Ces femmes qui dirigeront, peut-être, bientôt l’Asie centrale

Elles ont une dizaine d’années de différence mais leurs trajectoires respectives présentent des similitudes. Filles aînées des deux chefs d’États qui se disputent le leadership en Asie centrale, toutes deux dirigeantes de groupes de médias influents dans leur pays, Goulnara Karimova et Dariga Nazarbaeva se voient régulièrement prêter la volonté de succéder à leurs pères à la tête de l’Ouzbékistan et du Kazakhstan.


Détestée de la population et en rivalité avec sa sœur Lola, moins médiatisée, Goulnara Karimova, fille du président Islam Karimov, qui tient d’une main de fer l’Ouzbékistan, fait régulièrement les titres de la presse, y compris britannique et américaine. Divorcée d’un Américain d’origine ouzbèke et mère de deux enfants, Goulnara Karimova est décrite comme une très jolie femme, ayant dépassé de peu la trentaine. Elle dit ne pas comprendre les idées féministes : « Une femme doit rester une femme en toutes circonstances. Quel que soit son niveau d’émancipation, le destin d’une femme est d’être la mère de ses enfants ». De son propre aveu, les perles et les pierres semi-précieuses sont un de ses péchés mignons.

Selon Aleksei Malachenko, professeur au MGIMO et membre du conseil du centre Carnegie de Moscou, Goulnara Karimova n’est pas estimée à sa juste valeur et serait même une des candidatures les plus probables au poste de Président. Diplômée d’Harvard et de l’Institut des Technologies de l’information de Tachkent, elle a enseigné à la prestigieuse Université ouzbèke d’Économie mondiale et de diplomatie à partir de 1997, tout en conseillant le ministre ouzbek des Affaires étrangères. En septembre 2003, la jeune femme est accréditée par le ministère des Affaires étrangères russe comme conseiller-ministre plénipotentiaire de l’Ambassade d’Ouzbékistan en Russie, où son réseau est composé d’oligarques, comme Oleg Deripaska et Iskander Makhmoudov[1].

La « goulnarisation » de l’industrie ouzbèke 

En deux ans, et malgré la mauvaise santé de l’économie ouzbèke, Goulnara Karimova a su se constituer un empire en acquérant des entreprises dans son pays, pour certaines via des holdings dont le siège se situe aux Émirats arabes unis, dans les secteurs du coton, de la téléphonie mobile, de la publicité, de la restauration, ou encore des médias avec le titre « Terra Bella », publié depuis 2002 par « Terra Group ». Ce qui a donné l’occasion à une publication russophone de titrer un de ses articles sur la « goulnarisation » de l’industrie ouzbèke. Plus récemment, la fille du président Karimov a jeté son dévolu sur le secteur du pétrole et contrôle la société « Zeromaks », qui commencerait à concurrencer l’entreprise publique Uzbekneftegaz. Elle possède aussi des biens immobiliers à Moscou. Son emprise est l’exemple même du contrôle exercé par l’élite au pouvoir sur tout le milieu des affaires en Ouzbékistan. Selon le quotidien russe Nezavissimaia Gazeta, la « lady ouzbèke » aurait même créé un système de pouvoir parallèle.

Sur la scène internationale, Goulnara Karimova travaille à la promotion de l’Ouzbékistan. Elle a notamment créé le fonds intitulé « Forum de la culture et de l’Art de l’Ouzbékistan » et s’implique dans l’élaboration de politiques d’intégration régionale. En décembre 2005, elle a ainsi promu l’idée d’une politique énergétique commune et la formation d’un espace unifié de l’énergie dans le cadre de l’Organisation de coopération de Shanghai, lors de la première Conférence internationale sur le marché de l’énergie en Asie centrale, placée sous l’égide du Centre de recherches politiques qu’elle-même dirige.

Les prochaines élections présidentielles qui se tiendront en 2007 permettront donc, peut-être, de mesurer l’envergure et le talent politique de cette femme qui, jusqu’à présent, doit beaucoup son ascension politique et économique au népotisme. A moins que d’autres personnes ne se mettent en travers de son chemin… En effet, si la réalité du très brillant curriculum vitae de Goulnara Karimova est largement mise en doute par la revue Oazis, l’engagement politique de Nodira Khidoiatova, lui, n’est pas un maquillage de façade destiné à éblouir les médias. Coordinatrice du mouvement d’opposition « Ouzbékistan radieux », encore mal connu dans le pays et très réprimé par le pouvoir, cette femme a toutefois été condamnée, le 1er mars dernier, à 10 ans de réclusion pour une série de délits dont le vol, le recel de devises, et des fraudes fiscales. Ainsi, des femmes comme Nodira Khidoiatova et sa sœur Nigara, elle aussi très active dans la contestation du pouvoir, pourraient, dans un contexte politique différent -l’Ouzbékistan est régulièrement promis à une « implosion » dans les médias-, apparaître comme des rivales de taille.

Une candidate aux présidentielles de 2012 au Kazakhstan ? 

