De l’eau dans le gaz pour les Nénètses de Sibérie

Du fait de leur localisation, l’exploitation des hydrocarbures– et notamment du gaz – en Russie s’accommode désormais de mieux en mieux de conditions climatiques hors-normes, grâce à de nouvelles prouesses technologiques. Ce dépassement des frontières techniques n’est pas sans conséquence pour certains peuples autochtones, jusque-là en quelque sorte « épargnés » en raison de leur environnement jugé hostile. Victimes d’une assimilation insidieuse mais rapide, ils pourraient à terme être appelés à disparaître.


La région de YamalLa péninsule de Yamal, au nord-ouest de la Sibérie, est considérée comme l’un des espaces les moins hospitaliers de la planète, où les températures peuvent descendre jusqu’à moins 50 degrés. Qu’à cela ne tienne, Gazprom et ses partenaires ne comptent pas laisser sous terre les gigantesques réserves de gaz naturel découvertes dans les années 1970. Mais, derrière le discours triomphant des géants de l’énergie à propos de leur prouesse technologique, on oublierait presque la présence des Nénètses. Aujourd’hui, ce peuple nomade, qui vit en symbiose avec ses troupeaux de rennes depuis mille ans, voit sa survie menacée par l’exploitation gazière.

Une manne gazière au cœur du Grand Nord

La péninsule de Yamal, région semi-autonome, occupe une superficie qui représente une fois et demie celle de la France. L’expression « froid sibérien » prend tout son sens sur ce territoire où les hivers interminables cumulent température et nuit polaires. En été, les marais boueux achèvent de décourager les perspectives de peuplement humain.

Il n’empêche : depuis que les prospections réalisées il y a près de cinquante ans ont révélé que cet espace pour le moins inhospitalier recelait d’importantes quantités de gaz naturel, la région s’est parée d’attraits insoupçonnés : les estimations font état d’une manne qui représenterait un quart des réserves mondiales connues, soit 26 700 milliards de m3. À ce joli pactole s’ajoutent 300 millions de tonnes de pétrole de réserves prouvées. À terme, la province de Yamal pourrait fournir jusqu’à 360 milliards de m3 de gaz par an.

Les compagnies pétrolières et gazières, alléchées par un tel rendement, se sont empressées d’occuper le terrain. Les géants russes Gazprom et Novatek sont naturellement présents, mais le groupe français Total et les firmes chinoises Chinese National Petroleum Company (CNPC) et Silk Road Fund sont également de la partie. Une fois lancé le projet Yamal LNG en 2013, elles ont foré plus de 200 puits depuis 2017. Aujourd’hui, la capacité de production est d’environ 16,5 millions de tonnes de gaz naturel liquéfié (GNL) par an, provenant à la fois de la péninsule et de champs offshore(1).

Loin d’être découragées par la complexité de l’exploitation d’hydrocarbures dans de telles conditions climatiques, ces entreprises semblent au contraire galvanisées par l’ampleur du défi. Le discours officiel des géants de l’énergie, triomphant, met en avant les prouesses technologiques développées pour parvenir à dompter le Grand Nord sibérien. Total exhibe ainsi avec fierté sa toute dernière création : le méthanier brise-glace Christophe de Margerie qui permet d’acheminer le GNL vers l’Asie en seulement deux semaines en passant par le détroit de Béring, soit en deux fois moins de temps que par le canal de Suez(2). Les innovations high-tech sont également mises à l’honneur pour leur rôle dans la protection de l’environnement : Gazprom aime à expliquer que le permafrost est préservé grâce à l’utilisation de tuyaux calorifuges et de stabilisateurs de chaleur, et que la pollution du sol et de l’eau est limitée grâce à la présence de systèmes de recyclage à l’intérieur même des puits.

Depuis l’annexion de la Crimée en 2014 par la Russie, cette dernière est touchée par de lourdes sanctions économiques occidentales. Pourtant, la plupart des entreprises étrangères, et notamment européennes, impliquées dans l’exploitation des hydrocarbures en Russie sont étrangement exemptées de ces sanctions. Il leur est donc possible de poursuivre leurs activités minières, dont la destination se trouve en Europe.

Bref, à entendre les entreprises impliquées, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Après tout, si les espaces naturels sont protégés et s’il n’y a personne dans les environs, il n’y a rien de mal à forer en paix !

Le problème, outre le fait que le gaz « naturel » (une épithète, sans grande surprise, largement mise en avant par les producteurs pour prouver leurs efforts écologiques) reste une énergie fossile dont l’exploitation accrue, même si elle est plus « vertueuse » que d’autres énergies, ne contribue pas pour autant à améliorer nos affaires en matière de réchauffement climatique, c’est qu’il est faux d’affirmer qu’il n’y a « personne » sur la péninsule de Yamal.

Une assimilation insidieuse

La présence des Nénètses dans cette région de Sibérie semble remonter à environ mille ans. On estime que ce peuple autochtone compte environ 40 000 membres aujourd’hui. Ces derniers vivent en symbiose avec le renne, dont ils mangent la viande et utilisent la peau. C’est à la transhumance et aux migrations de ces gigantesques troupeaux que les Nénètses doivent leur mode de vie nomade, qui perdure encore aujourd’hui. Mais pour combien de temps ?

