Bulgarie : les mobilités des élites techniques et médicales en Afrique du Nord

À partir des années 1960, le Maghreb, terre d’émigration, fut également un lieu de passage et de séjour pour des travailleurs en provenance du bloc socialiste, en particulier pour des ingénieurs, techniciens et médecins bulgares.


Algérie, Oranie.Durant la période de colonisation, les pays d’Afrique du Nord ont développé une économie de rente (agricole et énergétique). Après l’accession à l’indépendance, ils se sont soudain trouvés confrontés à une pénurie de personnel technique et ont décidé de faire appel à des travailleurs qualifiés originaires de pays du bloc socialiste. La Bulgarie, qui disposait alors de nombreux techniciens supérieurs, a pu tirer avantage de cette situation en exportant une partie de sa main-d’œuvre, qui allait bientôt se retrouver sous influence francophone.

Origine des mobilités techniques Est-Sud durant la période socialiste

Conséquence directe de la décolonisation et, surtout, de la nationalisation des richesses minérales en Afrique du Nord, le nombre d’ingénieurs, cadres, techniciens et médecins a brusquement diminué dans ces territoires. On a alors observé la création de déserts médicaux, tandis que le nombre d’élites techniques ne permettait plus une exploitation satisfaisante des richesses naturelles du pays. L’URSS et les pays satellites, qui s’étaient déjà rapprochés des organes dirigeants de ces pays, ont alors proposé de leur fournir la main-d'œuvre spécialisée et peu onéreuse qui leur manquait. Les besoins immédiats ne laissant souvent pas d’autre choix à ces États que d’accepter une telle offre, des accords de coopération ont été rapidement conclus entre les protagonistes, dans le cadre du Conseil d’aide économique mutuel (CAEM)(1). À la suite de quoi, de nombreux ingénieurs, médecins, infirmières, sages-femmes, enseignants et architectes ont été envoyés dans les capitales et les grandes villes du Maghreb, mais aussi et surtout dans les régions industrielles (comme à Safi au Maroc, accueillant un complexe chimique lié aux gisements locaux de phosphore). La Bulgarie a su tirer son épingle du jeu, car ses universités avaient formé de nombreux ingénieurs et médecins. Elle était en capacité d’exporter immédiatement une partie de ses ressources humaines. De plus, ce pays bénéficiait d’une très bonne image auprès du Front de libération nationale (FLN) depuis 1960, lorsque la Marine bulgare avait réussi à livrer cette organisation en armes, malgré le blocus militaire français. Pour mener à bien cette exportation de main-d’œuvre, l’État bulgare s'est appuyé sur des structures administratives dédiées à cette mission spécialisée : Technoimpeks (en charge des enseignants et du personnel médical), Technoeksportstroj (ingénieurs, techniciens et ouvriers spécialisés) et Păteksport (ingénieurs chargés de l’étude de travaux). Afin d’éviter les défections lors de cette période de travail à l'étranger, les autorités bulgares conservaient l’essentiel du traitement des expatriés et ne le leur reversaient qu’à leur retour définitif en Bulgarie. De plus, les officiers de renseignement de la Sécurité d'État et du Renseignement militaire en poste en Algérie visitaient régulièrement les familles des coopérants, afin de s’assurer de leur loyauté à l’égard du régime socialiste.

