La République de Moldavie fait rarement la une des médias internationaux. Cependant, elle a réussi à attirer leur attention au cours du printemps et de l’été 2019, en raison de la crise constitutionnelle qu’a connue le pays. Cet épisode riche en rebondissements vient de connaître un (possible) ultime épisode.
En juin 2019(1), la classe dirigeante moldave s’est illustrée dans une guerre de pouvoir sans merci. À l’origine de cette crise politique, une crise constitutionnelle d’une rare confusion qui a mené à une double gouvernance durant une semaine entière : du 8 au 14 juin 2019, la Moldavie et ses 3,5 millions de citoyens ont été dirigés par deux gouvernements concurrents.
Deux gouvernements pour un seul État
La crise constitutionnelle a pris sa source dans les élections législatives du 24 février 2019, remportées de justesse par le Parti socialiste (PS) du Président Igor Dodon. Le PS, pro-russe, n’ayant cependant pas obtenu la majorité absolue lors de ce scrutin, il dut chercher un accord avec le Parti démocrate (PD) de l’oligarque Vladimir Plahotniuc ou le bloc électoral pro-européen et anti-corruption ACUM (« Maintenant »). Les deux formations refusant de s’allier avec le Parti socialiste pour la création d’un gouvernement de coalition, les affaires courantes du pays furent prises en charge par le gouvernement sortant de Pavel Filip (Démocrates) qui, en attendant, garda son statut de Premier ministre.
Après trois longs mois d’incertitude, le Parti socialiste et ACUM réussissent le 8 juin à se mettre d’accord sur une coalition gouvernementale dont Maïa Sandu (ACUM) prendrait la tête. L’accord entre pro-russes et pro-européens, qui dépasse le clivage Est–Ouest régissant d’ordinaire la vie politique moldave, est qualifié d’historique. Fait plus historique encore, il est encouragé à la fois par les États-Unis, par l’Europe et par la Fédération de Russie.
Seulement Vladimir Plahotniuc, l’oligarque le plus puissant du pays et chef de file des Démocrates, ne l’entend pas de cette oreille. Il fait valoir auprès de la Cour constitutionnelle que la coalition Socialistes-ACUM a un jour de retard sur les trois mois dont elle disposait pour se faire connaître. Le verdict de la Cour constitutionnelle illustre alors parfaitement le gigantesque problème de corruption dont la Moldavie est victime : la Cour déclare en effet que les 3 mois inscrits dans la Constitution sont équivalent à 90 jours très exactement, et pas un de plus. Les politiques moldaves et les observateurs internationaux auraient donc été dans l’erreur en pensant que les 3 mois désignaient la période courant du 9 mars, date des résultats officiels des élections législatives, au 9 juin. L’accord de coalition est donc caduc.
Le gouvernement de Pavel Filip estime alors que le pouvoir lui revient de fait. Ce qui déclenche une guerre des institutions, au cours de laquelle le Parlement déclare les actes de la Cour constitutionnelle illégaux, tandis que cette dernière exige la dissolution de l’assemblée. Le Président Igor Dodon s’y refuse et, le 9 juin, il est suspendu de ses fonctions et remplacé par Pavel Filip, désigné par la Cour pour assurer l’intérim. Ce dernier s’empresse de mettre en œuvre la dissolution du Parlement par décret présidentiel.
Joueurs d'échecs, Chișinău (photo Ilinka Léger)
Il n’y a donc plus de Président élu démocratiquement à la tête du pays, mais on y trouve en revanche deux gouvernements qui s’estiment légitimes. Le gouvernement Sandu (Socialistes-ACUM) se réunit au Parlement, alors que l’accès aux ministères et au siège du gouvernement lui sont refusés par les partisans(2) des Démocrates ainsi que par les forces de l’ordre. Une grande confusion règne dans les rangs de la police et de l’Armée, qui ne savent plus très bien à qui obéir.
