D #32 : Edito

Qui en douterait ? Il fait froid à l’Est. Le nouvel imaginaire de notre petit monde global est ainsi fait. Passées les rives de la Vistule, le port des moon-boots s’impose comme une nécessité. Il n’y a pas de moon-boots à l’Est ? Peu nous chaut. Osons l’affirmation : l’Est est le pays du froid.

Pour preuve, “ l’espion qui venait du froid ” habitait bien à l’Est. Et, depuis cinquante ans, les “ agents de l’Est ” se promènent sur nos écrans, engoncés dans des pelisses fourrées de vison ou de chinchilla. Ivan, le père, portait tout le poids de la guerre froide sur les deux oreilles en laine de mouton de sa chapka. Youri, son fils, nostalgique de la grandeur passée, noie son petit cœur glacé dans un océan de vodka.

Stéréotypes ? En partie, oui, mais pas seulement. Les Russes sont les premiers à filer la métaphore à coups de glaçons. Et vivre par moins vingt degrés implique tout de même de maîtriser quelques techniques spécifiques : se baigner nu dans un bania, sans risquer la pneumonie, s’habiller à la mode “ chou ”, chic et confortable, réchauffer ses amis avec un bortch vert. Ca n’existe qu’à l’est. Au nord aussi peut-être. Mais, passons...

Le froid, en Russie, est une affaire des plus sérieuses. Il décompose et recompose les espaces, rythme l’activité des hommes. Histoire de grandeur et décadence dans le Grand Nord, “ nouvelle frontière ” de l’Empire. L’Union soviétique a voulu dompter les éléments. La nouvelle Russie préfère le pragmatisme. Elle “ rapatrie ” ses anciens pionniers, orphelins du volontarisme planificateur. Non seulement, la Russie a capitulé devant le froid, mais le froid en est même arrivé à faire la politique de la Russie. Les réseaux de clientèle s’appuient sur la maîtrise de la rente énergétique, et la coupure de gaz s’avère un excellent moyen de coercition. Une manière parmi d’autres de remédier aux dysfonctionnements des institutions.

Il en est ainsi du froid : élément stabilisant mais également compagnon des grandes débâcles. Débâcles hydrologiques, politiques et... militaires. C’est que le Russe a la désagréable habitude de contre-attaquer par grand froid. Grognard sombrant dans la Berezina, Paulus encerclé à Stalingrad... Les conquérants un peu trop pressés ont payé un lourd tribut au général Hiver. Aujourd’hui encore, les accès de bellicisme respectent scrupuleusement le rythme des saisons. L’ouverture de “la chasse au Tchétchène” coïncide avec la venue des premiers flocons, la chute du mercure forçant les boïeviki à quitter leur repaire montagnard. La neige a perdu de sa pureté, souillée par les ratissages, un peu trop maculée du sang des innocents. De quoi rêver de jours nouveaux. De quoi aspirer éperdument au Bonheur d’Assia, en robe légère de coton, dans la moiteur des nuits d’été.