RSE: En quels termes définiriez-vous la présence russe aujourd'hui dans le Caucase ?
Charles Urjewicz : La présence russe est, je dirais, "naturelle" au nord des monts Caucase, dans les limites de l'Etat russe tandis qu'il y a une présence russe beaucoup plus légère, beaucoup plus discutée, dans le sud -Caucase. La présence russe découle tout d'abord de l'histoire: la Russie est présente dans la région depuis le XVIIIe siècle. C'est un vieux rêve. Une partie de cette région en particulier dans le sud-Caucase avait établi des liens avec la Russie dès le XVIe siècle et ces liens sont devenus relativement importants à partir du XVIIe. Donc cette présence russe aujourd'hui va de soi pour qui se coltine un peu l'histoire; évidemment elle devient problématique si on la confronte avec ce qui se passe en Tchétchénie…
Justement comment expliquez-vous la situation exceptionnelle de la Tchétchénie par rapport aux autres républiques du nord-Caucase ?
Il faut s'entendre sur le type de présence russe envisagé. Il y a deux types de présence russe dans le nord-Caucase :une présence militaire comme en Tchétchénie et puis une présence de populations russes . Une grande partie du nord-Caucase est aujourd'hui majoritairement russe : ce sont les populations autochtones qui sont minoritaires, elles ont été chassées au XIXe siècle, ou assimilées, intégrées par la suite. Mis à part les Tchétchènes personne ne s'imagine vivre de manière indépendante.Des arguments sont échangés avec Moscou: à partir de la Loi fédérale russe, on cherche à arracher un peu plus d'autonomie, à obtenir un peu plus de libertés mais que ce soit au Daghestan, en Ossétie ou en Balkarie, on ne remet pas vraiment en cause l'intégration de chacune de ces républiques à la fédération de Russie.
La Russie est également présente en Transcaucasie…
La présence russe est aujourd'hui essentiellement stratégique: une des républiques, l'Azerbaïdjan, n'a pas la moindre base russe, tandis que l'Arménie et la Géorgie abritent des bases russes. Mais tandis que l'Arménie considère que la présence de bases russe est un élément essentiel à sa sécurité, la Géorgie considère la présence russe comme une atteinte à sa souveraineté dans la mesure où la Russie a imposé à la Géorgie la cession de bases en 1993, cession qui a été négociée contre une aide militaire russe à la Géorgie dans la guerre contre les Abkhazes.
Mais à côté de cette présence militaire, la Russie n'exerce-t-elle pas aussi par d'autres moyens une influence sur la vie politique des pays de Transcaucasie ?
Comme toute puissance, la Russie profite des faiblesses des autres Etats. Lorsque ces faiblesses sont aussi flagrantes que celles de l'Azerbaïdjan incapable de se défendre face aux Arméniens au Haut-Karabagh, les Russes ont à ce moment-là un extraordinaire terrain de manœuvre. Les Russes ont tout intérêt à aider les uns ou les autres pour mieux contrôler la situation. Je me souviens par exemple qu'en 1992, lorsque j'étais là-bas, il était ahurissant d'observer que les militaires russes offraient leurs services, tel jour aux Azéris, tel jour aux Arméniens. Ils avaient été facilement corrompus; et cela arrangeait très bien les intérêts du centre…Mais encore faut-il être prudent parce qu'on désigne par le "centre"; ce n'est pas "Moscou", ce n'est pas "la Russie".
En effet, quels sont les intérêts aujourd'hui de la Russie ? Il y a mille intérêts russes depuis l'effondrement de l'URSS. A l'époque soviétique il y avait une politique, déterminée par le bureau politique et distillée à travers tous les organes de pouvoir. Aujourd'hui je crois qu'il y a des politiques russes qui de temps à autres se rejoignent.. Mais je dirais que globalement ce qui me frappe aujourd'hui ce n'est pas la politique russe dans le Caucase mais plutôt l'absence de politique …Il n' y a aucune cohérence, aucune politique, il y a des "coups". Ces coups peuvent être très marquants, très visibles, comme la 1ère guerre de Tchétchénie; l'intervention russe peut s'exercer aussi ponctuellement lorsque l'occasion se présente; j'ai parlé du Karabagh, on peut parler de l'Abkhazie, de l'Ossétie…On observe d'ailleurs que la Russie aurait pu, si elle l'avait voulu, détacher définitivement l'Abkhazie de la Géorgie; la Géorgie n'avait aucun moyen de s'y opposer.
La Russie ne l'a pas fait : elle a en 1993 monnayé son aide, après avoir aidé les Abkhazes, afin de ramener la Géorgie sur le droit chemin et opérer ainsi un retour militaire dans la région. Mais est-ce que cela fait vraiment une politique ? Disons qu'il y a quelques constantes : notamment la difficulté de rompre avec le passé, une sorte de légitimité impériale qui ne repose plus sur une possibilité de peser durablement, lourdement, sur les évènements. Il y a quelques "coups", quelques réussites, quelques situations bloquées qui arrangent peut-être les intérêts de Moscou, mais je crois qu'il est trop simple d'accuser la Russie de tous les maux…
Ne pensez-vous pas justement que les indépendances des pays de Transcaucasie laissent aujourd'hui plus de marge de manœuvre à des acteurs locaux dans le règlement des conflits ?
