Propos recueillis par Jagienka Wilczak, Polityka, 12 mars 2010
Le bélarussien a-t-il cessé d’être désigné comme une langue de la campagne ?
Uladzimir Arlou : Je pense qu’une telle conception des choses appartient au passé. Pendant mes années d’études, lorsqu’avec mes amis nous parlions en bélarussien, nous suscitions toujours de l’agressivité chez le citoyen ordinaire. On nous qualifiait de nationalistes, de paysans, de kolkhoziens. Parfois même de fascistes. C’était les années 1970, à cette époque on forgeait en nous la conviction que ce qui est bélarussien est moins bon. Que celui qui est allé dans une école bélarussienne n’a pas eu de chance. Alors que nous, nous étions chanceux d’aller à l’école russe.
Parler en bélarussien, pour les Bélarussiens, n’était pas aisé. Aujourd’hui le citoyen moyen, lorsqu’il entend des gens parler bélarussien, se dit que ce sont sûrement des peintres, des écrivains, des étudiants, des intellectuels. Ou alors l’opposition. Car les médias ont créé la conviction que les bélarussophones ne se trouvent que dans l’opposition. Cela dit, tous, en quelque sorte, manient le bélarussien, même si la plupart le font d’une manière passive. Car telle est la politique de l’Etat : le Président lui-même dit qu’il n’existe que deux langues capables d’exprimer de hauts sentiments : le russe et l’anglais.
Qu’est-ce que la bélarussianité pour vous ?
Notre écrivain national Ianka Bryl [1917-2006, ndt] a prononcé l’aphorisme suivant : je suis Bélarussien autant que je suis homme. C’est un trait déterminant à vie. A la question « qui es-tu ? », moi je réponds : un Bélarussien. Un ami journaliste, alors qu’il servait dans l’armée soviétique, fit une expérience intéressante. Il demanda à des camarades, à des sergents, qui ils étaient. L’Estonien dit : « je suis Estonien », le Géorgien « je suis Géorgien ». Quand il interrogea le Bélarussien, celui-ci répondit : je suis sergent. La nationalité chez lui venait au troisième plan du fait de la russification, de la dénationalisation. Mais si on avait posé cette question à mon ami, il aurait répondu qu’il était Bélarussien. Du reste, il est devenu un journaliste célèbre, car il s’agit de Siarhiej Dubaviec, rédacteur en chef de Nacha Niva [de 1991 à 2000, ndt].
Dans notre pays, où le régime mène une politique de dénationalisation souvent plus cynique qu’à l’époque soviétique, la bélarussianité prend également un sens politique. Car tout ce qui concerne la société de quelque manière est transformé en politique. Tout ce qui a trait à la langue, l’histoire, la littérature est politique. Même le poète est plus qu’un poète, il doit répondre aux questions auxquelles le pouvoir ne répond pas. Je dirais qu’il existe chez nous, dans le même temps et le même espace, deux Bélarus. Et chacun d’eux possède sa propre vision de l’histoire, sa propre idée de l’avenir. Pour les uns, ce sont les valeurs soviétiques. Chez les seconds, les valeurs nationales. Pour eux la langue bélarussienne, la Pahonie et le drapeau national blanc-rouge-blanc[1]. Chez les autres, la symbolique soviétique, le drapeau et les armoiries colorés que les jeunes qualifient de « chou ». Cette dualité concerne aussi les institutions.
Il y a chez nous deux syndicats : un « bon », celui d’État, et un « mauvais », qui est attaqué. Il y a un syndicat de journalistes loyal envers le pouvoir, et l’Association Bélarussienne des Journalistes, que le pouvoir observe avec suspicion. Il y a une Union des Ecrivains, avec en haute place un général de la milice, ancien employé de l’administration de Loukachenka. Et l’Union des Ecrivains du Bélarus, qui est tombée en disgrâce. Il existe encore deux Unions de Polonais, l’une loyale, l’autre déloyale.
Y a-t-il une frontière explicite entre les deux ?
Cette frontière est sans doute fluide et poreuse, car certains ne résistent pas et collaborent avec le pouvoir. Beaucoup de mes amis craignent par exemple de m’appeler parce que les téléphones sont sur écoute. C’est ridicule ; effectivement, ils sont parfois sur écoute, mais on ne peut pas écouter tout le monde continuellement. Et le Bélarus bélarussien, indifférent à cette situation, s’est taillé une place, encore petite pour l’instant. Ces dix dernières années, le pouvoir a entrepris une épuration dans les maisons d’édition, mais n’a pas totalement réussi. Chez nous, dans le Bélarus bélarussien, il y a deux revues littéraires indépendantes, que les journaux d’Etat ne parviennent pas à concurrencer : Arche et Dziejaslou (« Le Verbe », ndt). Ils paraissent en faisant face à des problèmes, des procès, mais ils suivent la vie littéraire.
