Varlam Chalamov ou comment survivre aux camps (3)

Après la Seconde Guerre mondiale, Varlam Chalamov devient aide-soignant au goulag. Une fois sorti, il écrit ses Récits de la Kolyma, et, toujours marqué par ses dix-sept années de captivité, passe progressivement de la respectabilité à la déchéance.


1947. Chalamov est gravement malade. Des mois passés à travailler dans les mines ont ruiné sa santé. Envoyé à l’hôpital, il doit sa survie à trois médecins –aussi détenus politiques: Nina Savoeva, Boris Lesniak, et Andreï Pantioukhov, qui rencontre Chalamov à l’hôpital de Belitchia. Il le prend alors en affection, et insiste pour qu’il suive une formation d’aide-soignant réservée aux détenus. Suite à sa deuxième condamnation de 1943, Chalamov a reçu un chef d’accusation moins lourd que celui de

1937. N’étant plus considéré comme “trotskiste”, il devient un candidat potentiel aux cours d’aide-médecin. Reste à obtenir trois examens d’ordre général: “russe à l’écrit, mathématiques à l’écrit, chimie à l’oral. Trois matières, trois notes”. Un calvaire pour un homme qui a passé plusieurs années de sa vie sans lecture, et sans la moindre activité intellectuelle.

Finalement, soixante hommes –dont Chalamov – et huit femmes sont admis à suivre ces fameux cours. Il obtient facilement son certificat de fin d’études. Le nouvel aide-médecin craint tout de même cette nouvelle vie: “C’était une période importante, extraordinairement importante de ma vie qui commençait. Je le ressentais de tout mon être. Je m’engageais sur une voie qui pouvait m’apporter le salut. Je devais me préparer non pas à mourir mais à vivre. Et je ne savais pas ce qui était le plus difficile des deux.”

Ce nouveau statut lui permet enfin de travailler à l’abri, dans un hôpital. L’univers des mines est loin. Ici, au moins, les repas sont copieux. Chalamov se met à espérer, souhaite “redevenir un homme”. Aide-médecin pendant six ans, il se reconstruit, mange à sa faim et compose des vers. En sauvant d’autres vies, il se sauve petit à petit lui-même. Il lui reste maintenant à affronter une autre épreuve: celle de sa libération, de sa rencontre avec son passé.

Retour à Moscou

Chalamov rentre chez lui en 1953. A l’entrée en gare, il se tait. “Essayez de comprendre mon mutisme. Lorsqu’on retrouve une ville qu’on a quittée longtemps, on en pleurerait au moment où le train entre en gare…” Sa femme, Galina Goudz, l’attend sur le quai. “Le visage de ma femme m’accueillant de la même façon qu’auparavant, quand je rentrais de mes nombreux voyages. Cette fois-ci, la mission avait été longue: presque dix-sept ans. Mais surtout, je ne rentrais pas de mission. Je revenais de l’enfer”.

A Moscou, Chalamov retrouve son quotidien. Il rencontre ses amis, assiste à des réunions d’anciens zeks, écrit ses premiers Récits de Kolyma. Mais sa détention a laissé des séquelles. L’auteur se plaint d’être perpétuellement affamé –comme tant d’autres anciens zeks. Il doit suivre un régime spécial, son estomac ne suppor-tant plus grand chose. Sa santé est plus fragile. A chaque effort, il s’essouffle rapidement. Parfois au bord du malaise, il doit attendre que “le bourdonnement qu’il [a] dans les oreilles se calm[e] un peu, [que] les battements de son cœur devi[ennent] plus réguliers et sa respiration plus égale”. Dès 1957, sa santé se dégrade davantage. L’ancien zek ne sort plus sans une étiquette avec ses nom et adresse autour du cou, pour pouvoir être ramené chez lui en cas de chute.

D’autres séquelles sont encore plus graves, car, raconte Chalamov, “les traumatismes à l’âme sont irréparables. Les “engelures” à l’âme sont irréversibles”. De retour chez lui, l’ancien zek ne parvient pas à réintégrer son environnement. Il est émotionnellement instable, comme les montrent certaines lettres et des passages étranges de ses Récits. Faute de parvenir à partager son passé, Chalamov devient intransigeant, excessif. Peu à peu, il dresse un mur entre lui et le monde des libres avec lequel il communique difficilement.

Un entourage prestigieux

A son retour, les relations entre Chalamov et sa famille sont difficiles. Sa fille, âgée de dix-huit ans, ne supporte pas de vivre sous le toit d’un “ennemi du peuple”. Elevée “à la stalinienne”, elle refuse d’entendre le témoignage de son père. En 1954, les époux Chalamov divorcent, pour des raisons méconnues. Peut-être Galina Goudz a-t-elle refusé de suivre Chalamov dans son projet d’écriture. Elle aussi a connu les camps, et ne veut plus d’ennuis. Chalamov est déçu, blessé. Amer, il attaque sa famille dans ses Récits.

Après son divorce, Chalamov fréquente plusieurs femmes, dont Irina Sirotinskaïa, rencontrée vers 1966. En 1968, Chalamov fait d’elle sa légataire universelle. La jeune femme met un terme à cette relation en 1972, et n’aura plus aucun contact avec Chalamov. A la mort de l’écrivain, elle se pose en détentrice officielle de la mémoire de la Chalamov. Dorénavant, elle seule est habilitée à publier ses nombreux textes.

