'était pas un Croate «authentique» car il est membre du SDP, un parti multiethnique... !
Il suffit de voir les résultats en Fédération, qui ne reflètent pas les pourcentages ethniques, pour en avoir la preuve : 60,61 % pour Komšić et 34,86 % pour Izetbegović.
On peut donc enfin parler de POLITIQUE en Bosnie (en tout cas dans la Fédération...). Les Bosniaques (Musulmans) n'ont pas voté pour le candidat qui représentait leur ethnie mais pour le candidat qui représentait leurs intérêts politiques ! Et ça, c'est une grande première depuis la guerre.
Compte tenu de l'éclatement du pouvoir en Bosnie, peut-on s'attendre à des changements politiques après ces élections, et à quel niveau ?
Eléonore Loué-Feichter
Tout d'abord, il faut souligner que rien n’est encore acquis. A tous les niveaux de gouvernement, la situation est bloquée. Le 26 janvier 2011, le Haut Représentant pour la Bosnie-Herzégovine Valentin Inzko a dû intervenir et adopter un budget temporaire pour la Fédération.
Au niveau national, le SDP est proportionnellement majoritaire mais n’a pas obtenu la majorité absolue. Depuis les élections, trois coalitions (plus ou moins) définitives se sont formées: le SNSD et le SDS (Parti démocratique serbe) côté serbe (tous deux à tendance nationaliste), le HDZ (Communauté démocratique croate de Bosnie-Herzégovine) et le HDZ 1990 (Communauté démocratique croate 1990) côté croate (à tendance nationaliste également), le SDP (multiethnique) et le SDA (nationaliste) côté bosniaque. Le plus cocasse est que, dans chaque camp, les partis les plus farouchement opposés durant la campagne électorale forment désormais des coalitions... Les électeurs, eux, se sentent leurrés. Actuellement les pourparlers entre les différents blocs battent leur plein. Le bloc croate, qui n’était tout d’abord pas favorable à une alliance avec le bloc serbe mené par Milorad Dodik, n’y serait désormais pas si opposé. Ce bloc aurait néanmoins besoin d’un allié bosniaque pour former un bloc majoritaire. Le SBB-BIH est en pourparlers avec eux. Le SDA, refusant catégoriquement toute coalition avec le SBB-BIH, s’est allié au SDP à tous les niveaux de l’Etat. Bien que, comme je l’évoquais précédemment, ces coalitions soient plus ou moins définitives, le SDA aurait néanmoins beaucoup à perdre en décidant au dernier moment de se rallier au bloc serbe et croate SNSD/HDZ, étant ainsi privé de potentiels postes ministériels, au niveau des cantons notamment.
Au niveau de l’Etat, on en est là. Le SDP affirme vouloir arriver à une « plateforme de programme » et, malgré des pourparlers avec chacun des partis majoritaires serbes et croates, il n'est parvenu à aucun accord. Dans un communiqué, le conseil exécutif du SDP a déclaré que, si un bloc nationaliste était formé, le SDP ne souhaitait pas y participer et représenterait alors l'opposition, une opposition forte.
En Republika Srpska, aucun changement politique n'est à prévoir puisque rien n'a évolué. On attendait beaucoup de la petite formation Nouveau parti socialiste de Zdravko Krsmanović, maire de Foča[2], seul parti à encourager un dialogue constructif entre les nations constitutives de Bosnie-Herzégovine. Cependant, il a obtenu un score extrêmement faible, montrant ainsi à nouveau que la plupart des citoyens de Republika Srpska restent hermétiques à ce genre de discours. Le SNSD est toujours le parti dominant de RS et le gouvernement y est déjà formé : coalition SNSD et SDS (Parti démocratique serbe, fondé par Radovan Karadžić).
En Fédération, le SDP est sorti gagnant. Il a formé une coalition majoritaire avec le SDA - musulman, le NS Radom za boljitak (le Parti Par le travail pour une amélioration) et le HSP (Parti croate des droits) - deux partis modérés, majoritairement croates mais non-nationalistes. Les pourparlers sont encore en cours, avec le HDZ par exemple, néanmoins il semble difficile que ce parti accepte d'entrer dans cette coalition puisqu’il a déjà signé une coalition avec le SNSD à tous les niveaux du pouvoir.
Pour ce qui est des cantons, le HDZ est majoritaire au sud dans les cantons d'Herzégovine (5 cantons) et le SDP majoritaire au nord (5 cantons également).
Au vu des résultats, les plus grands changements à attendre sont vraisemblablement au niveau des cantons en Fédération. En effet, le SDA autrefois majoritaire laisse désormais la place au SDP. Je nuancerais cependant mon propos en soulignant que le SDP étant en coalition avec le SDA, ce dernier va obtenir un bon nombre de sièges ministériels et risque probablement d’entraver les réformes promises par le SDP. Même en Herzégovine, où le HDZ est majoritaire, ce parti n'a pas obtenu la majorité absolue et est talonné par d'autres partis croates, plus modérés (le NS Radom za boljitak, le HSP, le NHI, le HSS, entre autres).