Cette situation est schizophrénique.
Ce n’est pas facile, mais quoi, on ne choisit pas le pays où l’on naît. Imaginons que quelqu’un du Bélarus des années 1990 -un pays que nous regardions comme européen, quand on commençait à rétablir la langue dans les écoles, quand le pouvoir s’exprimait en bélarussien- se retrouve soudain à l’époque et dans la situation actuelles, il se croirait sur une autre planète. Car tel est le pays aujourd’hui, un pays où les hommes politiques disparaissent, où le Président peut présenter sa candidature autant de fois qu’il le souhaite. Je n’accepterai jamais ce que le pouvoir fait avec l’école, avec les manuels d’histoire. Je n’appellerai jamais Loukachenka mon Président – c’est le Président de cet autre Bélarus.
A quoi vous reconnaissez-vous, vous, les citoyens du Bélarus bélarussien ?
Quand je rencontre des jeunes dans la rue qui parlent en bélarussien, avec des emblèmes blanc-rouge-blanc et la Pahonie sur leur sac à dos, je sais qu’ils viennent de ce même Bélarus que moi. Des listes existent avec ces écrivains que les maisons d’édition officielles ne publient pas, qu’il n’est pas permis d’inviter à la télévision officielle ni à la radio. J’en fais partie, ainsi que Ryhor Baradulin [poète et traducteur né en 1935, ndt], Svetlana Aleksievitch [née en 1948, ndt].
Il y a deux Minsk également ?
Exact. Il existe une chanson de Lavon Volski[2], « Miensk et Minsk », sur le fait qu’il existe deux villes. Dans l’une on célèbre Noël, dans la seconde l’anniversaire de la révolution d’Octobre. Dans l’une on parle telle langue, dans la seconde une autre. C’est une chanson puissante. J’ai moi aussi écrit un texte « J’habite à Miensk » et j’en ai donné ainsi la localisation, car la ville jusqu’en 1918 s’appelait Miensk, et c’est seulement sur une proposition judicieuse des Bolchéviques qu’elle fut rebaptisée Minsk [en 1939, ndt].
[…] Nous avons [à Miensk, ndt] une littérature et un art, nous avons un théâtre libre, qui concurrence celui d’État […]. Des traducteurs, des politologues indépendants ont grandi [à Miensk]. Je pense que cette élite a été formée par le Lycée Humaniste bélarussien[3], aujourd’hui illégal. Pour moi, c’est elle l’avenir du Bélarus.
Les jeunes restent-ils à Miensk ?
Question rhétorique. Beaucoup s’en vont, surtout depuis 2006, quand des centaines d’étudiants devaient choisir entre partir ou rester et aller à l’armée ou à l’usine plutôt qu’à l’université. Mais tous ceux qu’on menaçait ne sont pas partis. Hélas, une grande partie des jeunes ne voit pas son avenir dans le pays.
Et vous, vous n’avez jamais souhaité rester à l’étranger ?
Londres m’a enchanté, peut-être fus-je londonien dans une vie antérieure ? Déjà au milieu des années 1990 on m’a proposé de rester à Londres, justement. Parce que notre émigration devient âgée, il faut du changement. Mais moi, j’avais fait mon choix depuis longtemps déjà. Autrefois j’ai même reçu une bourse Soros pour un séjour de six mois à New York dans la Résidence des Ecrivains internationaux [le Ledig House, ndt]. Je n’ai tenu que deux semaines ; j’ai compris que là-bas je n’écrirais jamais rien. Je me suis assis à mon bureau, j’ai regardé par la fenêtre et j’ai pensé qu’une partie de mon cerveau, celle qui me permet d’écrire, ne se mettait pas en marche. Que je ne pouvais travailler que dans deux endroits, ici, dans mon appartement de Miensk, et dans la maison familiale à Polatsk, où vit ma sœur aujourd’hui.
La bélarussianité, c’est également cette indifférence envers les gens, cette acceptation de tout ce que fait le pouvoir ?
J’ai dit un jour quelque chose qui sonne terriblement, bien que ce soit vrai. Que nous ne sommes pas les descendants des meilleurs, mais des pires. Nous sommes les petits-enfants de ceux qui n’ont pas péri dans les insurrections, les camps, les Kourapaty[4]. Les enfants de ceux qui se sont accommodés, n’ont pas fui, n’ont pas contesté le pouvoir. Cela ne signifie pas que nous ayons perdu tout espoir. Les événements ont montré que, malgré la certitude de Moscou que le Bélarus ne s’arracherait jamais de son étreinte, nous avons trouvé la force de rester un Etat indépendant. Je demande aussi si ce ne sont pas nos ancêtres qui, ensemble avec les Polonais, se sont rebellés en 1831, en 1863 ? Et dans les années 1990, avec les Marches de Tchernobyl [organisées par l’opposition chaque 26 avril, en commémoration de la catastrophe nucléaire, ndt] ? Et en 2006, même si c’est sans commune mesure avec le Maidan ukrainien, parce que là-bas il y avait la cinquième chaîne de télévision indépendante [Kanal 5, considérée comme un vecteur majeur de diffusion de la révolution Orange en 2004, ndt], sur laquelle on appelait héros ceux qui offraient du thé [aux manifestants, ndt]. Chez nous, on les traitait de toxicomanes, d’ivrognes[5].
