Ukraine, région d’Odessa, village de Saint-Dimitri, midi. C’est le jour du saint patron du village et les habitants ont préparé un repas pantagruélique. Deux tables, de 15 mètres chacune, ont été installées sur la pelouse à côté de l’église. Sur des feux improvisés, on cuisine du borchtch et de la viande, tandis que les entrées trônent déjà sur la table. Le repas commence, au cours duquel les convives se voient offrir du vin conditionné dans des bouteilles de plastique d’un litre et demi, précédemment dédiées à de l’eau minérale ou à des boissons gazeuses.
Le convive occidental est dérouté par la force de ce vin auquel il n’est pas habitué. Il s’agit d’une production maison. Pour éviter les maladies, on y a augmenté l’acidité du mout ou adjoint du sucre. Voire ajouté de l’alcool.
La fête de Saint Dimitri marque une sorte d’apogée de la consommation de viande et de vin dans le village. De telles quantités de nourriture et de boisson ont été préparées que les convives en profiteront encore quelques jours durant.
Apres le repas, les femmes du village chantent pour les invités à qui l’on remettra, à l’heure du départ, une ou deux bouteilles de vin. Les règles d’hospitalité poussent les villageois à insister tout particulièrement auprès de leurs hôtes venus de la ville: «Là-bas, tout est chimique», affirment-ils avec assurance. «Prenez notre vin! Il est fait avec amour et tout y est naturel. C’est bon pour la santé!»
Ces mots traduisent une réalité frappante: le changement des modes de consommation de boissons alcoolisées, et notamment de vin, apparaît comme l’une des manifestations de la vaste révolution sociale et économique qui touche la totalité des pays d’Europe orientale.
L’ordre des choses
Pendant la période communiste, l’ordre des choses était clair. L’alcool produit à la maison était destiné à la consommation courante et l’alcool acheté en magasin, lorsqu’on réussissait à s’en procurer, était réservé aux «occasions spéciales».
Ainsi, celui qui effectuait un déplacement professionnel était censé en rapporter une bouteille d’alcool local: on ne pouvait rentrer d’une mission à Odessa sans une bouteille de Champanskoie (vin mousseux) de la fabrique Frantsouzski boulvar, du nom de la rue où elle était située. De Chisinau, le must était de revenir avec une bouteille de Cricova, ce vin mousseux moldave. En Crimée, le choix s’élargissait, entre les nombreuses variétés de vins secs, demi-secs, demi-doux ou doux. Il aurait été honteux de rentrer d’une visite en Géorgie sans une bouteille de Saperavi, vin ainsi nommé en référence à une variété régionale de raisin. De même, un voyage en Arménie incluait l’achat d’une bouteille de koniak local au moins.
Voilà pour le discours officiel. Mais, en réalité, il n’était pas toujours possible de trouver ces bouteilles qui restaient, par la force des choses, réservées aux grandes occasions… pour remercier quelqu'un ou bien se faire l’ami d’un fonctionnaire…Car, comme partout dans le monde, l’alcool avait une fonction sociale importante. Les amitiés et alliances se formaient autour de la table où l’on buvait, tout en mangeant des zakouski.
Mais, de facto, la consommation quotidienne et les relations sociales se basaient avant tout sur l’alcool artisanal. La pratique en était certes officiellement interdite, mais les histoires de salles de bain brûlées lors de la fermentation des boissons sont suffisamment nombreuses pour témoigner de l’ampleur de cette pratique. Si on n’avait plus d’alcool, on pouvait toujours se rendre chez les voisins, à la campagne comme en ville.
Quel alcool pour quelle occasion?
L’alcool artisanal, le samogon, se décline en dizaines de variantes et appellations locales (comme la tchatcha en Géorgie, la tuica en Roumanie ou la rakia,rakija ou rakja dans divers pays des Balkans), filtré ou pas et qui peut atteindre 70 à 80 degrés. Apres la chute du communisme, la production et la consommation d’alcool maison ont radicalement chuté. Aujourd’hui, on peut encore trouver du «bon» samogon dans les zones rurales mais il faut le chercher. Cette diminution du rôle du samogon ne reflète pas, loin s’en faut, une chute de la consommation. On ne boit pas moins mais différemment.
Dés lors, la production d’alcool a subi des changements tant qualitatifs que quantitatifs. Ainsi, en quelques années, la bière est devenue une boisson très populaire, au point de n’être pas forcément considérée comme une boisson alcoolisée: par exemple, puisque dans les trains russes ou ukrainiens il est interdit de boire de l’alcool… on y consomme de la bière, que l’on peut acheter directement auprès du responsable de wagon.
Désormais, la vodka est produite en grande quantité par un nombre infini de fabriques, qui se sont spécialisées dans les productions «nationales», comme la vodka au poivron en Ukraine ou la vodka «Staline» en Géorgie.