C’est dans ce contexte explosif que, le 10 juin, la France, l'Allemagne, le Royaume-Uni, la Pologne et la Suède font une déclaration officielle commune pour soutenir le gouvernement Sandu(3). Le même jour, la Russie se prononce à son tour pour ce gouvernement et contre la dissolution du Parlement(4). Revigoré par les prises de position d’États tiers, le président I. Dodon reprend officiellement les rênes du pays le 11 juin en annulant le décret de dissolution du Parlement signé par Pavel Filip.
Durant cette période, la France, en particulier, s’est révélée être un soutien de taille pour le nouveau gouvernement. Dès le 13 juin, le nouveau ministre des Affaires étrangères Nicolae Popescu a été reçu par la Secrétaire d’État chargée des affaires européennes, Amélie de Montchalin, geste conférant au nouveau ministre une légitimité certaine. Les 12 et 13 septembre, la Secrétaire d’État s’est elle-même rendue en Moldavie, reçue par N. Popescu, le Président de la République de Moldavie et la Première ministre.
Oligarchie en fuite et nouveaux espoirs
C’est seulement le 14 juin que le gouvernement de Pavel Filip annonce sa démission. Les États-Unis s’empressent alors de se prononcer officiellement en faveur du gouvernement Sandu(5). Troublante coïncidence, Vladimir Plahotniuc quitte le pays dès le lendemain, sans qu’on sache précisément, jusqu’à aujourd’hui, où il se trouve. La Cour constitutionnelle reconnait immédiatement le gouvernement Sandu et annule toutes ses décisions précédentes, redonnant tout pouvoir au Parlement et réhabilitant officiellement le président I. Dodon. Elle reconnaît également avoir été soumise à des pressions.
Le gouvernement Sandu peut enfin s’installer au siège du gouvernement et dans les ministères appropriés. Il promet de tout faire pour combattre l’oligarchie et la corruption qui entravent le développement du pays. Ainsi la priorité déclarée du gouvernement est-elle la réforme de la Justice, totalement discréditée durant cette crise constitutionnelle. Les réformes promises sont destinées à relancer le processus d’intégration européenne, au point mort tant à cause de la corruption ambiante que des positions pro-russes du Président. En ce qui concerne les relations avec la Russie, la Première Ministre Maia Sandu déclare que la Moldavie va continuer d’entretenir les échanges commerciaux entre les deux pays, mais rappelle que la Russie doit retirer ses troupes de Transnistrie.
On peut voir une contradiction dans ce double discours, reflet de la coalition improbable qui rassemble pro-européens et pro-russes. En effet, la Moldavie reste de facto très dépendante de la Russie, notamment en ce qui concerne les importations, dont énergétiques. En outre, l’intégrité territoriale du pays n’est pas respectée du fait des aspirations sécessionnistes de la Transnistrie (soutenue par la Russie). Dans ces conditions, elle ne peut espérer intégrer l’Union européenne qui, à supposer qu’elle ait des velléités de s’élargir à la Moldavie, exige que les frontières des États membres soient stables.
Chișinău (photo Ilinka Léger)
Quoi qu’il en soit, les prises de position du gouvernement Sandu ont le mérite de permettre le retour du versement des aides européennes au développement, interrompues totalement depuis le 4 juillet 2018. En 2017, l’UE avait tout d’abord refusé de verser les deux dernières tranches du programme de soutien budgétaire aux réformes du secteur judiciaire et, en 2018, l’UE s’est résolue à suspendre le versement de la totalité de son aide macrofinancière (AMF) en raison de la détérioration de l’État de droit en Moldavie(6).
Retour à la case départ
Les velléités européennes et les promesses de réformes en Moldavie ont cependant été rapidement nuancées par de nouveaux événements politiques. En effet, les élections municipales qui se sont tenues le 20 octobre et le 3 novembre 2019 ont été remportées par le Parti socialiste. La popularité de ce dernier n’est pas chose nouvelle dans les zones rurales, mais les pro-russes ont également remporté la capitale Chişinău, pourtant bastion traditionnel des forces pro-européennes.
