Budapest: lieux de tensions mémorielles

Le 31 mai aurait dû être inauguré à Budapest le Mémorial de l’occupation allemande voulu par le Premier ministre Viktor Orbán. Mais la mobilisation a été telle, en Hongrie et hors des frontières, que ce geste a été repoussé. Reportage autour de la mémoire à travers Budapest.


« Beaucoup de gens pensent que la Hongrie a été. J’aime à croire qu’elle sera. »
Istvàn Széchenyi

Budapest est une ville peu commune. Formée de Buda la résidentielle, d’Óbuda l’historique, et de Pest l’industrielle, la Perle du Danube séduit le promeneur qui ne craint pas de s’y perdre. Véritable joyau architectural, la capitale des Magyars comble les sens des amateurs par ses trésors rares, ses riches musées, ses jardins et parcs variés, ses bains et ses façades colorées. L’accord qui se dégage de cet éclectisme est harmonieux, mais polyphonique. Cette diversité est perceptible lorsqu’on aborde, en particulier, la question de la mémoire.

Le Mémorial de l’occupation allemande

Ce 31 mai était prévue l’inauguration, place de la Liberté, du Mémorial de l’occupation allemande dans le cadre des commémorations officielles des 70 ans de l’invasion de la Hongrie par l’Allemagne nazie. Sculpté par Peter Raab Parkanyi, le projet devait figurer l’archange Gabriel (symbole de la nation hongroise) sur lequel fond un aigle (l’Allemagne nazie), le tout entouré de colonnades. Pour un coût total de 900 000 euros, le monument a été présenté par le Premier ministre Viktor Orbán, comme un « acte de bravoure créative » sans précédent. Dans une lettre ouverte de quatre pages destinée à justifier son geste, il a estimé que le Mémorial illustrerait une étape importante de la construction de la nation hongroise et ouvrirait un « large champ d’interprétations ».

Le chantier du Mémorial gardé par la police. Depuis son ouverture, les opposants n’ont eu de cesse de démonter les palissades qui le protégeaient. À la mi-mai, il se résumait à la seule colonnade. À terme, le projet devait comporter deux dédicaces : « En mémoire de l’occupation allemande » et « En mémoire de toutes les victimes ». (© A. Slim, 15 mai 2014).

Précisément, nombreux sont les Hongrois qui s’opposent à la vision simplifiée de l’histoire qu’impose ce monument qualifié de « révisionniste » en ce qu’il omet la responsabilité du régime de Horthy dans la déportation des Juifs de Hongrie[1]. Les détracteurs reprochent au Premier ministre de mettre sur le même plan les victimes et les responsables hongrois de la déportation. De nombreuses manifestations se sont déroulées au cours de l’érection du monument, amenant le gouvernement à en repousser l’inauguration d’abord du 31 mars au 31 mai, puis à la reporter de nouveau. Selon un sondage réalisé le 16 mai, 38 % des Hongrois seraient opposés à l’installation de ce Mémorial[2].

Le Mémorial des chaussures au bord du Danube

S’il voit le jour, le Mémorial de l’occupation allemande ne sera pas très éloigné du Mémorial des chaussures au bord du Danube (Cipők a Duna-parton), situé entre le pont des Chaînes et le pont Marguerite. Installée en 2005, cette œuvre bouleversante des artistes Can Togay et Gyula Pauer commémore par 60 paires de chaussure de bronze le souvenir des Juifs hongrois fusillés par les brigades hongroises pronazies des Croix fléchées.

Les victimes, alignées au bord du Danube, ont été dévêtues et tuées d’une balle dans la nuque. (© A. Slim, 15 mai 2014).

Les Croix fléchées ont également écrasé toute forme de résistance à l’occupant nazi (syndicalistes, communistes, progressistes).

Le Monument à Carl Lutz

En 1944, les soutiens apportés aux Juifs étaient rares mais pas inexistants à Budapest. Non loin de la Synagogue (rue Dob), un monument rend hommage au consul suisse Carl Lutz qui réussit à procurer des faux papiers à des centaines de Juifs hongrois.

Le monument figure un ange déroulant un long pan de tissu au-dessus d’une victime de l’Holocauste (© A. Slim, 15 mai 2014).

La Maison de la Terreur

Les locaux de la Maison de la Terreur (© A. Slim, 15 mai 2014).

Inaugurée en 2002, la Maison de la Terreur occupe les locaux qui furent ceux des Croix fléchées (1944) mais aussi du quartier général de la police politique du Parti communiste (de 1945 à 1991). L’objectif est de dénoncer pêle-mêle les crimes nazis et communistes. Sur plusieurs étages, le musée expose l’oppression exercée par les nazis, puis celle des troupes soviétiques. Enfin, la visite se termine par les prisons souterraines où nombres d’opposants politiques hongrois ont été exécutés.

Le long des murs de la Maison de la Terreur (© A. Slim, 15 mai 2014).

Nazisme et communisme peuvent-ils être traités sur le même plan, dans un seul et même musée ? Au regard de l’histoire de la Hongrie et comme dans nombre d’autres pays d’Europe centrale, on comprend qu’apporter une réponse dépassionnée à cette question est impossible pour le moment. Au contraire, ce qui se joue aujourd’hui à Budapest, c’est un combat de mémoire dans lequel les historiens semblent bien se voir réserver une portion congrue.

Notes :
[1] Au cours de l’été 1944, 70 % de la population juive hongroise (soit 450 000 personnes) a été déportée vers Auschwitz, en huit semaines.
[2] Sondage du 16 mai 2014 :
http://www.szombat.org/politika/megoszto-emlekmu

Vignette : La maison de la Terreur (A. Slim, 15 mai 2014)

* Assen SLIM est Maître de conférences HDR à l’Inalco, Professeur à l’ESSCA, Chercheur au CEMI.

 

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