Le vin est disponible en grandes quantités dans les supermarchés. On y trouve des «classiques» comme le Kaberné (Cabernet), le Merlo (Merlot) rouge ou le Savinion (Sauvignon) blanc mais aussi divers vins, comme Izabella (qui tient son nom d’un type de raisin) ou Saperavi et une variété locale de vin de Madère, le Madera, produit en Crimée avec le même procédé et un goût inspiré de son grand frère portugais.
L’Union soviétique était un important producteur de Champanskoie, ce vin mousseux dénommé Igristoie en Ukraine et qui n’a jamais obtenu l’appellation officielle Champagne du fait de ses caractéristiques. La tradition a été maintenue et les supermarchés regorgent aujourd’hui de bouteilles du classique Sovetskoie Champanskoie mais aussi de ses concurrents de qualité un peu supérieure Frantsouzski Boulvar, Cricova et Krymskoie.
Pour plus de sophistication, on peut également trouver du koniak de fabrication arménienne ou certaines variantes locales, des nastoiki aux herbes et des nalivki aux fruits à 30-40 degrés.
Enfin, depuis quelques années, il est possible de trouver de l’alcool occidental. Une bouteille de vin français, argentin ou sud-africain coûte au minium 10 euros, contre 2 à 3 euros pour une bouteille locale.
Time is money
Durant la période communiste, à la journée de travail succédait fréquemment une deuxième journée, dédiée à des activités annexes, de la couture à la cueillette des champignons en passant par la production d’alcool. Alors que la demande ne cessait de croître, la fantaisie n’était pas très bridée et l’on produisait des alcools variés, à partir de plantes diverses: le blé et la levure sont à la base du samogon, de la tchatcha et de la tuica. En y ajoutant des herbes, on obtient la nastoika réputée pour ses propriétés curatives. En faisant fermenter des baies ou des fruits des bois, on produit une nalivka douce et réconfortante…
Grâce à leur climat, la Moldavie, la Géorgie, l’Ukraine mais aussi la Roumanie, la Bulgarie et la Russie -dans la région de la mer Noire- bénéficiaient de la présence de vignobles réputés, ce qui permettait à certains de se consacrer également à la production de vin artisanal.
Les changements induits par la transition à partir de 1989 n’ont pas été sans conséquence sur l’organisation de cette production: les terres ont été partiellement privatisées, de même que les moyens de production, de nombreuses entreprises se sont créées et des investissements nationaux et étrangers ont été rendus possibles... Ceux qui y ont vu une perspective financière, s’ils en avaient les moyens, se sont lancés dans la production d’alcool en créant des entreprises industrielles. Partant du principe que l’alcool artisanal est plus naturel et donc plus sain que «les trucs chimiques qu’on nous vend dans les magasins», une partie de la population poursuit néanmoins son activité de production individuelle ou familiale.
Toutefois, les changements économiques et sociaux induisent une modification radicale. Le temps «libre» peut certes toujours être consacré à produire de l’alcool mais aussi à «travailler plus pour gagner plus». Dès lors, autant dépenser son argent dans les magasins où règne l’abondance. Actuellement, une bouteille de vin moldave ou ukrainien coûte 2 à 3 euros dans un supermarché; de même pour une bouteille de vodka. Une bouteille de vin géorgien coûte, elle, 3 ou 4 euros. En revanche, le vin artisanal ou le samogonest beaucoup plus économique. Masi, pour ceux dont les salaires atteignent désormais facilement 1.000 dollars (600 euros) par mois, dans les grandes villes d’Ukraine ou de Russie, la production artisanale n’est plus rentable à fin de commercialisation officieuse.
L’alcool suit, dès lors, la loi du marché. Ceux pour lesquels le prix de 3 euros pour une bouteille d’alcool est raisonnable préfèrent travailler plus et se fournir au supermarché. Le phénomène est particulièrement visible dans les villes grandes et moyennes, tout particulièrement auprès des citadins qui n’entretiennent plus de liens avec la campagne.
La capacité financière des clients et la disponibilité d’un large éventail de produits font que le goût des consommateurs, et avec lui la demande, se sophistiquent. Il s’agit désormais d’être exigeant et de choisir son alcool préféré: certains restent fidèles à la vodka tandis que d’autres penchent pour des boissons plus «nobles», telles le vin ou le cognac, voire le whisky ou le cassis.
Une boisson, toutefois, fait consensus: la bière, dont on peut acheter une petite bouteille de 50 cl au moindre kiosque du coin et que l’on boit avec les voisins à côté de la maison ou en se promenant avec des amis. Certaines villes, comme Moscou ou Varsovie, ont d’ailleurs interdit récemment la consommation de bière dans la rue. A 20 ou 50 centimes d’euro la canette, la bière a également séduit les habitants des petites villes et des campagnes, où désormais elle rivalise avec l’alcool traditionnel. Sans le supplanter toutefois, les salaires en milieu rural étant encore parfois inférieurs à 50 dollars par mois (30 euros). La transition «éthylique», comme la transition économique, n’a pas encore atteint la totalité des populations.
* Abel POLESE est chercheur à l’institut Hannah Arendt de Dresde (Allemagne)
Photo : © Mate Chitanava