Election présidentielle, miroir d’une société polonaise divisée

Cet automne, les Polonais ont élu Lech Kaczynski, le représentant du parti conservateur Droit et Justice (PiS), à la tête de l’Etat. Ce fut une victoire serrée contre son adversaire libéral de la Plate-forme Civique (PO). Malgré cette consécration unanime de la pensée de droite (les sociaux-démocrates au pouvoir depuis 2001 avaient été littéralement balayés aux législatives quelques semaines plus tôt), les sociologues affirment que ces élections ont, une fois de plus, révélé la profonde division de la société polonaise.


Jarosław and Lech KaczynskiPourquoi la droite ? Bien que ces quinze dernières années, aucun parti sortant n’ait vu son mandat renouvelé en Pologne, la gauche a tout simplement déçu. Parce qu’éclaboussée de scandales, elle n’a pas su non plus répondre aux attentes pressantes de toutes les catégories socio-économiques du pays. Avec, pêle-mêle, un chômage qui atteint les 18%, une économie qui peine à vraiment décoller, un système de santé et de retraite exsangue, des finances publiques mal en point, une crise aiguë du logement, des infrastructures insuffisantes et vétustes et un système éducatif inadapté aux nouvelles exigences du marché, les Polonais ont soif de réformes efficaces et surtout rapides.

Union européenne : la jeunesse s’emballe, les anciens se rebiffent

Au lendemain de l’adhésion à l’Union européenne, dans un contexte de mondialisation qui en effraie certains car elle va trop loin, trop vite, et dont d’autres espèrent qu’elle ouvrira de nouvelles perspectives, les opinions, les craintes et les espoirs divergent profondément. Comme partout, mais plus encore en Pologne aujourd’hui, le facteur de l’âge joue un rôle essentiel dans les choix politiques.

La jeunesse polonaise s’enthousiasme des opportunités inédites en tout genre qu’offre la communauté européenne. Suffisamment armée du point de vue des compétences, de la connaissance des langues et du dynamisme qui lui est propre, elle est parfaitement capable de profiter au mieux de cette conjoncture nouvelle. Avide de changements et d’une libéralisation généralisée, elle s’est majoritairement laissée séduire par le discours libéral de Donald Tusk, résolument occidentaliste. Nourris au rêve américain, les jeunes Polonais entendent bien jouir du même niveau de vie que leurs riches voisins européens.

Pour l’ancienne génération (celle des 40-50 ans et plus), en revanche, l’adhésion à l’UE, qui tarde d’ailleurs à tenir ses promesses en matière de subventions agricoles et d’aide financière aux nouveaux entrants, a des relents d’empire soviétique sous forme de puissance supranationale hors de toute portée citoyenne et dont les enjeux dépassent le territoire national.

Elle a donc davantage cédé aux sirènes nationalistes et ultraconservatrices de Lech Kaczynski. Adversaire déclaré de la Constitution européenne - parce qu’elle privait la Pologne des acquis du Traité de Nice concernant la pondération des voix en cas de vote à la majorité qualifiée – et partisan d’une Pologne « forte », traitée comme telle par les autres grands pays européens, il a su attirer un électorat pour qui la souveraineté nationale retrouvée date de quinze ans à peine et qui garde un souvenir très mitigé des grandes fédérations d’Etats.

En pleine crise identitaire, il importe à ces générations, qui ont souffert de l’assimilation indifférenciée de la Pologne à des dizaines d’autres pays pendant plus d’un demi-siècle, de redéfinir ce qui constitue l’unité nationale avant de se refondre dans un creuset européen disparate et, d’aucuns disent, artificiel.

La Pologne et l’Eglise ou l’envers du décor 

La religion joue en ce sens un rôle primordial. Dans un pays où 97% de la population se déclare croyante, l’Eglise se pose en élément identitaire fort. Pour les anciens, pratiquer en secret le culte catholique pendant les quarante ans d’une domination soviétique représentait un véritable acte de résistance politique et idéologique, ce qui explique en grande partie l’attachement des générations qui ont connu les heures sombres de cette dictature à ce qui était à l’époque le symbole d’une certaine liberté intellectuelle.

