En Russie, une crise bien visible mais encore niée. Entretien avec Anatoli Golov

Lorsque les premiers effets de la crise financière et économique internationale ont commencé à se faire sentir, le Premier ministre russe, Vladimir Poutine, a d’abord nié qu’elle pourrait toucher la Russie. Dotée d’une force ou de vertus exemplaires, l’économie russe résisterait donc mieux que d’autres à ce cataclysme mondial?


Pourtant, les premiers effets de la crise n’ont pas tardé à se faire sentir et les licenciements déjà massifs en sont la meilleure preuve. Lors du week-end dernier, des meetings contre la vie chère et la politique économique du gouvernement Poutine ont rassemblé des milliers de personnes dans toute la Russie. Le ministère russe de l'Intérieur a estimé que 120.000 manifestants ont défilé mais il comptabilise indifféremment les meetings anti et pro-gouvernementaux! La télévision russe, quant à elle, n'a évidemment montré que ces derniers...
Alors, suffit-il de fermer les yeux et de suivre le leader comme un seul homme? Quelles sont les conséquences, notamment sociales, déjà perceptibles de la crise économique mondiale en Russie?

Député à la Douma d’Etat pour la ville de Saint-Pétersbourg entre 1995 et 1999, élu sur les listes du parti démocratique Yabloko, Anatoli Golov est actuellement co-président de l’Union des consommateurs de Russie. Particulièrement au fait des évolutions de l’économie russe, il a accepté de répondre aux questions de Regard sur l’Est et de tenter d’évaluer les conséquences sociales de la crise dans son pays.

Quand les Russes ont-ils pris conscience que la crise pouvait avoir des conséquences pour eux? Ont-ils cru aux affirmations de V.Poutine, selon lesquelles la crise ne toucherait pas la Russie mais frapperait avant tout les Etats-Unis?

Anatoli Golov: Comme le montrent les sondages, près de la moitié des Russes ne ressentent pas, jusqu’à présent, les effets directs de la crise. Un petit pourcentage de la population seulement possède des actions et a perdu de l’argent par la suite de l’effondrement de la Bourse. Les 5 à 7% des Russes qui se rendent à l’étranger ont constaté la dévaluation du rouble. Et, bien que les premières conséquences de la crise se soient manifestées en Russie il y a un an déjà sous la forme d’un bond de l’inflation, une grande partie de la population prête foi aux déclarations du Premier ministre russe, V.Poutine, qui continue d’affirmer que la crise n’aura pas de conséquences sérieuses pour la Russie.

Pourtant, quelle peut être, selon vous, l’ampleur de ces conséquences?

La crise se manifeste déjà en Russie, dans tous les domaines. L’économie russe est avant tout une économie de rente, essentiellement basée sur les matières premières, dont elle dispose en abondance. Il faut bien comprendre, dès lors, que les répercussions de la crise risquent précisément d’être de très grande ampleur. Tant que les cours du pétrole, du gaz et des métaux étaient élevés, les oligarques et le budget engrangeaient des revenus phénoménaux. A présent que ces cours ont chuté, les licenciements massifs ont commencé: les premiers à être touchés ont été les employés des banques, puis cela a été le tour des ouvriers du bâtiment et de l’industrie. Maintenant, ce sont les PME qui sont concernées. Mais ce n’est qu’un début: le pic de la crise est encore à venir!

Comment cette crise se répercute-t-elle sur le pouvoir d’achat des Russes, sur les conditions du crédit hypothécaire, sur l’emploi?

La crise a touché en premier lieu l’hypothèque. Le taux des crédits s’est envolé, jusqu’à dépasser les 20%. En clair, le crédit est donc devenu inaccessible. En outre, les emprunteurs, désormais privés de leur emploi, ne peuvent plus rembourser les crédits qu’ils ont contractés. On comprend bien que leur situation est désormais très délicate.
Le pouvoir d’achat des Russes a considérablement chuté. Mais certaines dépenses s’avèrent incompressibles: les gens ne peuvent éviter d’acheter des produits alimentaires et des biens de première nécessité. Le premier marché qui s’est effondré a naturellement été celui de l’immobilier. Maintenant, on constate que les ventes d’automobiles et d’équipements coûteux ont également sensiblement baissé.

La situation est plus complexe encore sur le marché de l’emploi. Une grande partie des ouvriers du bâtiment, mais d’autres salariés également, viennent de pays anciennement soviétiques. Ce sont eux qui ont été les premiers touchés par les licenciements. Certains, et ils sont nombreux, ont alors décidé de rentrer dans leur pays. Ce mouvement de retour explique que le chômage des Russes n’a pas sensiblement augmenté pour le moment. Mais le processus est en cours et, dès que les travailleurs étrangers seront rentrés massivement dans leur pays d’origine, les Russes seront, eux aussi, largement victimes de licenciements.

Des fissures peuvent-elles apparaître dans le «pacte social» qui liait jusqu’alors les citoyens russes au pouvoir? Sont-elles susceptibles d’entraîner une baisse de la popularité de V.Poutine et de Dmitri Medvedev? Les manifestations de Khabarovsk peuvent-elles être considérées comme le premier acte de cette «pièce»?

Oui, les premières fissures sont déjà apparues. Beaucoup de gens comprennent que les actions du gouvernement ne sont pas efficaces et que, plus encore, celui-ci veut faire porter le coût de la crise par les citoyens. Il est évident que les manifestations qui ont eu lieu en décembre en Extrême-Orient sont la conséquence de cette politique. Mais, pour le moment, il me semble que le pouvoir a les moyens de «boucher les trous», de colmater les brèches et de poursuivre sa politique paternaliste. C’est ce qui explique, avant tout, pourquoi la majorité des citoyens espère et croit encore que V.Poutine viendra à bout de cette crise et que ses graves conséquences ne les toucheront pas.
On peut estimer qu’entre 10 à 15% des Russes seulement ont une réelle compréhension de la complexité de la situation et de l’absence d’efficacité des actions proposées en réponse par le pouvoir. Pour le moment, la société dans son ensemble n’est donc pas prête à faire entendre des protestations. Elle attend, en silence, la suite des événements…

 

Par Michèle KAHN