Au niveau de la Fédération, les grands partis nationalistes ne détiennent plus le monopole du pouvoir. Les citoyens ont exprimé leur désir de changement. Les partis habitués à l'opposition sont maintenant passés sur le devant de la scène. Mon sentiment est que l'on peut s'attendre à des évolutions au niveau de la Fédération et dans certains cantons de cette entité. En Republika Srpska, aucun changement n'est à espérer. Au niveau national, tout dépend de la tournure que vont prendre les pourparlers.
Comment la communauté internationale réagit-elle à ces résultats ?
La communauté internationale a salué ces résultats et approuvé le désir de changement d'une grande partie des citoyens de Bosnie-Herzégovine. Elle attend désormais de la part des partis sortis vainqueurs qu'ils respectent le vœu des citoyens. Ces derniers ont montré qu'ils souhaitaient résolument s'engager dans la voie de l'intégration à l'Union européenne. Leurs attentes principales sont une stabilisation économique, une baisse du chômage, la construction d'autoroutes, de lignes de chemins de fer, etc... Si les partis désormais majoritaires ne tiennent pas leurs promesses, l'exaspération des citoyens se fera certainement ressentir lors des prochaines élections locales en 2012, élections qui sont toujours un bon indicateur de la tendance en vue des élections générales, deux ans plus tard.
Pourquoi la Bosnie donne-t-elle l'impression d'être le seul pays de la région à ne pas avancer, voire même à reculer ?
Tout d'abord, du fait de l'éclatement du pouvoir. Une telle machinerie administrative, qui n'existe dans aucun autre pays de la région et qui, il faut tout de même le rappeler, a été imposée par la communauté internationale, vient à bout de la moindre tentative de changement.
Le cessez-le-feu a eu lieu il y a quinze ans, laissant le pays à vif, sans gagnant ni perdant mais la guerre, elle, n'est pas terminée. Simplement elle ne se mène plus par les armes mais par la politique. Seule la Bosnie-Herzégovine se trouve dans ce cas de figure. La Croatie est sortie « gagnante » de la guerre, en ce sens qu'elle en est sortie unie. La Croatie a un gouvernement, un Président, un Etat fonctionnel. La Serbie, qui était l'agresseur, n'a quant à elle pas subi les dommages de la guerre et a largement profité du pillage de la Bosnie.
La Bosnie, elle, a vu sa population décimée, réfugiée, estropiée, son territoire divisé, son économie dévastée, sa culture et son patrimoine anéantis. Et en plus de tout cela, la communauté internationale lui a octroyé cette structure institutionnelle aberrante, lui ôtant toute possibilité de mouvement. Comment un tel pays pourrait-il « avancer » ?
L'unique moyen de sortir de cette impasse serait de changer la Constitution et de faire de la Bosnie-Herzégovine un Etat « citoyen ». La Constitution ne met en effet pas assez l'accent sur ce terme, ô combien important, puisqu'il n'est présent que dans son préambule, au même titre que les « Bosniaques », « Croates » et « Serbes ». Il est tout de même insensé de voir qu'un «Bosnien» - citoyen de Bosnie-Herzégovine, sans connotation ethnique - ne puisse pas se définir en tant que tel et doive se définir comme appartenant à la catégorie « autres », lui ôtant ainsi toute possibilité de se présenter en tant que candidat à la présidence !
Un changement de la Constitution dans ce sens conduirait à l'affaiblissement des partis nationalistes dans un premier temps et à une réorganisation institutionnelle ensuite, condition sine qua none pour parvenir à un Etat fonctionnel. Cependant, ces réformes devront être initiées par les partis au pouvoir, et non par la communauté internationale et c'est aussi la raison pour laquelle la présence du SDP au niveau du gouvernement national serait souhaitable. Rappelons que le leitmotiv de leur campagne était la formation d'un Etat citoyen et leur slogan «Država za čovjeka » (« Un Etat pour l'homme », comprendre pour le « citoyen »).
Malheureusement, les partis nationalistes sont encore nettement présents sur la scène politique de Bosnie-Herzégovine et vont désormais plus que jamais concentrer leurs efforts pour maintenir le plus longtemps possible le pays dans une situation qui les satisfait.
Notes :
[1] Lire son portrait sur le Courrier des Balkans, https://www.courrierdesbalkans.fr/fahrudin-radoncic-le-berlusconi-de-la-bosnie-herzegovine
[2] Lire son portrait sur le Courrier des Balkans, https://www.courrierdesbalkans.fr/elections-en-bosnie-zdravko-krsmanovic-une-alternative-en-republika-srpska
* Loïc TREGOURES est doctorant en sciences politiques à l'Université Lille 2 et l'Université Libre de Bruxelles.
Photographie en vignette : Sarajevo, © Loïc Tregoures.