Alors que les écoles européennes et américaines de science politique existent et se développent depuis déjà plus d’un siècle, la science politique russe n’a qu’une dizaine d’années d’existence. Forte d’un cadre institutionnel lui conférant l’apparence d’une discipline bien établie (Association Russe de Science Politique, colloques panrusses de science politique, séminaires, tables rondes, revues scientifiques spécialisées, facultés produisant ses premiers docteurs, production d’articles…), elle cherche à se mettre à l’unisson de la recherche internationale tout en conservant une approche “ nationale ” des problématiques politiques.
En dépit de son enracinement institutionnel, cette discipline connaît de grandes difficultés à exister comme science et comme discipline enseignée. Les problèmes sont nombreux depuis la définition et la délimitation même du champ de la science politique jusqu’à l’élaboration des manuels en passant par la formation du corps enseignant.
Une des premières tâches que se sont fixées les politologues russes est de constituer autour de cette discipline encore mal déterminée une communauté de chercheurs et d’enseignants capable de diffuser la bonne parole. En effet, la science politique russe est d’abord l’affaire d’un groupe assez restreint de chercheurs moscovites, dont la plupart n’ont pas reçu de formation en science politique (la première génération de docteurs apparaissant vers le milieu des années 90) mais en philosophie, en histoire, en droit, voire en économie.
Créer sa communauté scientifique
La création de l’Association Russe de Science Politique (RAPN), en 1991, a fortement contribué à l’institutionnalisation de la discipline. La RAPN se donne pour but de “consolider la communauté scientifique russe autour de la science politique, de développer en Russie cette nouvelle discipline, d’améliorer la qualité de l’enseignement et de créer des coopérations internationales”. Animée par des professeurs issus majoritairement des universités les plus prestigieuses de Moscou et de Saint-Pétersbourg (MGU, Académie des Sciences, MGIMO, Université d’Etat de Saint-Pétersbourg), cette association très active a mis en place de nombreux programmes de formation des enseignants de province avec le soutien financier de fonds privés (Fonds Ford et Soros notamment). Elle contribue ainsi à l’activité de “Polis”, l’une des principales revues de science politique qui dispose d’un très bon taux de diffusion en province comme à l’étranger.
C’est également par son intermédiaire que les premiers congrès panrusses de science politique ont été organisés en 1998 et 2000 réunissant en moyenne 500 personnes (professeurs d’université, chercheurs, doctorants) venus d’une cinquantaine de régions de la Fédération de Russie. Pourtant, malgré cet activisme, il est encore difficile de parler de communauté. En dehors de Moscou et Saint-Pétersbourg, le niveau de l’enseignement demeure assez faible. La province reste en grande partie à l’écart du processus de formation, les universités régionales ne bénéficiant pas d’un accès aux sources et d’outils de médiatisation comparables à ceux de la capitale.
Autre défi: la formation des professeurs. Les docteurs en science politique étant peu nombreux, l’enseignement est assuré par les anciens professeurs du “communisme scientifique”, et du “matérialisme historique”, reconvertis en politologues, très vite rejoints par des sociologues, philosophes, et historiens. Il en ressort que la science politique russe est animée par un groupe d’individus très hétérogène aux formations diverses, voire contradictoires, dont le niveau de spécialisation est finalement très faible. Comme le montre une enquête réalisée en 1996 par des chercheurs de l’Université Lomonossov et de l’Institut de Sociologie de l’Académie des Sciences, cette communauté présente des incompatibilités fortes qui empêchent la constitution d’un savoir et d’une conscience communes : la vieille garde communiste défendant un certain acquis de la période soviétique, la jeunesse libérale prônant au contraire la cause démocratique.
Conflit idéologique mais aussi conflit de générations
Les ruptures se lisent également dans le niveau de formation. Faute de moyens financiers ou de structures adéquates, seule une minorité de jeunes enseignants maîtrise l’outil informatique et la langue anglaise. Différence de niveaux, différence de moyens, différentes formations, différentes optiques politiques, inégalités des ressources : il semble que les politologues russes aient finalement pour seul point de convergence la difficulté, commune à tous, de définir le champ d’action de leur discipline.
