Émergence de la sous-culture «ultra» dans les stades bulgares

La sous-culture «ultra», qui s’illustre dans le monde du football par l’adhésion à un groupe de supporters apportant un soutien fanatique à une équipe, est désormais dominée par l’activisme de quelques collectifs européens (balkaniques, polonais et russes). Aujourd’hui, certains grands groupes de supporters bulgares cherchent la reconnaissance de ce milieu.

 


 

Dans les années 1980, plusieurs grands matchs de football organisés à Sofia ont été perturbés par des supporters locaux influencés par le hooliganisme anglo-saxon. La mouvance fanatique n’a toutefois pris de l’ampleur en Bulgarie qu’à partir de l’effondrement du régime socialiste (novembre 1989). Les difficultés économiques et sociales auxquelles la jeunesse a été brutalement confrontée ont alors permis aux mouvements dits ultras de s’enraciner dans la société postsocialiste. Ce fut notamment le cas auprès d’un public désœuvré et avide de reconnaissance. Sans emploi ou percevant un salaire modeste, des jeunes gens ayant rarement suivi un cursus universitaire ont cherché à obtenir une notoriété au sein d’un groupe d’ultras dont les membres avaient un profil semblable au leur. À la différence des hooligans, ces jeunes n’ont pas la violence pour objectif premier, qui est plutôt le groupe. Toutefois, plusieurs milliers d’entre eux se sont violemment affrontés dans les stades au cours des trois dernières décennies à l’occasion notamment des rencontres de la ligue professionnelle A, y semant le trouble et le désordre, blessant des supporters adverses et des policiers, dégradant les stades, les autobus des équipes participantes ou le mobilier urbain.

Apparition progressive des collectifs d’ultras sur la scène footballistique bulgare

Durant la période socialiste, le football, perçu comme trop « occidental », n’avait pas les faveurs du régime et était moins populaire en Bulgarie que le volley-ball. Malgré ce contexte défavorable, l’Union bulgare de football (BFS) ayant connu quelques succès sur la scène internationale au cours des années 1960, ce sport a suscité l’engouement de nombreux jeunes Bulgares fervents supporters de leur sélection nationale, mais également de l’équipe locale de football. Une partie d’entre eux, influencée par le hooliganisme anglo-saxon, a participé à de nombreux affrontements lors des principales rencontres entre les grandes équipes de Sofia (Levski/CSKA) et de Plovdiv (Botev/Lokomotiv). Les tensions ont culminé à l’occasion des matchs du 17 février 1979 (Levski S./Botev P.) et du 19 juin 1985 (Levski S./CSKA S.), tous deux organisés à Sofia, où des centaines de personnes se sont battues aux abords et dans le stade. Jusqu’en 1989, les regroupements générant ces actes malveillants ont gardé un caractère relativement informel.

Le début des années 1990 a été marqué par un accroissement de la violence. Les affrontements en marge des rencontres de football se sont multipliés, devenant progressivement un phénomène sociétal d’ampleur nationale. Dès l’automne 1989, des heurts significatifs occasionnant des dizaines de blessés ont été observés à Burgas. Ces incidents ont été suivis au cours des deux printemps suivants, à Pazardžik comme à Stara Zagora, de bagarres entre plusieurs centaines de supporters. Le 19 mai 1991, à l’issue de la finale de la coupe de Bulgarie (Levski S./Botev P.), 3.500 fanatiques se sont battus dans les rues de Veliko Tărnovo. À partir de cette période, le hooliganisme a rapidement été dépassé par un autre courant fanatique, la culture «ultra». Ainsi, sous l’influence du modèle des «tifosi» italiens, les années suivantes ont été marquées par l’apparition d’une forme de structuration des supporters autour de collectifs et d’associations. À Sofia et à Plovdiv, qui hébergent les quatre grandes équipes de football bulgares (Levski S. et CSKA S., Botev P. et Lokomotiv P.) sont alors fondés plusieurs collectifs (Lauta Hools en 1992, Napolitani Ultras Plovdiv en 1995, ou encore Gott mit uns en 1998 en faveur du Lokomotiv P. ; Izgrev Boys en 1993 concernant le Botev P. ; Sofia Zapad en 1998 soutenant le Levski S.). Ceux-ci sont organisés en grands groupes de supporters qu’ils surnomment parfois Army (par exemple, la Lauta Army du Lokomotiv P. ou l\’Army men du secteur G pour le CSKA S.) pour se donner une dimension guerrière.

