Depuis quelques mois, la position de la Lituanie envers le régime bélarussien suscite de nombreuses critiques. En effet, elle est le pays de l'UE qui s'oppose le plus fermement à des sanctions musclées envers le régime d'Aliaksandr Loukachenka, frauduleusement réélu à la tête du Bélarus en décembre dernier et qui se livre depuis à une répression sans précédent de l’opposition.
Le pragmatisme est-il seul en cause dans cette politique lituanienne du compromis au final assez compromettante ? A la différence de plusieurs gouvernements européens qui condamnent avec véhémence le régime de Loukachenka, le gouvernement de Vilnius demande aujourd’hui, seul, retenue et patience vis-à-vis du Bélarus. Alors que le gouvernement lituanien est froissé avec la Pologne, l'Allemagne et les États-Unis, sa position pragmatique envers le Bélarus risque de ne pas contribuer à améliorer sa réputation sur la scène internationale.
Veto lituanien à de lourdes sanctions
Alors que la Pologne, la Grande-Bretagne, l'Allemagne et la Suède prônaient des sanctions plus sévères –économiques notamment–, la Lituanie a pris la tête d'un groupe de pays appelant à la clémence envers le régime Loukachenka. Finalement, des mesures restrictives minimales ont été décidées le 31 janvier, faute de compromis entre les Vingt-sept. Il semblerait que l'opinion personnelle de la présidente lituanienne, Dalia Grybauskaitė, ainsi que des considérations d’ordre économique dictent actuellement la politique étrangère indulgente de la Lituanie envers son voisin.
Le régime bélarussien semble de son côté avoir compris que la Lituanie était un des rares pays européens encore prêts à l'écouter. Quelques jours avant la réunion du Conseil des ministres des Affaires étrangères de l’UE au sujet des sanctions, Vladimir Makeï, le chef de l’administration présidentielle et numéro deux du régime, a fait une mystérieuse visite à Vilnius. Était-ce une tentative de s'assurer le soutien de la Lituanie à Bruxelles ? A Vilnius, la version officielle justifiant cette visite avance le fait que la Lituanie assure la présidence tournante de l'OSCE depuis le 1er janvier. Il n'en reste pas moins que la Lituanie a bel et bien défendu le régime de Loukachenka dans les jours qui ont suivi.
D.Grybauskaitė, avocate du diable
Dalia Grybauskaitė a maintes fois été pointée du doigt pour sa complaisance envers le dirigeant bélarussien, et ce déjà avant l'élection présidentielle du 19 décembre 2010. La visite de Loukachenka à Vilnius en septembre 2009 lors du forum économique bélarusso-lituanien avait beau avoir eu lieu dans le contexte du rapprochement entre l'UE et son voisin, elle avait fait du bruit. La visite de la Présidente à Minsk en octobre dernier a aussi été vue comme une preuve de plus que Grybauskaitė privilégie les bonnes relations avec Loukachenka plutôt que la promotion de la démocratie au Bélarus.
La goutte qui a fait déborder le vase a été la révélation de propos qu'elle aurait tenus lors d'une réunion avec les ambassadeurs européens à Vilnius en novembre dernier : elle y aurait affirmé que « Loukachenka est le garant de la stabilité économique et politique du Bélarus, et de son indépendance ». Elle aurait aussi avancé que « l'opposition n'est pas sérieuse et n'a aucune chance [de remporter] les élections. Loukachenka pourrait réunir 99 % des suffrages, mais il ne gagnera qu'avec 75 % pour satisfaire l'UE ». Suite au tollé que cette déclaration a provoqué dans son propre pays, notamment au sein du Parlement, D. Grybauskaitė a peu après nié avoir tenu de tels propos. Cependant, les critiques ont fusé: l'ancien président Valdas Adamkus a affirmé notamment que, selon lui, « toute tentative d'accommoder une dictature et de l'excuser est inacceptable ».
En présentant Aliaksandr Loukachenka comme le garant de l'indépendance du Bélarus, D. Grybauskaitė reprenait l'argument selon lequel mieux vaut pour l'Europe que le Bélarus soit dirigé par un dictateur qui résiste aux pressions russes que par une marionnette à la solde du Kremlin. Pour mémoire, cet argument avait été avancé alors que le Bélarus traversait une crise diplomatique avec la Russie, suite aux nombreux conflits sur le prix du gaz et du pétrole russes. A. Loukachenka se présente traditionnellement comme celui qui protège le Bélarus de l'influence économique et politique de la Russie –un souci partagé par d’autres pays de la région. D. Grybauskaite exprimerait donc tout haut ce que plusieurs de ses voisins pensent tout bas : si l'Europe ferme ses portes au Bélarus, celui-ci se tournera encore plus vers la Russie. Ainsi, la Lettonie et l'Estonie se sont-elles aussi positionnées contre des sanctions économiques et, selon des sources diplomatiques, l'Espagne et le Portugal n'en appuieraient pas non plus l'idée[1].
