Bulgarie : le Neuvième art, une expérience de création tardive mais vivante

L’univers de la bande dessinée bulgare est relativement méconnu hors des frontières du pays. Pourtant, son histoire est remarquable, riche d’auteurs créatifs ayant su s’adapter à la société de leur époque.


Couverture de Bion.Nombre d’artistes bulgares, tels que le peintre Vladimir Dimitrov ou le plasticien Christo (Christo Javacheff), ont marqué leur époque de leurs œuvres exceptionnelles et ont ainsi acquis une notoriété internationale. Leurs compatriotes ayant choisi d’œuvrer pour le Neuvième art, à savoir la bande dessinée (appelée « comics » en bulgare), sont moins célèbres à l’étranger. La plupart d’entre eux n’ont pourtant pas démérité, approvisionnant régulièrement et depuis plusieurs décennies les revues spécialisées du pays. Depuis quelques années, la nouvelle génération de dessinateurs et de storyboarders (réalisateurs de scénarimages) a su s’adapter au phénomène manga, venu du Japon, et a conquis un nouveau public.

De la période classique à la fin du régime socialiste

Le Neuvième art est apparu tardivement en Bulgarie, directement inspiré par les comics américains. La plus ancienne bande dessinée bulgare, Chestte tchouvstva ou gladniya (Les six sens de l’affamé), a été créée en 1890 pour le magazine Talasum par le photographe communiste Gueorgui Dantchov(1). Il a ensuite fallu attendre 1906 pour voir émerger de nouvelles publications. Le plus souvent, il s’agissait de BD adaptées à un public d’enfants ou de l’œuvre de caricaturistes employés par des journaux. Cette tendance s’est accentuée jusqu’au début des années 1940, période où plusieurs revues spécialisées ont été éditées : à partir du 6 juin 1940, influencé par les dessins de Walt Disney, paraît Tchouden svyat (Le monde merveilleux) puis, à partir de 1941 ce sont les revues Kartinen Svyat (Le Monde de l’image) et Ilioustrovano tchetivo (Lecture illustrée) qu’ont découvertes avec émerveillement les jeunes lecteurs.

Mais, après le coup d’État du 9 septembre 1944, le nouveau régime a mis en place une politique d’épuration. Dans ce contexte, la liberté artistique des auteurs de comics, ainsi que celle des caricaturistes, a été fortement contrainte. Certains genres considérés comme « occidentaux » ont été supprimés. Tous les « emprunts bourgeois » des nouvelles œuvres ont été systématiquement retirées. La répression fut également à l’origine du décès du caricaturiste Raïko Aleksiev. Arrêté en raison de ses dessins connus défavorablement de Staline, qualifié d’« ennemi du peuple, il fut battu à mort par des policiers de 18 novembre 1994.

Toutefois, au cours de la seconde moitié des années 1950, les auteurs ont retrouvé un peu de liberté. Ils pouvaient désormais écrire des BD d’aventure, d’enquête ou d’heroic fantasy (tel que Meouglyavinata na AndromedaLa nébuleuse d’Andromède - de Mihail Leoukatnik parue en 1959), à condition d’appliquer à leur œuvre les dogmes du « réalisme socialiste » (les représentations se devaient d’être en conformité avec la ligne du Parti communiste). Ces publications spécialisées paraissaient alors régulièrement et faisaient le bonheur des enfants, des adolescents, comme celui des adultes : Steourchel à partir de 1946, Kartinen Svyat (1967-1980) et surtout les revues Deouga (Arc-en-ciel) à partir de 1979 et Tchouden svyat de 1980 à 1986. De nombreux comics ont rencontré un franc succès, grâce à leur diffusion dans les pages de Deouga, la revue la plus appréciée, vendue jusqu’à 180 000 exemplaires par numéro. Entre autres, nous pouvons citer : Moyat jivot sred indiantsite (Ma vie parmi les Indiens), Karamel mou (Caramel mou), Pouk i galaktitcheskite pirati (Pouk et les pirates galactiques), Yantar… Dans une moindre mesure, les comics publiés dans la revue Tchouden svyat (Radoul, Plamtyachtite ot sazvezdie Drakon - Les flamboyants de la constellation du Dragon -, Natcko Chach-chach …) ont également trouvé et fidélisé un public important de lecteurs.