Dariga Nazarbaeva, elle, est la fille de Noursoultan Nazarbaev, le chef d’Etat du Kazakhstan. Agée de quarante-trois ans et mère de trois enfants, elle mène plusieurs carrières simultanément et réussit à cultiver son hobby, le chant, à un niveau suffisant pour s’être produite au théâtre Bolchoï de Moscou. Diplômée de l’Université d’État de Moscou, elle est l’auteur d’une thèse de doctorat intitulée « La démocratisation des systèmes politiques dans les nouveaux États indépendants ». Ses deux principaux domaines d’activité sont la politique et les médias. Tout comme Goulnara Karimova, Dariga Nazarbaeva contrôle deux groupes de média kazakhes, Alma-Média et Khabar, dont elle préside le conseil de surveillance. Elle cumule ces fonctions avec celles de directrice du congrès des journalistes kazakhes, de présidente du Comité d’organisation du Media Forum eurasiatique dont la cinquième édition s’est ouverte en avril dernier, à Alma-Ata et de membre du conseil d’administration de l’Académie internationale des arts télévisuels. Les observateurs de la vie politique kazakhe soulignent que cette femme sait parfaitement utiliser son pouvoir médiatique pour satisfaire ses visées politiques.

Le parcours de Dariga Nazarbaeva se distingue de celui de Goulnara Karimova par sa moins grande participation au monde des affaires et son implication affichée et grandissante en politique intérieure. L’explication la plus plausible en est son appartenance à un groupe d’influence qui s’est « historiquement » appuyé davantage sur les forces de sécurité (Comité national de sécurité, Service de sécurité du Président…) pour se développer que sur les structures économiques du Kazakhstan. Son époux, très lié avec le ministère de l’Intérieur, s’est en effet plongé dans le monde des affaires tardivement. A l’inverse, Goulnara Karimova doit, elle, davantage sa réussite dans le monde des affaires au succès de son ex-époux qui, grâce à ce mariage, avait pu lancer une affaire de vente de boissons non alcoolisées et contrôler la distribution de Coca-Cola en Ouzbékistan.

Présidente du Centre eurasiatique de recherches stratégiques et du conseil de surveillance de l’Institut international de politique contemporaine du Kazakhstan, Dariga Nazarbaeva fonde en 2003, le parti « Assar » destiné, dans un premier temps, à soutenir la candidature de son père aux élections de décembre 2005, au sein de la Coalition Nationale formée avec le parti « Otan ».

Un soutien qui ne l’empêche pas de se montrer très critique envers le travail de son père, puisqu’elle prône de grandes réformes structurelles dans tous les domaines du système kazakhe, caractérisé, selon elle, par un manque de prévision, de planification et de responsabilité à tous les niveaux. Elle estime notamment que le Président exerce une trop faible influence sur son administration, mais aussi sur les députés, prône l’introduction d’élections à la proportionnelle au Parlement et la formation d’un gouvernement basé sur la majorité parlementaire. Elle dénonce aussi les méfaits du système, dont la corruption qui, gangrenant les structures de l’État, aggrave la fracture socio-économique. Ses propositions sont contenues dans un projet intitulé « Programme national de modernisation de la société kazakhe (Feuille de route) », présenté par l’Institut international de politique contemporaine du Kazakhstan.

En novembre 2003, lors d’une conférence à Saint-Pétersbourg sur les « différents modèles de développement démocratiques dans l’espace post-soviétique : l’expérience du Kazakhstan, de la Russie et de l’Ukraine », Dariga Nazarbaeva se prononce pour une Eurasie libérale qui ne soit pas un empire et dirigée conjointement par la Russie, l’Ukraine et le Kazakhstan. Elle souhaite un partenariat fort entre ces trois puissances animées de trois objectifs principaux qui sont la création d’un système de consultation interne à cette troïka, un dialogue avec les Etats-Unis, l’Union européenne et la Chine, ainsi que la stabilité, la sécurité et la démocratie.

Si Dariga Nazarbaeva dément vouloir briguer le fauteuil de son père, elle se fabrique néanmoins activement, depuis 2003, une stature de candidate aux élections présidentielles. Mais le scandale du KazakhGate en 2002, dans lequel son père est soupçonné d’avoir reçu des pots-de-vin en échange de contrats pétroliers dévolus à des Américains, et dans lequel elle serait impliquée, ainsi que l’assassinat, en février 2006, de l’opposant A. Sarsenbaev[2] qui y serait lié, ne risquent-ils pas d’entacher cette carrière ? Cela est peu probable même s’il est évident que l’élimination de ce successeur potentiel à Noursoultan Nazarbaev sert les intérêts du groupe d’influence de la fille aînée du Président et de son mari.

Par Hélène ROUSSELOT

* Vignette : Mme Nazarbaeva (© Assar)

[1] Oleg Deripaska est le patron du géant russe de l’aluminium Roussal. Iskander Makhmoudov, d’origine ouzbèke, est le fondateur et président de la société minière et métallurgique de l’Oural. Sa fortune est estimée par Forbes à 4,5 milliards de dollars.

[2] Altynbek Sarsenbaev a dirigé le ministère de l’Information, le Conseil de sécurité du Kazakhstan et a été ambassadeur en Russie. Il était passé à l’opposition en 2002 en entrant dans le parti Ak Jol puis en rejoignant le bloc « Pour un Kazakhstan juste ».