Malgré la fraude électorale et la violente répression de l’opposition qui se poursuit au Bélarus, la Lituanie n'est pas prête à faire volte-face et à condamner le régime, comme l’ont fait la Pologne ou l'Allemagne. Ces pays ont été un moment les têtes de file du rapprochement avec Bruxelles et leurs ministres des Affaires étrangères sont même venus à Minsk en novembre 2010 pour promettre des crédits à Loukachenka si l’élection se révélait conforme aux standards de l’OSCE. Depuis le 19 décembre, Varsovie et Berlin ont pris la tête de la fronde contre le régime bélarussien. Même si la Lituanie a officiellement condamné, elle aussi, la répression, elle se prononce toujours en faveur d'une politique du dialogue. Lors de la Conférence sur la Sécurité organisée à Munich en février 2011, Dalia Grybauskaitė a déclaré que le peuple bélarussien devrait pouvoir se doter du régime qu'il veut et que l'Europe ne peut pas lui dicter quel système ou dirigeant choisir. Ce faisant, elle reconnaissait Aliaksandr Loukachenka comme le Président élu par le peuple bélarussien, et à ce titre comme interlocuteur légitime.
Intérêts économiques en jeu
La stabilité économique bélarussienne a ses avantages pour la Lituanie, comme le font remarquer plusieurs journaux. En effet, des sanctions économiques contre le Bélarus seraient désastreuses pour les relations d'affaires entre les deux pays. Le journal indépendant bélarussien Belorousskii Partizan a par exemple publié un article selon lequel le nombre de visa d'affaires émis par le consulat du Bélarus à Vilnius est passé de 470 à 15 300 entre 2009 et 2010. Les investissements lituaniens au Bélarus ont augmenté de 1 100 % et les investissements bélarussiens en Lituanie de 400% au cours des cinq dernières années[2]. La Lituanie était, en 2009, le neuvième partenaire économique du Bélarus, qui est le sixième plus important marché pour les exportations lituaniennes.
Le journal bélarussien en ligne Charter97 a, quant à lui, pointé du doigt les liens tissés entre Dalia Grybauskaitė et l'oligarque lituanien Bronislovas Lubys, qui a des intérêts avérés au Bélarus. Si la Présidente est la personnalité la plus influente de Lituanie d’après la liste compilée par le journal lituanien Valstybė, B. Lubys occupe la troisième position, comme homme le plus riche du pays. Le groupe de Bronislovas Lubys, Achema, développe justement son activité pétrochimique dans la région de Hrodna. Un accord de coopération a déjà été signé l'été dernier avec Grodno Azot, une importante entreprise publique qui produit des composés d'azote et des engrais, et la création d'une entreprise mixte est planifiée. B. Lubys a déclaré aux journalistes, en mai 2010, que son groupe avait l'intention d'investir dans d'autres secteurs au Bélarus, comme le tourisme et l'agroalimentaire[3].
B. Lubys s'intéresse au Bélarus autant pour ses propres affaires qu'en tant que président de la Fédération lituanienne des industriels. Ces relations sont avantageuses pour les deux parties : les Lituaniens fournissent au Bélarus une porte vers d'autres marchés, tandis que l'État bélarussien permet aux hommes d’affaires lituaniens d'investir dans le pays. Le port lituanien de Klaipėda exporte déjà de nombreux produits bélarussiens et Minsk a manifesté son intérêt pour la location d'un des terminaux du port. Les Lituaniens sont, quant à eux, intéressés par l'aéroport de Hrodna qui, si les liens frontaliers étaient facilités, pourrait jouer un plus grand rôle pour les entreprises du sud-est de la Lituanie[4].