La spécificité de la coopération bulgare avec l’Algérie décolonisée

Après la signature des accords d'Évian, le 18 mars 1962, et l’accession de l'Algérie à l'indépendance, la majorité des Français et des « pieds noirs » vivant jusqu’alors dans cet ancien département français rentrèrent massivement en France métropolitaine – un million de personnes y émigrèrent entre mai et décembre 1962. Même si la France désirait protéger ses intérêts en Algérie en y maintenant du personnel, la nationalisation de l’industrie, avec la mise en œuvre dès 1962 du dissuasif « programme de Tripoli », a conduit à l’hémorragie des élites intellectuelles et techniques. Face à l'urgence et au chaos, le gouvernement algérien a alors fait appel à la main-d’œuvre est-européenne, et notamment à des Bulgares. Des ingénieurs ont été dépêchés à Alger, mais aussi dans les grandes régions industrielles (minières, métallurgiques et pétrolières), telles qu’Annaba et Arzew, à 40 km d'Oran. Les médecins bulgares ont été assignés aux hôpitaux publics, mais aussi à des zones reculées, véritables « déserts médicaux ». Ne prenant pas en compte les spécialités des recrues, ces affectations administratives entraînèrent quelques erreurs médicales. En effet, à l’inverse de la formation médicale à la française, axée sur la polyvalence, le personnel sorti des facultés socialistes ne disposait pas d’un tronc commun médical : ainsi, un radiologue bulgare, n'ayant aucune compétence en tant que généraliste, pouvait par exemple être affecté en tant que médecin de campagne dans une région désertique, au préjudice des futurs patients(2). Malgré la gestion contestable de ces ressources humaines, force est de constater qu’elles ont apporté un soutien indispensable au maintien des services publics et des capacités industrielles du nouvel État indépendant.

Un important contingent d’ingénieurs fut envoyé à Annaba, un des trois principaux pôles de l’industrie de transformation du pays, dominé par les installations de la Société nationale de sidérurgie (SNS) fondée en 1964. Des années 1960 aux années 1980, entre dix et vingt ingénieurs bulgares y travaillèrent en permanence. Leurs enfants et leurs conjoints les ayant rejoints, une petite communauté d’une quarantaine de personnes s’est progressivement constituée. L'autre zone d’affectation prioritaire était Arzew, site où les ingénieurs et techniciens bulgares ont été employés aux opérations de contrôle du raffinage.

D’autres professionnels, comme des ingénieurs civils du bâtiment et des architectes ont également été envoyés en Algérie afin d’aider à la construction de nouveaux bâtiments et quartiers. Pour enseigner les disciplines scientifiques et techniques à une nouvelle génération de jeunes Algériens, des enseignants bulgares ont été recrutés et placés dans les universités d’Alger, de Constantine, d’Annaba et d’Oran. D'autres ont été envoyés pour instruire les écoliers dans les établissements de l'enseignement primaire et secondaire. Enfin, quelques ingénieurs agricoles ont été chargés d’améliorer les rendements des récoltes.

Ce déploiement de travailleurs à l’étranger permettait à l’État bulgare de renflouer sa trésorerie et de rééquilibrer ses échanges avec ses partenaires étrangers. Le phénomène prit une telle importance qu’à partir de 1964, la compagnie bulgare Balkan a ouvert une ligne aérienne Casablanca – Sofia faisant escale à Alger.

La francophonisation des enfants des élites bulgares

La plupart des coopérants se sont déplacés avec leur famille en Afrique du Nord. Ainsi, leurs enfants ont dû être rescolarisés localement dans les établissements d’enseignement. En conformité avec les instructions données par Moscou, les autorités bulgares ont donné pour directive aux familles d’expatriés d’inscrire leurs enfants dans les écoles russes ouvertes dans ces territoires(3). Malgré ce, une grande partie d’entre elles ne se sont pas conformées aux consignes reçues. Privilégiant la qualité de la formation et l’ouverture culturelle des enfants, elles ont inscrit leur progéniture dans les établissements dépendant de la Mission culturelle française, et notamment dans les lycées français qui faisaient alors référence. Malgré cette forme de désobéissance civile, attestée depuis la fin des années 1960, les autorités bulgares se sont montrées relativement souples et n’ont pas appliqué de sanctions à l’encontre des parents. À l’inverse, les coopérants russes et tchèques présents dans la région subissaient des contraintes qui les poussaient à respecter les directives soviétiques en matière de scolarisation des enfants. Les autorités bulgares ont également toléré une certaine fraternisation entre leurs ressortissants et la population française locale.

D’après les données recueillies auprès de différentes sources (listes d’anciens élèves, de candidats aux examens de fin d’études, témoignages d'anciens élèves, enseignants, personnel de direction de ces écoles), plus d’un millier d’écoliers bulgares ont été concernés par cette scolarisation et la francophonisation qui en a inévitablement découlé(4). Les intéressés, dotés (selon le personnel scolaire qui en avait la charge) d’un comportement sociable et d’une solide motivation, se sont toujours rapidement adaptés à leur établissement. Ils se sont orientés en priorité vers les filières scientifiques de manière à poursuivre le plus souvent des études d’ingénierie ou de médecine. Une fois le contrat de leurs parents arrivés à terme, ces élèves retournaient en Bulgarie et y poursuivaient une scolarité plus classique. L’augmentation des frais de scolarité dans les établissements français à partir de 1984 fut toutefois à l’origine d’une diminution significative du nombre d’inscriptions d’élèves bulgares.