L’évolution du monde de la BD après 1989

Avec la chute du régime socialiste et l’ouverture des frontières, les comics et bandes dessinées occidentaux sont devenus plus accessibles aux lecteurs bulgares, attirés par la nouveauté. La  revue Deouga, après avoir publié plusieurs succès (Neotera, Synakata na Plouton) entre 1989 et 1990, disparaît finalement en 1992, après la sortie de son 42e numéro. Une première tentative pour la faire reparaître en 2003 échoue finalement en 2005.

Après cet échec, les lecteurs doivent attendre les années 2010 pour assister au véritable renouveau de la bande dessinée bulgare, grâce à plusieurs initiatives. En effet, à partir de 2011 paraît la collection Ko Mikser (en bulgare et en anglais), au rythme d’un numéro par an. Elle est le fruit des travaux d’un collectif d’auteurs amenés par les sœurs Milena et Slavena Simeonova et par Iva Groueva. Dans le même temps, une exposition baptisée « Sofia Comics Expo » est organisée à trois reprises dans la galerie de l’Union des artistes bulgares à Sofia (8-13 septembre 2014, 7-25 novembre 2017 et 4-20 juillet 2022)(2), attirant jusqu’à 20 000 visiteurs. Cette fréquentation confirme qu’il existe un public intéressé par le Neuvième art bulgare et fait renaître l’espoir chez les bédévores. Ainsi, le 2 décembre 2022, un nouveau numéro de Deouga reparaît, composé de 9 BD, parmi lesquelles Bonzaï de Daniel Atanassov, l’un des plus célèbres auteurs bulgares, et Roussalii (Sirènes) de Maïa Botcheva. Les auteurs modernes les plus appréciés sont désormais ceux qui font le choix d’écrire ou d’illustrer des BD d’aventures, de fiction ou traitant de sujets de société contemporains. Ces œuvres séduisent d’autant plus les jeunes générations que leurs dessins, plus modernes, prennent souvent le manga japonais pour référence. Une partie des dessinateurs et storyboarders qui se sont fait un nom au cours des dernières années collaborent avec la « Manga Academy » de Lozenets (Sofia)(3) ; parmi ceux-là, on retrouve des enseignants (Anna Tsotcheva, Liouboslav Gerassimov, Iassena Datcheva) et de célèbres intervenants (D. Atanassov, Konstantin Vitkov, M. Simeonova et I. Groueva).

Les grands auteurs bulgares du roman graphique moderne

Au fil des décennies, plusieurs auteurs se sont fait connaître et apprécier de leurs compatriotes bulgares. Sous le régime socialiste, des auteurs tels que Mihaïl Leoukatnik, Nikifor Rouskov et Petar Stanimirov ont fait le bonheur de nombreux jeunes Bulgares. M. Leoukatnik s’est spécialisé dans l’illustration de livres pour enfants dès les années 1970. Créateur dont l’œuvre a débuté au cours des années 1980, P. Stanimirov a publié dans les revues RadougaTchouden svyatDeouga ; entre 1982 et 1984, il dessinait les bandes dessinées patriotiques Yantar et Radoul puis, de 1984 à 1987, Krepostta na bezsmeourtnite (La forteresse des Immortels) et, jusqu’en 1990, Ostroveout na Seoukrovichta (l’Île au trésor) (4). Dans le contexte de la difficile crise de transition postsocialiste, comme nombre de ses collègues, il a ensuite travaillé comme illustrateur de livres. N. Rouskov, lui, a travaillé sur les planches de comics parus dans Radouga au cours des années 1980 et dans le magazine Deouga au début de la décennie suivante, principalement avec la BD intitulée Demoni srechtou dragoni (Démons contre dragons), dont le scénario a été écrit par Ivan Marinovski.