Proposer ses propres cadres théoriques
En 10 ans, les politologues russes ont traversé plusieurs crises d’identité. L’institutionnalisation de la discipline n’a nullement réglé la question de son contenu. On comprenait ce qu’on abandonnait en se débarrassant du communisme scientifique, mais savait-on bien ce qu’on gagnait à la place ? Son champ d’action est ainsi très largement défini : de la politique comparée à la philosophie politique en passant par la sociologie, la psychologie ou la communication politique, jusqu’à inclure les relations internationales. Ce qui en Europe constitue plusieurs disciplines distinctes est perçu en Russie comme les parties d’un tout qui s’appellerait “ politologie ”. Ce flou dans la délimitation du champ d’action est renforcé par l’indétermination du niveau d’action: la science politique doit-elle se concentrer sur la recherche fondamentale ou sur la recherche appliquée? On constate ainsi une dissolution des frontières entre science politique universitaire, et consulting politique, spécialistes de l’une et praticiens de l’autre s’attribuant communément le titre de “politologue”.
Enfin, le problème le plus délicat reste le choix des orientations théoriques. Si la littérature occidentale s’est très vite imposée comme la référence de base, les politologues sont passés dans le milieu des années 1990 par un rejet des modèles théoriques occidentaux et une tentative d’une lecture nationale de la science politique. Faisant appel aux références pré-révolutionnaires ou soviétiques, à l’eurasisme ou aux référents nationalistes, deux types de science politique se sont distingués: l’une “pro-occidentale” tournée vers la communauté internationale et ayant l’ambition d’acquérir une dimension universelle et l’autre, se focalisant sur la réalité russe et cherchant à mettre en évidence la spécificité nationale.
Il est certain en tout cas que les bouleversements politiques de la Russie ont modelé durablement les orientations théoriques des politologues russes. La science politique se veut avant tout instrument de compréhension des phénomènes nationaux. Le thème de la transition à la démocratie et plus généralement, celui de la démocratie est à la base de son enseignement. La “politologie” est ainsi perçue comme un moyen de former la nouvelle société russe à l’exercice de la démocratie. Comme l’affirment V. Pugacev et I. Solov’ev, auteurs d’un des manuels les plus populaires de science politique: “La maîtrise par les citoyens des bases de la science politique et de la culture démocratique est une des conditions fondamentales du succès des réformes politiques et sociales en Russie”.
Élaborer ses manuels
L’édition des manuels de science politique en Russie est à elle seule symbolique de l’engouement, souvent mal canalisé, que suscite cette nouvelle discipline. L’offre d’ouvrages est très importante. À “Biblio Globus”, l’une des grandes librairies de Moscou, on dénombre une cinquantaine de manuels consa-crés à la “politologie”. La plupart bénéficient de la recommandation du comité d’Etat en charge du contrôle des manuels universitaires et du soutien financier de fonds privés. Il est donc très difficile de déterminer des critères de qualité.
Plusieurs facteurs permettent d’expliquer cette offre pléthorique. D’une part, chaque université édite son manuel. On trouve par exemple le manuel du MGU, les manuels du MGIMO, celui de l’Université polytechnique Bauman, mais aussi les manuels de l’Académie Russe des Douanes, de l’Académie des Finances, de l’Université de la Presse… D’autre part, chaque discipline a son manuel. On compte trois types d’ouvrages. Celui destiné aux facultés de politologie, le plus spécialisé. C’est par exemple l’ouvrage de A. Degtârev “Osnovy politiceskoj teorii ” (Les fondements de la théorie politique), professeur de science politique au MGIMO.