Ce basculement d’une influence hooligane vers la culture ultra, quoique progressif, a eu un impact manifeste sur le recours à la violence par les supporters en marge des rencontres sportives. En effet, ces groupes d’ultras, qui s’imposaient également par ailleurs dans les stades des plus grandes villes grâce à leurs animations visuelles et sonores imposantes, ont progressivement canalisé les formes de manifestation de la violence à leur profit pour qu’elle concoure à la notoriété de leurs collectifs. Les membres du groupe participaient ainsi régulièrement à des affrontements préparés avec les supporters soutenant des formations adverses en marge des grands événements sportifs de la BFS.

Les collectifs et associations ultras n’ont eu aucun mal à recruter dans un contexte de délitement de l’État et de «crise identitaire nationale», alors qu’une partie de la jeunesse bulgare se cherchait une identité et se sentait prête à se recréer ainsi un environnement (une « famille ») et une existence sociale. Le sentiment d’impunité lié à l’impuissance du gouvernement et les larges amnisties pénales du début des années 1990 ont en outre favorisé la montée en puissance de plus d’une centaine de collectifs composés de supporters fanatiques.

Banalisation de la violence et jeux d’alliance

À partir du début des années 2000, les affrontements entre groupes rivaux ultras se sont multipliés. En août 2001 à Samokov, puis en mai 2002 à Svilengrad, des émeutes rassemblant plusieurs centaines de supporters du Botev P. ont éclaté. Au cours de la même décennie, d’autres violences urbaines significatives ont été perpétrées par les collectifs d’ultras de ce club à l’encontre de fanatiques affiliés à des sélections adverses (février 2004, mai 2006, avril 2008). Au printemps 2008, les ultras du CSKA S. ont marqué les esprits en blessant des joueurs et des policiers, ainsi qu’en commettant des dégradations, notamment sur les bâtiments du siège de la Fédération bulgare de football.

Ce phénomène s’explique en partie par la propagation de la culture ultra sur l’ensemble du territoire bulgare et par la compétition entre les collectifs de supporters des équipes locales. Progressivement, ces jeunes gens adoptent les règles d’une sorte de « fight club »[1]. Des épreuves de force sont ainsi organisées en avance entre groupes rivaux, conscients qu’ils s’exposent à des atteintes graves à leur intégrité physique, des défis visant à asseoir localement l’existence d’un collectif, respectable en tant qu’adversaire. Dans le même temps, les déplacements en province de supporters appartenant aux collectifs de fanatiques sofiotes et plovdiens s’intensifient, engendrant la généralisation d’affrontements autrefois plus marginaux. Quant aux rixes entre groupes de supporters rivaux, leur niveau de violence augmente parfois du fait de l’opposition idéologique manifeste entre certains d’entre eux et de la haine qu’ils se vouent. Ainsi, au sein des fanatiques du Botev P. évolue une frange anarchiste qui se confronte régulièrement avec des collectifs d’influence néonazie du Levski et du Lokomotiv P.

Ce type de rivalité a engendré des jeux d’alliance entre groupes de supporters soutenant des équipes différentes, voire concurrentes, au cours des grands championnats. Par opportunisme, des contacts personnels ont été développés, aboutissant à des rapprochements durables entre collectifs de fanatiques. C’est le cas entre la Lauta Army du Lokomotiv P. et les ultras du Levski S. qui, outre leur animosité à l’égard du Botev P., affrontent ensemble et régulièrement leurs rivaux du CSKA Sofia. Il est notable que ces amitiés entre groupes de supporters dépassent les frontières. Ainsi, depuis le milieu des années 2000, ceux du Lokomotiv P. ont entretenu des contacts privilégiés avec les ultras du SSC Napoli Naples; les fanatiques du CSKA S. sont, eux, en relation avec ceux du Steaua Bucureşti et du Partizan de Belgrade, tandis que les supporters du Levski S. échangent avec les ultras du S. S. Lazio fans. Ces alliances ont pour conséquence le déplacement ponctuel lors des rencontres sportives à risque de groupes fanatiques « alliés », venant pour soutenir l’équipe amie. Ainsi, si la Lauta Army se rend régulièrement en Italie pour soutenir Naples, les Napolitains concernés se déplacent en Bulgarie pour encourager l’équipe du Lokomotiv P.