Il a ensuite fallu attendre la seconde moitié des années 2010 pour retrouver la même émulation dans le microcosme de la BD bulgare. P. Stanimirov a renoué avec le succès entre 2014 et 2019 avec des albums portant sur la mythologie germanique et illustrés dans le style heroic fantasy : Reynsko zlato (l’or du Rhin), Valkiriya (la Walkyrie), Zigfrid (Siegfried), Zalezat na bogovete (Le crépuscule des Dieux), Prastenat na Nibeloungi (L’anneau des Nibelungen). À la fin de la décennie ont émergé les deux grands auteurs de la nouvelle génération : K. Vitkov, alias Titis, et D. Atanassov dit Satanassov. Le premier, illustrateur, artiste conceptuel et scénariste pop originaire de Plovdiv, diplômé de la nouvelle université bulgare (NBU, fondée en septembre 1991 à Sofia), a connu un succès fulgurant avec la parution des trois tomes de sa BD Jack Eridon (2018-2020)(5). L’œuvre retrace les aventures d’un détective du futur prénommé Jack, qui ressemble physiquement trait pour trait à l’auteur et qui se transforme en un démon bleu à corne : rien d’étonnant, car K. Vitkov, fan de Star Wars et de comics américain, aime les histoires sombres. Riche d’une longue expérience, l’auteur a participé à la réalisation de storyboards pour de grandes productions cinématographiques américaines, telles que Conan le barbare, Automata, Day of the Dead ou encore The Expendables. Ses romans graphiques portent la trace de ce savoir-faire, ainsi que de l’influence de son travail réalisé en Amérique. Kamikaze : deourvoto na smeourtta (Kamikaze : l’arbre de la mort) et Kamikaze : malka svinska istoriya (Kamikaze : une petite histoire de cochon), ses dernières créations publiées en 2021 et 2023, révèlent également son amour du Japon, le pays du manga. Parallèlement à son travail d’auteur indépendant, K. Vitkov continue à collaborer à la scénarisation de superproductions américaines.

A. Atanassov, lui aussi illustrateur indépendant et storyboarder, est originaire de Iambol. Il s’est fait un nom en publiant des BD cyberpunk postapocalyptiques ou dans le genre heroic fantasy, qui le passionne depuis sa tendre jeunesse(6). Ses deux principaux succès sont Dragon Last, un manga en cinq tomes mêlant action et merveilleux médiéval (paru entre 2018 et 2020), et Bion. L’action de ce comics en deux tomes parus en 2021 et 2023 se déroule dans un monde dévasté, où la technologie a contribué à détruire la vie des humains sur terre, un scénario qui fait désormais écho aux préoccupations en cours. Le personnage principal est un cyborg, dont on perçoit toujours l’âme humaine malgré son corps électromécanique. En 2022, Satanassov a sorti les premières pages d’un nouveau comics, titré Bonzaï, dans la revue Deouga.

D’autres jeunes dessinateurs, même s’ils n’ont pas (encore) connu de tels succès, se sont récemment fait une place dans le monde de la BD bulgare : parmi eux, on peut citer l’illustratrice et co-rédactrice de Ko Mikser Milena Simeonova, avec les comics Social Network (2019) et All my lives (2020), qui traitent de sujets actuels avec de la narration visuelle, ce qui permet une lecture facile quelle que soit la langue du lecteur, Stanislav Damyanov (dit Sten) avec deux tomes de Prosto Spas, l’histoire d’un lapin (Spas) qui déteste le mensonge et lui préfère la franchise (2018-2019), mais aussi Ralitsa Aleksieva, qui a publié Home (2016) et Tea Reflection (2018). Ainsi, au cours des dernières années, on note l’émergence de nouveaux créateurs, dessinateurs ou scénaristes, avec de plus en plus de jeunes femmes « cartoonistes » qui investissent ce secteur d’activité, une évolution positive qui fait le bonheur des lecteurs.

Notes :

(1) Lambiek Comicopledia (spécialiste des ventes de comics) ; Anton Staykov, Bulgarian Comics in the second decade of the new century, OpenArtFiles.

(2) Proekt (projet) Deuga, Startira natsionalnata izlozhba « Sofiya Komiks ekspo » (l’exposition nationale Sofia Comics expo » commence ») ; « Spisanie « Deuga » - zavreushtaneto na edna legenda » (revue « Deuga » - Le retour d’une légende), Nova TV.

(3) Manga Akademya.

(4) Blog de Valentin Ivanov, spécialiste des comics.

(5) Anton Birov, Beulgarskyat comics gueroï, koïto dostigna da Shtatite (le héros de la bande dessinée qui atteint les Etats-Unis), 18 avril 2019 ; sur les romans graphiques de K. Vitkov, voir le site de son éditeur ; article de Darik info sur Kamikaze.

(6) « Daniel Atanasov – Satanassov ni veuvezhda v sveta na fantastikata tchrez komikseu Bion », (Daniel Atanasov – Satanassov nous introduit dans le monde de la fiction à travers de la bande dessinée « Bion », Radio Nationale Bulgare, 20 janvier 2021.

 

Vignette : Couverture de Bion (copyright : visionbooks-bg.com)

 

* Stéphan Altasserre est docteur en Études slaves, spécialiste des Balkans.

Pour citer cet article : Stéphan ALTASERRE (2024), « Bulgarie : le Neuvième art, une expérience de création tardive mais vivante », Regard sur l'Est, 30 décembre.

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