Après avoir été laissés en paix pendant des siècles, les Nénètses ont subi une première tentative d’assimilation par le pouvoir soviétique dans les années 1960. Mais c’est plus encore à la découverte des gisements d’hydrocarbures et à leur exploitation croissante que les éleveurs de rennes sibériens doivent un véritable chamboulement de leur quotidien.

En apparence, la présence des géants de l’énergie a considérablement amélioré la vie des Nénètses, peu gâtés par les conditions climatiques hostiles de la péninsule de Yamal et par l’isolement qui en découlait jusqu’alors. Aujourd’hui, le soutien financier de Gazprom permet aux enfants d’aller gratuitement à l’école et aux parents de vacciner leurs bêtes sans frais. De même, Novatek a entrepris d’investir dans les infrastructures publiques de la péninsule et de financer les familles à faible revenu, les personnes âgées et les vétérans. On assiste même à des dons de motoneiges et de téléphones, ou encore à de généreuses subventions pour trouver des appartements dans les villes champignons destinées aux ouvriers de l’industrie gazière. Novy Ourengoï, qui comptait à peine plus de 8 000 habitants en 1989, en abritait plus de 116 000 en 2013.

En réalité, c’est cet apprivoisement insidieux qui menace le plus les Nénètses. Traditionnellement nomades, ces derniers se sédentarisent de plus en plus massivement en voyant les bénéfices matériels qu’ils retirent, grâce à leur consentement, à l’avancée des géants gaziers. Ils perdent alors la précieuse attache qui les reliait à la terre alors que les hydrocarbures de leur région, au rythme actuel d’extraction, seront probablement épuisés d’ici la fin du siècle. L’envoi en pensionnat des enfants nénètses dès l’âge de 6 ans est également un élément clé de l’assimilation. Certains ne voient leurs parents qu’une fois par an en raison de l’éloignement et ressentent une profonde solitude, surtout au début lorsqu’ils ne parlent pas encore russe. On ne peut que faire le rapprochement avec les tristement célèbres residential schools états-uniennes où, à partir du milieu du XIXe siècle, les enfants amérindiens étaient envoyés plus de force que de gré. Cette politique d’assimilation forcée remonte en réalité aux années 1950, avec l’arrivée des premières firmes gazières qui souhaitaient établir leurs quartiers dans cet espace déjà convoité. Aujourd’hui, les capacités technologiques et financières des grandes entreprises extractives les ont rendues toutes-puissantes dans leur rapport de force avec les populations nomades de la région.

En outre, malgré le discours rassurant des entreprises gazières sur la préservation de l’environnement – Novatek affirme par exemple ne mener aucune activité néfaste pour la biodiversité de la région et met en avant son programme de relâchement d’alevins dans le bassin de la rivière Ob-Irtych –, l’exploitation gazière dans la péninsule de Yamal n’est pas sans conséquences pour le mode de vie des Nénètses. La dynamite utilisée dans les forages perturbe les troupeaux. Les rennes maigrissent et deviennent plus sujets aux maladies. Le braconnage et les accidents achèvent de décimer le cœur de la tradition nénètse et la principale source de revenus de ceux qui sont restés nomades. La pêche, une autre activité centrale dans le quotidien des nomades, est également entravée : le nombre de poissons a fortement diminué depuis le début de l’exploitation des hydrocarbures. Les fuites de pétrole, qu’elles soient terrestres ou maritimes, se chiffrent en centaines de milliers de tonnes, qui dégradent considérablement le lieu de vie des Nénètses. Dans un tel contexte, les cadeaux, les compensations financières et les solutions proposées par Gazprom et ses partenaires – l’identification des routes de migration des rennes pour faciliter leur passage par exemple – semblent dérisoires.

Aujourd’hui, la manne financière engendrée par l’extraction de pétrole et de gaz dans la péninsule de Yamal est une aubaine pour l’économie russe. La région est d’ailleurs une des plus dynamiques du pays : alors que la Russie dans son ensemble projetait une croissance de 1,2 % en 2019 selon la Banque mondiale, la péninsule de Yamal envisageait alors une augmentation de la production industrielle de près de 30 % pour les trois prochaines années(3). Le taux de chômage y est également trois fois inférieur à celui du reste du pays (1,2 % contre 4,8 %).

Cependant, on peut se demander si ces revenus, certes essentiels sur le court-terme, en valent vraiment la peine au regard de la perte d’un peuple premier et d’un écosystème particulièrement vulnérable.

Notes :

(1) Voir la carte sur le site de Gazprom (consulté le 28/12/19).

(2) « Yamal LNG, le gaz qui vient du froid », Total (consulté le 28/12/19.

(3) Atle Staalesen, « Money pours in for more tundra oil », The Barents Observer, 11 décembre 2019 (consulté le 28/12/19).

 

Vignette : Champ gazier de Bovanenkovo (source : Gazprom.com)

* Clément Dupuis est étudiant en M2 Relations Internationales à l’Inalco.

 

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