Croire plutôt que voir ? Voyages en Russie soviétique (1919-1939)

La jeune Ella Maillard (cf. RSE n°30), qui a su échapper à l’encadrement d’Intourist pour voyager à travers l’URSS des années trente, fait figure d’exception: dans son ouvrage Croire plutôt que voir ?[1], Rachel Mazuy retrace les parcours géographiques mais avant tout politiques des premiers «touristes» en visite en Union soviétique.


«Nous avons en quelque sorte tenté une biographie collective d’un moment de vie des Français des années 1920 et 1930. [...] Ce sont donc les voyageurs eux-mêmes qui nous ont intéressés, plus que l’image de la Russie ramenée par les voyageurs» [2].

Croire plutôt que voir? nous plonge dans l’univers des militants communistes et met en lumière les mécanismes de gestion des contradictions nées du voyage: la force de la «culture de camarades» et la crainte de rompre avec la «contre-société communiste», le rôle des mises en scène orchestrées au départ de la gare du Nord puis au passage de la frontière, mais surtout, la prise en charge par le Parti communiste et les Amis de l’URSS [3], tout au long du voyage et au retour, des images et souvenirs rapportés d’Union soviétique. La signature par les délégués ouvriers de résolutions unanimement favorables à l’URSS, avant le départ, était l’une des mises en condition les plus courantes. De façon plus insidieuse, la prise en charge financière par le PCF ou une promotion au retour permettaient d’entretenir la fidélité des délégués «heureux élus».

François Furet a montré quelle a été l’emprise du mythe révolutionnaire sur les intellectuels français. Rachel Mazuy démonte les processus d’auto-persuasion des simples militants et rappelle le poids des convictions forgées avant le départ.

Le voyage en URSS a souvent été décrit en termes religieux, l’Union soviétique apparaissant comme un lieu de pélerinage, de conversion ou d’apostasie. Les impressions d’Albert Londres, décrivant la «patrie du socialisme» comme une terre de croyants, ou celles d’André Gide, renonçant à ses engagements après son voyage, entrent dans cette grille de lecture, de même que l’adhésion au Parti de délégués ayant visité l’URSS, mise en avant par les communistes français.

Rejetant cette approche, Rachel Mazuy préfère parler de voyage-apprentissage: «le voyage n’est pas le lieu de l’adhésion au communisme, pas plus qu’il n’est celui de l’apostasie, mais c’est un processus qui conforte les convictions du militant et renforce la fidélité partisane. L’URSS est le lieu où les communistes prennent conscience du rôle fondamental du discours pour gérer les doutes nés de leur passage en Russie soviétique. [...] Moscou est une matrice de la culture politique des communistes français» [4].

Simples touristes, reporters, hôtes de marque

S’intéressant aux récits des reporters, soi-disant soucieux «de dire toute la vérité sur l’URSS», Rachel Mazuy souligne l’impossibilité d’être objectif face au phénomène soviétique: «les voyageurs partent avec une conception de l’URSS. Elle varie selon leur appartenance politique et sociale. In fine, le voyage conforte cette image, il la cristallise, il reprend les stéréotypes que véhicule le double langage de la légende noir et de la légende dorée» [5].

Rachel Mazuy suit également le parcours de ces simples touristes occidentaux, qui, armés des deux seuls guides existants, le Baedeker périmé et le Rado soviétique, se lancent dans les circuits de l’Intourist, nécessitant parfois de parcourir des milliers de kilomètres. Créée en 1929, l’agence touristique soviétique, chaperonnée par le Guépéou, ouvre en 1932 son agence avenue de l’Opéra. Ces voyageurs russophiles, en quête des restes de la Russie tsariste et indifférents aux «acquis» d’Octobre, déplorent dans leurs récits de voyage le manque de confort, la mauvaise organisation d’Intourist et les prix élevés pratiqués par l’agence.

Les faveurs réservées aux hôtes de luxe dénotent quant à elles le sens poussé de l’accueil de la VOKS. Née en 1925, la société panrusse pour les relations culturelles avec l’étranger s’occupait des intellectuels, écrivains ou musiciens de passage. «Duhamel a été enchanté de son séjour à Moscou. Qu’est ce qui lui a tant plu? L’hygiène [...]. Oui, un soir qu’il allait de la Tverskaïa à la Petrovka, il a rencontré trois femmes qui l’on invité à aller aux bains!» [6]. A Gide, on proposera de jeunes hommes...

Au-delà d’une «biographie collective», l’ouvrage de Rachel Mazuy retrace la naissance d’une politique de promotion et d’encadrement du tourisme. Il analyse également l’évolution des relations franco-soviétiques dans le domaine de la circulation des ressortissants français et en matière d’échanges culturels et scientifiques. Au fil des pages, souvenirs et impressions tirés des récits de voyage nous invitent à lire et relire ces témoignages.

 

Par Ludmila BYLODUCHNO

 

[1] Rachel Mazuy, Croire plutôt que voir? Voyages en Russie soviétique (1919-1939), Odile Jacob, Paris, mai 2002, 370 p.
[2] Ibid, p. 9.
[3] L’association Les Amis de l’URSS, ou société des amis de l’Union soviétique, fut fondée en 1927. Elle s’occupait de la préparation et de l’organisation des voyages en URSS.
[4] Rachel Mazuy, Croire plutôt que voir?…, op. cit, pp. 285-286.
[5] Ibid. p. 285.
[6] Ibid. p. 191.