Depuis, les relations entre les Socialistes et ACUM se sont largement détériorées. Les tensions se sont cristallisées autour de l’élection du nouveau Procureur général : le processus de sélection des candidats à ce poste a été confié à un comité « indépendant », mais les résultats qui en sont sortis ont éveillé des suspicions. En effet, des membres du comité ont attribué des notes exceptionnellement basses aux candidats provenant de la société civile, au profit de candidats ayant les mêmes opinions politiques que la présidence.
La Première Ministre Maia Sandu a alors exigé de pouvoir choisir elle-même les candidats, ce qui a provoqué la colère du PS, qui a fait voter par le Parlement une motion de censure contre le gouvernement, le 11 novembre. Le Parti socialiste a été soutenu par le Parti démocrate, qui n’a intérêt ni à voir élire un Procureur réellement indépendant ni à soutenir un gouvernement anti-corruption. Finalement, le gouvernement Sandu a été déchu de ses fonctions, ce qui équivaut à un retour au point de départ, avec une Moldavie de nouveau privée de gouvernement légitime.
Village de Corlăteni, près de Bălți (photo Ilinka Léger)
Le 13 novembre 2019, le Président I. Dodon a pris la décision de nommer Ion Chicu au poste de Premier ministre, en raison de son « indépendance » politique. Ce dernier disposait de 15 jours pour former un nouveau gouvernement : extrêmement rapide, il ne lui aura fallu qu’une seule journée pour choisir ses ministres parmi les anciens conseillers du Président, dont il fait lui-même partie. Ce gouvernement qualifié par I. Dodon de « technocratique » penche en réalité très fortement vers la Russie.
Ces rebondissements successifs peuvent prêter à sourire tant les élites politiques de Moldavie semblent plus créatives encore que les scénaristes de House of Cards. La situation n’en est pas moins grave, alors que ce dernier retournement de situation confirme le fait que la Moldavie n’est pas à la veille de se soustraire aux problématiques de corruption ni à l’emprise de son voisin russe. En 2018, la Moldavie a obtenu un score de 58/100 concernant la démocratie, les libertés civiles et les libertés politiques dans le classement établi par l’ONG Freedom House(7). Depuis 2017, sa notation s’est dégradée et les récents événements risquent de ne pas l’aider à améliorer sa situation.
Notes :
(1) Stéphan Altasserre, « Moldavie : des émissaires roumains à Chişinău en pleine crise constitutionnelle », 16 juin 2019.
(2) Beaucoup de ces « partisans » ont depuis reconnu avoir été payés par le Parti démocrate.
(3) Moldavie - Déclaration conjointe de la France, de l’Allemagne, du Royaume-Uni, de la Pologne et de la Suède sur la situation en Moldavie (10 juin 2019).
(4) Communiqué du MAE de Russie en lien avec les événements en République de Moldavie (Заявление МИД России в связи с событиями в Республике Молдова), 10 juin 2019.
(5) Morgan Ortagus (Department Spokesperson Washington DC), « Welcoming Democratic Change in Moldova - Press Statement », 14 juin 2019.
(6) « L'UE reprend ses opérations d'appui budgétaire en faveur de la République de Moldavie », Communiqué de presse, Commission européenne, 22 juillet 2019 et « Rapport sur la mise en œuvre de l’accord d’association de l’UE avec la Moldavie (2017/2281(INI)) », Commission des affaires étrangères, Parlement européen, 15 octobre 2018, p. 8.
(7) Site internet de l’ONG Freedom House.
Vignette : Chișinău, l'Arc de triomphe et la Maison du gouvernement (Ilinka Léger).
* Ilinka Léger est étudiante en Master 2 de Relations internationales (INALCO), spécialisée sur l’aire postsoviétique.