De l’Académie des Sciences de Russie à l’Université : itinéraires inédits

L'exercice de fonctions pédagogiques par de nombreux chercheurs a constitué une innovation importante par rapport à l'ancien système.


Depuis le début des années 1990, le personnel de l’enseignement supérieur s’est enrichi, en Russie, de nombreux chercheurs anciennement rattachés exclusivement aux instituts de l’Académie des Sciences. Ils ont joué un rôle non négligeable dans la rénovation de l’enseignement supérieur, particulièrement en sciences humaines et sociales. De façon individuelle, ils ont apporté de nouveaux enseignements et ont également participé activement à la création de nouvelles universités ou de nouvelles facultés.

La séparation rigide instaurée entre l’Académie des Sciences et l’enseignement supérieur à l’époque soviétique a permis un développement différencié de ces deux nébuleuses. Les chercheurs ont bénéficié d’un meilleur accès aux ressources documentaires étrangères, de facilités pour se rendre en Occident à l’occasion de rencontres scientifiques ou de séjours d’étude, et surtout d’une plus grande liberté dans leur travail (les attaques idéologiques régulièrement lancées par des universitaires à l’encontre de chercheurs, le plus souvent étouffées par les autorités ministérielles désireuses de voir ces recherches aboutir, en sont un exemple).

Contrairement à l’enseignement supérieur, très contrôlé, les instituts de recherche bénéficiaient en effet d’une certaine marge de manœuvre. Ils participaient au prestige de l’URSS, à sa compétitivité internationale et n’étaient guère en contact avec le large public des étudiants (seul un petit nombre d’entre eux étaient inscrits en thèse au sein des instituts de l’Académie des sciences). A partir de 1989, les chercheurs furent invités, généralement par l’établissement dans lequel ils avaient fait leurs études, à venir faire des cours, puis furent sollicités pour la mise en place de nouveaux cursus et de nouvelles facultés.

L’enseignement des sciences sociales et humaines était très idéologique, mais des recherches intéressantes étaient menées, notamment sur les pays étrangers (dont les scientifiques étaient plus libres d’analyser les dysfonctionnements). Ce fut le cas de la faculté de science politique du MGIMO[1], qui ne fut pas créée comme dans de nombreuses institutions à partir de la chaire d’histoire du marxisme léninisme, mais de façon autonome par d’anciens élèves de l’établissement qui travaillaient dans des instituts de recherche, comme celui des Etats-Unis et du Canada. Cet institut avait la réputation d’être l’un des plus libéraux, car les instituts, selon leur domaine de recherche et leur direction, ne constituaient pas les mêmes niches de liberté ou pôles d’excellence.

Ces chercheurs connaissaient bien les universités occidentales, dans lesquelles ils avaient fait des séjours de travail, et il leur parut intéressant de s’inspirer de ces modèles pour monter de toutes pièces une nouvelle faculté. Outre leur expérience des systèmes étrangers, ils apportaient de nombreux contacts scientifiques qui permirent l’instauration de liens étroits de coopération avec des établissements occidentaux et donc l’obtention de financements considérables.

A la recherche d’autres revenus

L’arrivée de ces chercheurs au sein de l’enseignement supérieur correspond au début de la crise qu’a connu l’Académie des Sciences avec la terrible baisse de ses fonds et de ses commandes publiques. Les chercheurs furent dans l’obligation de trouver d’autres sources de revenus, certains émigrèrent, d’autres changèrent de profession, mais nombreux sont ceux qui prirent un mi-temps dans une université, tout en gardant leur activité de recherche au sein de l’institut. Si certains d’entre eux enseignaient déjà du temps de l’Union soviétique, ils étaient très peu nombreux. Ce fut seulement au milieu des années 1990 que le gouvernement incita à une plus grande intégration de la recherche et de l’enseignement supérieur, rompant avec le cloisonnement relativement étanche de l’ancien régime.

Les chercheurs se tournèrent vers l’enseignement avant tout pour des raisons financières: bien que mal payés, les emplois à l’université apportaient en effet un complément de salaire très appréciable. Certains instituts de recherche essayèrent de créer leurs propres établissements d’enseignement, ce qui donna lieu à de nombreux échecs.

La formule qui connut sans doute le plus grand succès fut la création de nouveaux établissements, en coopération avec différentes institutions déjà existantes. Ainsi l’Université Européenne de Saint-Pétersbourg[2] a-t-elle été créée grâce à la collaboration de l’Académie des Sciences, de l’Université d’Etat de Saint-Pétersbourg et de la municipalité. Accueillant de petits effectifs d’étudiants uniquement pour le doctorat de troisième cycle et ayant essentiellement recruté comme enseignants des chercheurs de différents instituts de l’Académie des Sciences, elle ne concurrence pas directement l’Université de la ville.

Le principe qui prévalut à sa création était de couvrir des disciplines dont l’enseignement connaissait un retard réel par rapport à l’Occident, comme la science politique, la sociologie, l’ethnologie, l’économie et l’histoire. Les conditions de travail y sont très avantageuses du fait du caractère très élitiste du recrutement et de financements étrangers substantiels, faisant beaucoup de jaloux.

Dans un premier temps, cette migration des instituts de recherche vers l’enseignement a suscité un certain enthousiasme. Tout était à construire et à repenser, le travail avec les étudiants était très stimulant, les possibilités de coopération internationale et donc de financements semblaient inépuisables. Puis sont venus des temps plus difficiles, où les nouveaux enseignants ont compris qu’ils n’avaient plus de temps pour la recherche, que les financements commençaient à se tarir, que les nouveaux cursus rencontraient beaucoup de difficultés administratives pour être accrédités et avaient du mal à trouver des débouchés. Malgré ce désenchantement, qui peut être rapproché de celui qui gagne parfois leurs homologues occidentaux, une dynamique d’interpénétration de ces deux mondes que sont la recherche et l’enseignement semble maintenant réellement en place.

 

Par Arielle Haakenstad BIANQUIS

 

1 Le Moskovskii Gosudarstvenii Institut Mejdunarodnykh Otnochenii est devenu aujourd’hui l’Université (et non plus l’Institut) d’Etat de Moscou pour les Relations Internationales, mais a gardé les initiales MGIMO.
2 Sur ce thème, voir dans ce même numéro l’article d’Anaïs Marin.