Le deuxième type d’ouvrage s’adresse aux spécialistes en sciences sociales : histoire, économie, droit. C’est le cas notamment du manuel destiné aux juristes : «Politologiâ» de M. Marcenko professeur au MGU. Enfin, le troisième type d’ouvrage est destiné aux non-spécialistes des sciences sociales : mathématiciens, physiciens, ingénieurs et formations techniques. C’est finalement une science politique à la carte, conçue sur mesure dans l’esprit de chaque université et de chaque spécialisation qui est proposée aux étudiants russes. Les juristes auront un chapitre plus étayé sur l’Etat de droit et la place de la loi dans les systèmes politiques tandis que les ingénieurs s’intéresseront de près aux technologies et à la communication politiques.
Devoir d’éducation civique “à la soviétique”
Si tous les étudiants doivent suivre un cours de science politique intégré dans leur cursus, c’est que la nouvelle discipline a comblé le vide laissé par la disparition de “l’histoire du parti” ou du “communisme scientifique”, disciplines obligatoires pour tous à l’époque soviétique. La science politique joue aujourd’hui le rôle éducateur que jouaient dans le passé ces disciplines, à la différence notable qu’elle véhicule d’autres principes : comprendre les bouleversements que connaît la Russie, construire une société civile et démocratique, développer la culture politique… Ce devoir d’éducation “à la soviétique” s’observe d’ailleurs dans la manière dont sont conçus les manuels. Contrairement aux manuels français où les références bibliographiques tiennent une place primordiale et où le regard de l’auteur est souvent distancié (l’objectif étant le plus souvent de rendre accessible les textes et les auteurs classiques), les manuels russes ont souvent une tendance à l’objectivation.
La bibliographie est, à de très rares exceptions, inexistante et l’ouvrage (qui est le plus souvent le fruit d’une interprétation personnelle plutôt que la présentation de la littérature fondamentale) se présente comme une somme de vérités objectives souvent absconses. Dans le chapitre où il définit ce qu’est la science politique, Pugacev écrit ainsi: “Les différentes définitions scientifiques du politique peuvent être systématisées et divisées en plusieurs groupes dont chacun a sa propre différenciation.
Les critères pour distinguer ces groupes ce sont, d’abord, les approches générales, utilisées par les chercheurs pour désigner le politique: les approches sociologique, substantielle (explicitant la matière, la source du phénomène) et systémique, ensuite, les caractéristiques fondamentales, et enfin les fonctions sociales, qui constituent le politique et qui sont mis en avant dans les définitions du politique (…)”. Ces manuels ne donnent pas aux étudiants les moyens de critiquer, de vérifier et de prendre connaissance de la littérature scientifique fondamentale. Les ensei-gnants sont d’ailleurs les premiers à dénoncer le caractère trop simpliste ou trop sibyllin des ouvrages, leur éclectisme, la tendance des auteurs à rédiger des essais plutôt que des manuels, voire même « l’analphabétisme théorique »…
Diffuser le savoir en province
À l’issue d’une enquête (déjà citée), menée auprès de professeurs de science politique de toute la Russie réunis en assemblée à Moscou, il ressort que trois ouvrages disposent aujourd’hui d’une certaine audience : l’ouvrage de Pugacev et Solov’ev, le “Politologie” de K. Gadjiev et “La philosophie du politique” de A. Panarin. Toutefois, la notoriété de ces trois titres n’est pas forcément liée à leur qualité scientifique. Leur succès tient pour beaucoup à leur publication précoce. Arrivés très tôt sur le marché, ils ont pu être diffusés largement et sont désormais accessibles dans les bibliothèques régionales.
Pour les enseignants de province tout comme pour leurs étudiants, le choix des manuels reste un problème anecdotique, vu la difficulté d’accès à ces ouvrages édités à Moscou à un tirage confidentiel. Le problème de la diffusion des sources en province est d’ailleurs pris très au sérieux par la société des politologues de la capitale qui voit là un frein réel au développement de la science politique en Russie. Répondant au souci de diffuser les outils de transmission du savoir, la revue Polis a ainsi proposé ces dernières années des modèles de programme de cours sur Internet, des bibliographies, des forums de discussion interactifs afin de mobiliser le corps professoral. Reste cependant à former les enseignants pour leur permettre d’exploiter les nouvelles ressources mises à leur disposition.
Par Chemsa RACHIDI