Le spectre de sanctions économiques envers le Bélarus est bien réel. Si les autorités bélarussiennes continuent leur répression, les pays européens devront bien répondre par des mesures plus sévères. C’est ce que prône un député allemand, Philip Missfelder, qui a récemment demandé à l'UE d'imposer un embargo sur les produits pétroliers bélarussiens. En effet, le Bélarus tire une grande partie de ses revenus de la vente de pétrole raffiné, acheté à la Russie à bas prix et transformé sur place avant d'être exporté vers l'Union européenne. Vue l'importance de l'industrie pétrochimique pour la survie du modèle économique bélarussien, il est clair que ce serait le premier secteur touché par des sanctions économiques. Les États-Unis ont d'ailleurs déjà introduit des sanctions contre le conglomérat pétrochimique Belneftekhim et demandé à l’UE d’en faire autant. Cependant, de telles sanctions nuiraient aussi aux automobilistes et aux industriels lituaniens. Comme la Lituanie paie déjà un des prix les plus élevés d'Europe pour le gaz russe, elle ne peut se permettre de perdre les ressources fournies par le Bélarus.
Épouvantails nationalistes ?
Le magazine bélarussien Arche, réputé pour la qualité et l’indépendance de ses analyses, fournit une autre explication au soutien opportuniste de la Lituanie à Loukachenka. D’après Igar Barysau, elle serait à chercher dans les querelles historiques entre nationalistes des deux pays. Lors d'une conférence sur le Bélarus tenue à l'ambassade de Lituanie à Bruxelles, les eurodéputés lituaniens Justas Vincas Paleckis et Algirdas Saudargas ont évoqué le danger que représenteraient les nationalistes bélarussiens s'ils gagnaient en influence. Selon eux, de nombreux opposants bélarussiens sont en effet loin d'être des démocrates libéraux, mais plutôt des nationalistes qui, arguant que le Grand Duché de Lituanie était un État bélarussien et Vilnius une ville bélarussienne, pourraient avoir des prétentions territoriales à l’égard la Lituanie. Selon A. Saudargas, « l'arrivée au pouvoir de l'opposition pourrait ne pas être profitable à la Lituanie », donc il faut « mettre de la pression sur Loukachenka tout en réfléchissant à qui lui succéderait »[5].
Ces propos ont suscité beaucoup de réactions au Bélarus. Même s'il est vrai que certains conflits historiques persistent sur l'identité nationale de cet ancien empire, Viktor Martinovitch, rédacteur de l'important journal d'opposition Belgazeta, voit dans de telles déclarations l'influence de la propagande loukachenkiste sur ses voisins. Il reconnaît les « résultats du travail du lobby bélarussien » dans cette vision manichéenne « Loukachenka ou la guerre », c’est-à-dire la guerre avec les Lituaniens pour reprendre Vilnius, et avec les Polonais pour reprendre Białystok. V. Martinovitch estime que « le scénario évoqué par les députés lituaniens n'est qu'un épouvantail cauchemardesque, qui n'existe que dans la conscience des Lituaniens et qui n'a été inventé que pour elle »[6]. Certes, aucun parti ou politicien au Bélarus ne conteste les frontières actuelles du pays, mais, malin comme il est, A. Loukachenka réussit selon lui à attiser les peurs en Lituanie, tout comme il a longtemps répété à Moscou que l'opposition bélarussienne était un ramassis de nationalistes xénophobes et anti-russes.
Si le régime de Loukachenka ne fléchit pas devant les sanctions européennes, Vilnius pourra-t-elle longtemps continuer à prôner le dialogue sans risquer de s'isoler encore plus en Europe ?
Notes : [1] Andrew Rettmann, «Italy keen to protect Lukashenko from EU sanctions», EUObserver, 7 janvier 2011.
[2] «Litovtsy golosouïout 'za Belarus'», Belorousskii Partizan, 8 février 2011.
[3] «Litovskaïa kompania Achema Group zainteresovana v sozdanii SP v belarouskoï neftekhimitcheskoï otrasli», Interfax (interfax.by), 21 mai 2010.
[4] Tatiana Manenok, «Drajin: v skorom vremeni OAO 'Amkodor' namereno otkryt v Litve sborotchnoe sovmestnoe predpriatie », Ekonomika (ekonomika.by), 3 juin 2010.
[5] Igar Barysau, «Litva padtrymlivae dyktatara, bo ïon ne pretendue na Vilniu i dae 30% bioudjetu krainy?», Arche (arche.by), 6 février 2011.
[6] Viktor Martinovitch, «Oni otnimout nashou Vilniou», Belgazeta, 14 février 2011.
* André KAPSAS est titulaire d'une licence en histoire de l’Europe centrale et orientale (Québec)
Photo vignette : www.president.gov.by