En ce qui concerne ses amis, Chalamov nourrit une abondante correspondance. De ses rencontres dans les camps, il est resté quelques amitiés. A sa libération, il s’est aussi considérablement rapproché d’auteurs tels que Boris Pasternak ou Alexandre Soljenitsyne. Il écrit fréquemment à Nadejda Mandelstam, épouse du célèbre poète mort dans les camps. Motivé par cet entourage, il écrit sans relâche. Mais malgré ses efforts, Chalamov ne parvient à se faire publier. Et le XXe Congrès de 19561 ne lui ouvre aucune porte: la Kolyma reste un sujet dangereux. Chalamov vit très mal cette impossibilité de témoigner.

Un homme seul

Peu après son retour à Moscou, Chalamov jouit d’un certain prestige. Il est considéré par tous les dissidents du moment comme un “juste”. Mais en 1972, Chalamov dénonce publiquement –dans la Literaturnaïa Gazeta– la publication de ses Récits à l’étranger. Anatoly Martchenko, alors figure de proue de la dissidence, le sanctionne durement: “Non seulement il [Chalamov] a vécu –et heureusement survécu– dignement à Kolyma, mais il a érigé pour les victimes un monument merveilleux, les Récits de Kolyma.

Pourtant, dans les années soixante-dix, il les a abjurés: «La problématique des Récits de Kolyma a été supprimée par la vie!» Il s’est trahi, il a trahi la raison d’être de son existence; il a trahi des centaines, que dis-je, des milliers de martyrs… Au nom de quoi? Je ne puis comprendre. On dit qu’on l’a appâté par la publication d’un recueil de ses poèmes.” En fait, Chalamov est alors malade, épuisé nerveusement. Ses proches racontent qu’il faisait l’objet d’une surveillance tenace de la part des autorités, ce que confirment les rapports du KGB. Il aurait donc plutôt signé pour obtenir la paix, fatigué d’être suivi, épié.

Pour éviter d’autres réactions de ce genre, Chalamov s’isole davantage. Il ne vit plus qu’avec sa seconde épouse Olga Neklioudova, et son chat Moukha. Dorénavant, il évite Soljenitsyne dont il condamne les textes et la manière d’écrire. Peut-être est-il aussi jaloux et amer du succès de ce dernier. Souvent incompris, parfois maladroit, l’ancien témoin des camps de la Kolyma ne parvient pas à s’adapter à l’ère post-stalinienne. Irrascible, il n’accepte pas la faiblesse des autres. Et son repentir dans Literatournaia Gazeta n’a eu finalement pour seul effet que détruire davantage le rescapé de la Kolyma.

Une mort symbolique

Chalamov décède le 17 janvier 1982. Interné en 1978, il finit sa vie misérablement. Nicolas Miletitch, alors correspondant en URSS raconte: “Tout au bout d’un couloir, au premier étage, la chambre de Chalamov. Il est seul, couché en chien de fusil sur un lit sans draps, une serviette autour du cou en guise d’écharpe”. Chalamov n’est plus que l’ombre de lui-même: “Un visage émacié se tourne vers nous. L’expression est impassible. Il n’y a plus en Chalamov ni espoir ni illusions. Aveugle, et presque tout à fait sourd, Chalamov –qui a perdu toutes ses dents– s’exprime avec difficulté. […]Ses bras sont agités de mouvements convulsifs.

C’est la chorée de Huntington, une sorte de danse de Saint-Guy qui se manifeste d’abord par des gestes maladroits, des tics, des mouvements désordonnés, et qui finit par détruire certaines cellules nerveuses”. Miletitch compare d’ailleurs cette agonie à la vie des camps: “Dans sa chambre, Varlam Chalamov a reconstruit mentalement l’univers des camps et repris ses habitudes de vieux zek. La nourriture que nous lui avons apportée [du raisin et des gaufres], il la mange tout de suite, très vite, et cache ce qui reste sous son oreiller. La serviette passée autour du cou évoque irrésistiblement l’écharpe dont le prisonnier Chalamov ne se séparait jamais et qui revient à plusieurs reprises dans les Récits de Kolyma. […]

Marqué par son passé concentrationnaire, Chalamov oublie qu’il est à l’hospice et propose à ses visiteurs de faire des achats à la cantine du camp” En 1982, les autorités enferment Chalamov dans un asile d’aliénés. Persuadé qu’on vient l’arrêter à nouveau, Chalamov meurt trois jours plus tard, “le choc nerveux provoqué par son “enlèvement” lui [ayant] été fatal”, selon Miletitch.

Chalamov regrettait de ne pas voir la publication de ses Récits. Vingt après sa mort, ses œuvres sont maintenant rééditées en France. Et depuis peu, une société de chercheurs2 travaille sur ses textes. Finalement, l’auteur aura réalisé son vœu: être lu, et étudié dans le monde entier. Cinquante ans plus tard, la force et la conviction qu’il aura mises dans ses écrits demeurent. Car Chalamov a su, à l’époque, raconter l’impen-sable, l’inimaginable. Et il l’a fait avec humilité, honnêteté et courage.

 

Par Elena PAVEL

 

1 Ce congrès marque officiellement le début de la déstalinisation.
2 www.shalamov.com