Aujourd’hui encore, alors que le nombre d’exclus reste important, Lech Kaczynski, catholique convaincu, a surfé sur cette vague religieuse via les ondes de la nationaliste et ultracléricale Radio Marya, dont l’audience âgée et pieuse trouve réconfort auprès d’une institution qui sait prêcher le renoncement en ces temps de vaches maigres.

Accusée par le PiS de vouloir imposer la « pédalerie », PO n’a en revanche fait que peu de cas du retour aux valeurs morales chrétiennes traditionnelles tant vanté par son adversaire. Et les études montrent que parmi la jeunesse, dans les grandes villes et dans les régions occidentales en général, l’influence de la religion diminue progressivement et que les mœurs se libéralisent. Les déclarations de piété ont de moins en moins de rapport avec les comportements de la vie quotidienne. En règle générale, les personnes âgées sont plus sensibles au slogan ultraconservateur que les jeunes qui ne s’en préoccupent guère.

Une situation économique préoccupante
Les jeunes, ambitieux à l’aube de leur carrière, sont en revanche plus sensibles à l’argument économique ; mais l’économie polonaise est relativement mal en point. Elle a certes fait des progrès spectaculaires ces dernières années et affiche un taux de croissance honorable, surtout par rapport à la plupart des pays d’Europe occidentale. Mais dès qu’on la compare avec ses autres camarades récemment entrés au « club », elle fait figure de bien mauvaise élève.

Lorsque Donald Tusk s’exprime dans un jargon technique, qui n’est intelligible que pour les initiés, lorsqu’il expose des principes économiques pointus, qui évoquent un redressement du pays à long terme mais qui sont peu enthousiasmants à courte échéance, et avec lesquels il faut être familier à défaut de les maîtriser si l’on veut en apprécier le bon sens, les « jeunes loups » audacieux et prêts à tenter leur chance applaudissent.

Lorsque qu’il parle d’une coupe franche dans les dépenses sociales (éducation, santé, etc.) pour redresser des finances publiques malades et d’une réforme fiscale pour relancer l’économie, les entrepreneurs actuels ou à venir exultent ; ceux à qui l’on demande de se serrer les coudes et la ceinture aujourd’hui pour mieux en profiter demain sont prêts à ce qu’ils considèrent comme un mal nécessaire.

La vieille génération, grande sacrifiée pour « les lendemains qui chantent » et aujourd’hui grande laissée pour compte, voit d’un mauvais œil la diminution des aides d’Etat, déjà insuffisantes. De fait, quand Lech Kaczynski prône une Pologne solidaire, des logements accessibles pour tous, une couverture de santé universelle et la lutte contre la pauvreté, c’est à leur tour de battre des deux mains. D’autant qu’il s’agit sans doute du seul aspect du passé soviétique qu’ils regrettent et revendiquent : un toit, un travail et à manger pour tous.

Si l’on dresse une carte sociologique des deux électorats, on constate que la Pologne du nouveau président est - schématiquement - âgée, rurale et peu éduquée, attachée à la tradition et à l’affirmation de l’identité nationale, peu désireuse de se moderniser, fortement catholique et surtout effrayée par l’épouvantail de l’ultralibéralisme triomphant brandi par Donald Tusk . La Pologne de ce dernier est plus jeune, plus instruite, plus mobile, plus ouverte, plus tolérante au niveau des mœurs, et plutôt citadine.

Bien plus qu’un conflit de génération, c’est en réalité une dialectique du passé et de l’avenir qui divise profondément les Polonais aujourd’hui. Qui a souffert hier et qui en bénéficiera demain ? Quels sont ceux qui parviendront à tirer leur épingle du jeu, et comment ? Y aura-t-il encore une génération sacrifiée ? Les anciens, sur la touche d’un monde qui va trop vite pour eux, n’ont pas ou très peu les moyens de s’adapter à la nouvelle donne et de rebondir. La relève, quant à elle, n’en peut plus d’attendre les splendeurs d’une Rome qui ne se fera pas en un jour. Elle est armée et déterminée. Chacun a choisi son camp. Mais une fois encore, l’expérience de l’âge a triomphé de la fougue de la jeunesse. Pour le meilleur ou pour le pire ?

Par Juliette EBELE

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