L’instauration d’un code d’honneur et la normalisation des relations entre ultras bulgares

Dès les années 2000, des groupes de supporters polonais et russes ont conclu des pactes informels, afin de réguler les conditions des affrontements physiques et des épreuves de force entre organisations rivales. L’entente la plus célèbre est le «pacte de Poznań» signé en 2004, dont l’objectif était d’assurer le bon déroulement des matchs de l’équipe nationale polonaise. Ces accords ne s’opposent pas à la culture du combat entre fanatiques, mais ont pour objectif de réguler les altercations, afin de minimiser la gravité des atteintes à l’intégrité physique des protagonistes. Après plus de 25 ans de violences et de nombreux dérapages en Bulgarie, les collectifs d’ultras, qui dominaient la scène nationale, ont suivi leur exemple.

En effet, à la suite de la tenue de plusieurs réunions de négociation, les principaux groupes de supporters des grandes équipes du championnat national ont signé un « code d’honneur des ultras », le 19 février 2016[2]. Le texte se compose de 12 commandements fixant quelques grandes règles, parmi lesquelles l’arrangement de combats équitables dans le cadre d’un événement sportif, avec interdiction d’utiliser des armes et sans faire intervenir la police. L’un des affrontements mémorables entre la Lauta Army et les supporters du Botev P. a été organisé en juillet 2017 en marge d’une rencontre sportive dans un terrain vague situé à 85 km de Burgas. Une centaine de personnes y ont participé, sans s’occasionner davantage que des blessures bénignes. À l’issue du combat, les perdants ont applaudi les vainqueurs: un fair-play jusque-là peu habituel dans le milieu ultra local. Mais ce pacte règlemente les épreuves de force intergroupes et non le comportement des fanatiques en dehors des affrontements organisés entre rivaux, ce qui explique que des débordements perdurent. Ainsi, le 30 mai 2017, lors d’une défaite à domicile de leur équipe contre le Botev P., des supporters du Levski S. ont volé leurs maillots aux joueurs de leur club. Surtout, le 19 avril 2018, un fanatique a fait exploser une bombe artisanale dans l’enceinte du stade Vasil Levski de Sofia lors d’une grande rencontre du championnat (Derby éternel), blessant gravement une policière à l’œil. En réaction, la direction de la Sécurité publique sofiote a demandé le renforcement général des mesures de contrôle à l’égard des groupes de supporter fanatiques. Plusieurs grands médias internationaux ont relayé cet événement.

Accession récente à une certaine notoriété internationale

Au cours des années 2010, les ultras bulgares ont obtenu la «reconnaissance internationale» qu’ils appelaient de leurs vœux. En septembre 2011, la presse européenne a fortement critiqué le comportement raciste (imitation de cris de singe et saluts nazis) de certains fanatiques bulgares à l’égard de joueurs britanniques d\’origine africaine au cours d’un match de qualification à la coupe d’Europe organisé à Sofia[3]. En déposant plainte, la Fédération anglaise de football a contribué à la médiatisation de l’affaire. Puis, en février 2014, plusieurs centaines d’individus appartenant à la même mouvance ont été impliqués dans le caillassage d’une mosquée à Plovdiv. Enfin, lors d’une rencontre à domicile en août 2015, plusieurs dizaines d’ultras du Levski S. ont tenté d’agresser des joueurs israéliens de l’équipe d’Ashod, suscitant une nouvelle fois l’intérêt des médias étrangers. Cet intérêt indigné a donné satisfaction à une partie des fanatiques bulgares, qui souhaitaient faire reconnaître la «valeur» des ultras locaux.

À partir d’octobre 2015, les organisations hooliganes ou ultras, qui se sont érigées en tant que médias du milieu fanatique (Ultras World, Hooligans TV, Okolo futbal TV,…) ont réalisé et diffusé des reportages (sous forme de films documentaires) portant sur les groupes d’ultras bulgares. L’interview de membres de la Lauta Army a ainsi été diffusée en juillet 2016, de même qu’un reportage sur les fanatiques du Levski Sofia en avril 2018[4].

Notes :
[1] Peter T.Leeson, Daniel J.Smith et Nicholas A.Snow, «Hooligans», Revue d’économie politique, Vol.122, Ed. Dalloz, Paris, 2012..
[2] «Ultras n Bulgaria signed Ultras code of honor», Ultras-tifo.net, 22 février 2016..
[3] «England Disturbed by Bulgarian Football Hooligans’ Racism», Sofia News Agency, 3 septembre 2011.
[4] Voir la vidéo.

Vignette : Source Bfunion.bg

* Stéphan ALTASSERRE est docteur en Études slaves, spécialiste des Balkans.

 

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