Constantin Simonov : un écrivain et le régime stalinien

Aujourd’hui, la presse française, aussi bien généraliste que spécialisée[1], réagi largement au cinquantième anniversaire de la mort de Joseph Staline. Malgré le travail des historiens, facilité par l’ouverture d’une grande partie des archives soviétiques, sa figure reste énigmatique tout comme son système que l’on découvre peu à peu. L’ouvrage de Constantin Simonov nous offre un éclairage sur la relation de Staline aux intellectuels.


Dans son livre Vu par un homme de ma génération (Réflexions sur J. Staline) paru en 1990 à Moscou l’écrivain Constantin Simonov (1915-1979) a décrit ses rapports et sa perception de Joseph Staline. Cet écrivain reste peu connu en France malgré quelques traductions de ses oeuvres, ainsi qu’une co-écriture avec Elsa Triolet et Charles Spaak, du scénario du film Normandie-Niémen (sorti sur les écrans en février 1960). Il occupa pourtant une place d’honneur parmi les écrivains de guerre en URSS.

Constantin Simonov a commencé sa carrière dans le journal de l’armée rouge, Krasnaya Zvezda (l’Etoile Rouge), pendant le conflit militaire en Mongolie. Il y est resté pendant toute la durée de la Seconde Guerre Mondiale. Parallèlement, il a publié des poèmes dans lesquels il exprime les sentiments personnels, presque intimes, des simples soldats : la douleur de la séparation avec l’être aimé (Jdi menya- Attends-moi), la haine envers l’ennemi- un ennemi concret, celui qui « détruirait ta maison, violerait ta femme, si tu ne le tues pas avant » (Ubei-ego –Tues-le !). Ces poèmes ont ému des milliers de Russes ce qui lui valu une grande notoriété. A la fin de la guerre, Constantin Simonov était devenu, à l’âge de trente ans, un des écrivains les plus connus de sa génération. Il reçut six fois le prix Staline et deux fois le prix Lénine pour ses différentes œuvres et occupa à partir de 1947 des postes importants au sein de l’Union des Ecrivains soviétiques, tel celui de rédacteur en chef de Novyi Mir [2] (de 1946 à 1950 puis de 1954 à 1958) et de Literatournaya gazeta (1950-1953)- le journal officiel de l’Union des Ecrivains.

Dans ce contexte, Simonov a rencontré plusieurs fois Staline, lors de réunions de travail avec d’autres rédacteurs et écrivains. Dans son livre, Vu par un homme de ma génération (Réflexions sur J. Staline), s’appuyant sur les notes prises immédiatement après ces réunions, il nous livre sa perception de Staline à cette époque. Pendant les réunions de travail, il a pu être témoin, du moins partiellement, de la mise en place du système de contrôle des esprits dans les publications littéraires. Staline surveillait personnellement les délivrances d’autorisation de publication, il ordonnait la mise en honneur ou à l’écart de tel ou tel écrivain, jouant très habilement avec les conflits internes du milieu littéraire. Afin d’entretenir le culte de la personnalité dans un pays aussi immense que l’Union Soviétique, Staline dirigeait d’une main de fer ceux qu’il appelait les ingénieurs de l’âme humaine- les écrivains- et semait la terreur parmi eux. Et Simonov, de se demander pourquoi, malgré les informations dont il disposait déjà à cette époque, il ne s’était jamais avoué la vérité sur le régime stalinien? Pourquoi n’avait-il jamais remis en cause la justesse des décisions de Staline ?

Avec la même persévérance, Constantin Simonov se remémore les autres occasions qu’il avait eues, avant les révélations de Khrouchtchev au XXe Congrès de PCUS en 1956, de découvrir le vrai visage du régime stalinien. Il a joui à cette époque de nombreux privilèges- appartement, voyages à l’étranger – et a été épargné par les vagues successives de purges. Ce ne fut toutefois pas le cas de sa famille maternelle, d’origine noble: deux de ses tantes, ainsi que leurs enfants, ont été envoyés dans les camps en Sibérie. A cette époque (1936-1937), Simonov avait à peine vingt ans. Dans Vu par un homme de ma génération, il cherche à retrouver son état d’esprit d’alors : les erreurs inévitables commises au nom de principes justes, le désir de ne pas se poser de questions dérangeantes.

Sous Khrouchtchev, Simonov a été temporairement évincé de la vie publique pour ses prises de positions sous Staline. Il fut alors nommé correspondant du journal Pravda en Ouzbékistan (1958-1960). Les révélations du XXe Congrès ne furent pas décisives pour cet homme trop dévoué au système stalinien. Il ne pouvait remettre en cause sa vie d’écrivain et d’homme public. Dans Vu par un homme de ma génération, Constantin Simonov ne renie d’ailleurs aucune de ses œuvres-poétiques ou théâtrales-où la figure de Staline a été glorifiée. Il ne leur trouve souvent aucune qualité, mais les intègre dans son œuvre, en tant que témoignages de son état d’esprit d’autant.

La publication de la première partie de son œuvre, la trilogie Jivye i Mertvye (Les Vivants et les Morts), en 1962 a de nouveau propulsé Constantin Simonov au premier rang des écrivains soviétiques officiels. Il a conservé cette notoriété jusqu’à sa mort en 1979 et se consacra exclusivement son travail[3] à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale qui fut l’expérience la plus traumatisante de sa vie. Par ce travail d’historien, réalisé notamment à partir de son journal tenu dès les premiers jours de guerre suite au choc de la débâcle de l’Armée Rouge, Constantin Simonov a été amené à remettre en question sa perception de Staline. Au fur et au mesure de ses recherches, qui mettaient en évidence les erreurs stratégiques personnelles de Staline à la veille et au début de la guerre (notamment, la liquidation quasi-totale des cadres de commandement de l’Armée Rouge en 1937), Simonov accède à une autre vision du petit père des peuples- celle d’un tyran grand et terrible.

Publié en 1990, Vu par un homme de ma génération a été particulièrement remarqué aussi bien par les écrivains que par le public. Ce livre bouleversait l’image d’un écrivain officiel, très apprécié par Staline, car Constantin Simonov se livrait là à un impitoyable examen de conscience. Il révélait les difficultés énormes qu’éprouvèrent les gens de sa génération à se libérer de l’emprise du culte de la personnalité et l’impact très relatif des révélations faites par Khrouchtchev sur un grand nombre d’entre eux. Le travail d’historien sur la Seconde Guerre Mondiale aura tout de même permis Simonov de reconnaître les erreurs de Staline et finalement de prendre de la distance avec l’image qu’il cultivait auparavant du petit père des peuples.

 

Par Daria JDANOVA

 

[1] Voir, entre autres, le n° spécial du Monde (N°18068,26 février 2003) ainsi que la revue Histoire, N°273, février 2003.
[2] Monde Nouveau- une des revues littéraires soviétiques les plus importantes. Dans ses cahiers ont été publiées de nombreuses œuvres qui s’éloignaient de la littérature officielle, par exemple celles de Soljenitsyne.
[3] Notamment la trilogie Les Vivants et les Morts, dont le dernier volume a paru en 1973, ainsi que de nombreux romans (Les Jours et les Nuits), recueils de poèmes et récits (Attends-moi, Différents jours de guerre) et films documentaires (Si ta maison t’es chère)