Comment qualifier aujourd'hui le régime politique russe en utilisant les standards occidentaux ?
C'est un régime unique, dont la comparaison ne peut que faire ressortir des différences radicales qui l'inscrivent dans un autre espace politique. La raison principale est l'absence d'un système de partis politiques. Il y a des organisations politiques nombreuses lors des élections législatives, et un parti, héritier de l'URSS, qui seul peut être qualifié de parti politique. Je suis prêt à soutenir dans son côté paradoxal, l'idée selon laquelle il y a un parti unique, le parti communiste. Il n'a pas du tout le même pouvoir qu'à l'époque soviétique, mais la démocratie ne peut pas fonctionner de façon réelle et efficace.
Pensez vous que la coalition autour de B. Eltsine ne peut pas constituer un parti ?
Traditionnellement, le président émane toujours d'un parti politique qui recueille de façon constante, un pourcentage significatif de l'électorat. Notre Maison la Russie regroupait aux élections de 1995 un peu plus de 10% de l'électorat et c'est l'addition de votes pour le général Lebed et pour des petits groupes qui est parvenue à constituer la majorité présidentielle. Le phénomène est plus frappant encore aux élections parlementaires pour lesquelles sont combinés deux modes de scrutin: un scrutin proportionnel et un scrutin de type majoritaire. En 1995, à la proportionnelle, sur 45 groupes qui se sont présentés sur les listes, seuls quatre ont reçu plus de 10 % des voix . Les votes restants ont accentué la disproportion entre le pourcentage de voix et le pourcentage de sièges obtenus à l'assemblée. Grâce au mécanisme de la proportionnelle le PC, avec 22 % des voix, a obtenu 35 % des sièges; si bien que l'on parle de "prime" allant au parti majoritaire. Le second mode de scrutin, quant à lui, renforce d'autant plus cette tendance, puisque le parti doit être présent dans le plus de circonscriptions possible. Cependant de nombreux candidats ne se présentent que dans une seule circonscription ; le plus souvent, ils manquent cruellement d'organisation.Aux prochaines élections, il est possible qu'une partie des petites listes ne se présente plus et que des groupes qui n'avaient pas franchi le seuil des 5 % y arrivent par la tactique du regroupement. Voilà ce qui, je crois, explique la prudence du parti communiste dans les derniers mois: il a finalement investi le Premier Ministre proposé par B. Eltsine pour éviter une dissolution extrêmement incertaine.
Quel rôle vont jouer les réformateurs ? pourront-ils se distinguer et former un parti indépendant ?
Les premiers réformateurs n'ont pas été capables de créer des embryons de partis politiques. Cela tient peut-être aussi à leur idéologie qui tend à donner la priorité aux transformations économiques par rapport aux transformations politiques. D'autre part, un certain nombre d'entre eux ont une image électorale extrêmement négative car ils se sont souvent alliés à un ensemble composite où les enjeux politiques n'étaient pas clairement annoncés. Ils portent la responsabilité des échecs sans toutefois pouvoir se réclamer d'événements qui pourraient apparaître comme des avancées. En Russie il n'y a plus de débat sur des enjeux majeurs. Il n'y a pas de ligne de démarcation entre les divers groupes sur des thèmes précis. Une des raisons est qu'aujourd'hui tout le monde préfère attendre l'échéance "normale" des élections plutôt que de précipiter les crises et de prendre la responsabilité d'une déstabilisation du régime...
Les gens ne vont-ils pas être tentés de voter pour des personnalités charismatiques ?
On a souvent parlé de "spectacle de la démocratie" et on pourrait imaginer que des personnalités puissent servir de noyau à la constitution de partis politiques. Mais ce n'est jamais aussi simple. L'électorat russe, depuis 1993, n'est pas un électorat unique mais segmenté entre Communistes et Démocrates. Peut-être le noyau d'électeurs démocrates rassemblera-t-il des politiques capables d'articuler un programme? Reste à savoir quelles influences a eu la crise sur le vote de ces électeurs qui sont plutôt des jeunes diplômés habitant dans les grandes villes (et représentant un électorat socialisé politiquement depuis les années 80), ou des intellectuels ayant fait parti de l'opposition des années 60. Ne vont-il pas être déçus et se réfugier dans l'abstentionnisme ? Il est tôt aujourd'hui pour se livrer à des anticipations concernant les élections futures.
Que pensez-vous de la popularité des hommes politiques au niveau local ?
La vie politique locale est importante en Russie, mais pour un pays de cette taille, c'est normal. Le taux de participation aux élections nationales n'est pas, de manière significative, inférieur à celui des élections locales. Je ne pense pas qu'on puisse affirmer qu'aujourd'hui il y ait un repli politique sur la vie locale même s'il y a sûrement un rôle spécifique des régions. L'utilisation de la popularité du maire de Nijni-Novgorod montre que le phénomène du passage d'un personnage de la scène locale à un niveau national n'est pas impossible mais qu'il nécessite des relais nationaux dans l'opinion.
Vignette : © Aurore CHAIGNEAU