Que signifie se sentir « européen » pour un Bélarussien bélarussien ?
Je pense qu’il y a deux niveaux. Mentalement, un Bélarussien est certainement différent d’un Russe. Un Bélarussien […] est tolérant, depuis le temps où se trouvent côte à côte une église catholique, une église orthodoxe, une synagogue et une mosquée. Ici, l’Europe est présente dans les mentalités depuis des siècles, quand nous vivions dans un seul État multinational.
Et le second niveau, c’est quand l’être sait, comprend, que notre histoire est différente de celle de l’Est. Que chez nous il n’y a pas eu de joug tataro-mongol, que les villes étaient régies par le droit de Magdebourg[…]. Nos étudiants ont fréquenté les universités européennes. Et surtout, nous avons eu une Renaissance et une Réforme, ce qui n’a jamais eu lieu en Russie. Nous, nous savons que nous sommes Européens. Même Loukachenka dit aujourd’hui que nous sommes une nation européenne, que nous avons une histoire européenne. Il ne le pense pas, le dire fait partie de son jeu politique. Mais pour le coup, c’est vrai.
***
Uladzimier Arlou est né en 1953 à Polatsk. Il a publié vingt tomes de prose et d’essais, ainsi que cinq tomes de poésie, traduits dans plusieurs langues. Il a été enseignant et journaliste, soutient l’opposition démocratique bélarussienne. Depuis 2007, ses œuvres sont écartées des programmes scolaires. U. Arlou vit de sa plume et c’est l’un des auteurs bélarussiens les plus lus. Il est membre du Pen Club bélarussien et de l’Union indépendante des écrivains du Bélarus. En mars 2010, la ville de Gdansk lui a décerné le Prix du «Poète européen de la Liberté» pour son recueil de poèmes Un ferry sur la Manche.
Traduction du polonais : Amélie Bonnet
Texte original : http://www.polityka.pl/spoleczenstwo/artykuly/1503826,1,co-to-znaczy-byc-bialorusinem.read?backTo=http://www.polityka.pl/swiat/analizy/1511370,1,raport-na-bialorusi-bez-zmian.read
Notes :
[1] La Pahonie fut l’emblème du Bélarus en 1918 lorsqu’il déclara son indépendance, puis de 1991 à 1995. Elle fait référence au Grand-Duché de Lituanie. A.Loukachenka l’a remplacée en 1995 par un blason proche de celui de la Biélorussie soviétique, de même qu’a succédé au drapeau blanc-rouge-blanc (demeuré le drapeau des forces démocratiques d’opposition) un drapeau bicolore vert et rouge à trois bandes.
[2] Lavon Volski est un musicien bélarussien, né en 1965, leader des groupes de rock Mroja, N.R.M (Niezaleznaja Respublika Mroja, «La République indépendante des rêves»), Krambambula et Zet. La chanson «Miensk et Minsk» est à écouter sur : http://il.youtube.com/watch?v=xKxIHqaS-3Q&feature=related.
[3] Le Lycée Humaniste bélarussien a été fondé à Minsk en 1990, dans un moment de « renaissance nationale » dans le pays. Il a été, jusqu’à son interdiction par les autorités en 2003, l’unique établissement d’enseignement secondaire en langue bélarussienne du pays (la langue d’enseignement dans les écoles publiques est le russe), offrant des cours de langue, d’histoire ou de littérature à quelques 200 élèves. Dirigé par Uladzimier Kolas, il accueillait des intellectuels leaders de l’opposition. Le Lycée fonctionne aujourd’hui de manière clandestine.
[4] Forêt située près de Minsk où furent perpétrées des exécutions massives de civils bélarussiens par le NKVD soviétique entre 1937 et 1941.
[5] Maidan nezalezhnosti (place de l’Indépendance), à Kiev, sur laquelle campèrent plusieurs milliers de manifestants lors de la révolution Orange fin 2004, durant plusieurs semaines. En mars 2006, plusieurs centaines de personnes campèrent durant cinq jours sur la Place d’Octobre à Minsk, pour protester contre la réélection frauduleuse du Président Aliaksandr Loukachenka. Ces manifestants pacifiques furent finalement délogés par la police anti-émeute. La télévision les qualifiait d’extrémistes ou d’alcooliques.
Par Jagienka Wilczak (Polityka)
Photographie de vignette : La Pahonie (© André Kapsas).
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