À la suite de la chute du régime socialiste et du retour des mobilités Est-Ouest, beaucoup de ces jeunes gens francophones, cumulant diplômes et compétences professionnelles, ont tenté de migrer en France ou au Canada(5). Il est difficile de mesurer l’ampleur de ces mobilités, car il s’agit de trajectoires individuelles et parce que les intéressés, prompts à s’intégrer socialement dans leur pays d’accueil, se montrent très discrets sur leurs origines et leur parcours personnel.

Le prolongement des liens entre la Bulgarie et le Maghreb

Si la fin du régime socialiste n’a pas mis un terme à la présence bulgare technique et médicale au Maghreb, ces expatriations professionnelles ont toutefois significativement diminué. Tout d’abord, les personnels non indispensables ont été rapatriés d’Algérie à la suite des troubles survenus dans ce pays à partir des manifestations de 1988. Dans le même temps, les agences bulgares chargées de l’exportation de la main-d’œuvre ont été restructurées à partir du début des années 1990. Malgré ces changements, Technoexportroy conserve deux bureaux internationaux dans le Maghreb (Alger et Rabat). Cette présence est toutefois sur le déclin depuis les années 1980, car le Maghreb a perdu son attractivité au profit d’autres pays du monde arabe en pénurie de personnels de santé et de techniciens, comme la Libye (jusqu’à l’affaire des « infirmières bulgares », 1999), le Yémen et l’Irak (jusqu’aux guerres survenues récemment dans ces deux pays). Le retour et la « normalisation » des mobilités Est-Ouest post-socialistes ont ensuite permis à chacun de migrer de manière individuelle sans recourir à ces anciennes entreprises publiques(6).

Sources :

(1) Stéphan Altasserre, Les mobilités bulgares en Europe occidentale et plus particulièrement en France au cours de la période postcommuniste (1989-2012), Thèse de doctorat, université de Strasbourg, novembre 2013.

(2) Lors d’un entretien réalisé à Paris le 13 mai 2011 avec un médecin français en poste à l’hôpital universitaire de Constantine entre 1964 et 1965, celui-ci nous a fait part de son expérience personnelle avec un radiologue bulgare envoyé en tant que médecin de campagne dans un petit village des alentours de Constantine et incapable de répondre aux besoins de ses patients.

(3) Entretiens individuels réalisés avec 13 enseignants d’établissements français du Maghreb (Annaba, Oran et Rabat) ayant suivi la scolarité d’élèves bulgares, et avec 32 élèves bulgares ou français ayant côtoyé des élèves bulgares sur les bancs de l’école après 1960.

(4) Consultation, au début des années 2010, de pages listant les écoliers sur les portails des anciens élèves d’Annaba et d’Oran qui, désormais, ne sont plus accessibles ; Service de Coopération et d’action culturelle.

(5) Entre juin 2011 et avril 2012, nous avons pu nous entretenir avec huit anciens écoliers bulgares ayant suivi un enseignement français au Maghreb et ayant migré en France à la suite de la chute du régime socialiste (1989). Depuis 2008, d’autres témoignages indirects ont confirmé cette trajectoire affectionnée par d’anciens élèves bulgares ayant vécu en Afrique du Nord durant la période post-socialiste.

(6) En août 1969, Vladimir Topentcharov, alors ambassadeur de Bulgarie à Paris, indiquait dans un article paru dans Le Monde Diplomatique que « plus de 1 500 spécialistes bulgares participaient à la transformation de l’économie et aux travaux de construction d’une dizaine de pays en voie de développement ».

 

Vignette : Algérie, 2011. Source : Maya-Anaïs Yataghène/Wikimedias Commons.

 

* Stéphan Altasserre est docteur en Études slaves, spécialiste des Balkans.

Lien vers la version anglaise de l’article.

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