On a vu effectivement arriver dans la région tout un ensemble d'autres acteurs; américains, turcs, iraniens. La Russie s'est alors sentie agressée en voyant d'autres puissances rêvant de la chasser de la région. Mais les "coups" russes s'intègrent également dans un contexte particulier. En effet, les directions politiques des trois républiques sont notoirement incapables d'arriver à des solutions. La Russie mène certes un jeu dangereux mais la plus grande part de responsabilité est à mon avis à chercher du côté des gouvernements locaux.
Ils sont instables, et confrontés à des situations internes très difficiles, des situations économiques déplorables. Aujourd'hui à Bakou, symbole du pétrole, il y a des coupures permanentes d'électricité…
On a donc des Etats dans lesquels la démocratie s'installe très difficilement. Et il est évident que les problèmes et les conflits territoriaux qui ont pour cadre la Transcaucasie se répercutent très rapidement dans le débat politique, d'une certaine façon le pourrissent et empêchent toute évolution de ces Etats. A chaque fois qu'on s'approche d'un compromis, on bute sur un écueil terrible qui est l'absence de courage politique d'un personnel politique qui découvre la vie politique et pour lequel les mots, les émotions, sont plus importants qu'une analyse politique assumée..
Et le tout s'intègre dans un contexte géopolitique régional dans lequel l'attitude de la Russie est très contradictoire. Ce qui s'est passé pendant le conflit de 1992-93 est tout à fait caractéristique: il a opposé aux Géorgiens les Abkhazes, plusieurs centaines de Tchétchènes dont Bassaiev, des cosaques russes , c'est-à-dire que les ennemis combattaient ensemble. On a là je crois, une extraordinaire photographie, un extraordinaire instantané de ce qu'est le Caucase, c'est-à-dire que les alliances d'aujourd'hui ne sont pas celles d'hier, ni celles de demain. On est sur un terrain extraordinairement mouvant où les intérêts immédiats dictent leur conduite aux uns et aux autres.
En est-il de même en ce qui concerne la Tchétchénie ?
En ce qui concerne la Tchétchénie, mon point de vue est le suivant.Dès 1991, tout était biaisé. Après le putsch d'août, Eltsine et son équipe ont été incapables de gérer tous les problèmes périphériques et notamment la question tchétchène. Ils ont porté sur les fonts baptismaux l'indépendance tchétchène, parce qu'elle leur convenait, parce qu'ils pensaient qu'ils pourraient la contrôler. Or, ils se sont aperçus très vite qu'ils ne contrôlaient absolument rien. Très vite la Tchétchénie est devenue un haut lieu de trafics en tous genres…
Plutôt que de laisser les Tchétchènes régler leurs problèmes eux-mêmes, le Kremlin a, au cours des années 92-94, établi des liens avec des éléments pas toujours recommandables. La Russie s'est retrouvée en 1994 entraînée dans la guerre par ses propres fautes, par son absence totale de capacité d'analyse politique alors que les universitaires russes avaient produit des études utiles qui auraient pu permettre au Kremlin de mieux gérer la question tchétchène. Fin 1994, la décision d'une intervention lourde a provoqué une véritable implosion de la société tchétchène.
Les Tchétchènes sont de plus en plus contraints après 1996 à entrer dans l'illégalité pour s'en sortir. Les jeunes sont confrontés à un chômage massif; les structures traditionnelles qui fonctionnaient jusqu'alors avec une efficacité remarquable vont s'effondrer également sous les coups d'un certain nombre de forces criminelles et de forces intégristes. Pour les wahhabites, détruire un peu plus la société traditionnelle, c'est créer un terrain plus propice parce que la société traditionnelle, les clans, s'opposaient très violemment à leur influence. Le problème de l'intervention russe est qu'elle replace les wahhabites dans la société alors qu'ils en étaient exclus parce qu'ils étaient considérés comme dangereux, excessifs. La Russie elle-même s'est placée dans une situation intenable: elle n'a respecté aucun engagement, elle a donné très peu d'argent et les quelques roubles qui ont été donnés pour la reconstruction du pays ont été détournés, comme d'habitude.
De fait, en 1999, peu importe qui a armé le bras de Bassaïev, était-ce Ben Laden, était-ce les services secrets russes , peu importe, peut-être étaient-ce les deux à la fois d'ailleurs… Si la situation a dégénéré à ce point c'est en grande partie à cause de la Russie qui n'a rien fait au cours des trois dernières années : au moins stabiliser Maskhadov, ce n'est pas évidemment pas un idéal mais la question n'est pas là.
De quoi ont peur aujourd'hui exactement les Géorgiens face au conflit en Tchétchénie ?
Ils ont peur de l'extension de la guerre sur le territoire géorgien, c'est la première peur, une peur physique. Et ils ont peur aussi de retomber sous la domination d'une Russie agressive qui, à travers de la reconquête de la Tchétchénie, verrait son appétit augmenter.
Mais ne croyez-vous pas que la Géorgie joue là également un jeu vis-à-vis de l'Occident ?
Oui, elle joue évidemment ce jeu mais elle se rend compte aussi que l'Occident ne fera pas grand-chose en sa faveur. Elle découvre d'ailleurs que l'Occident n'est pas très fiable de ce point de vue là. La guerre en Tchétchénie lui montre qu'elle doit tenir compte avant tout de la Russie.
A un degré moindre, les Azéris découvrent aussi que les choses sont beaucoup plus complexes qu'ils l'imaginaient, que le pétrole n'est pas aussi abondant, que l'évacuation pose problème, que les promesses américaines valent ce qu'elles valent….. Et que la Russie n'est pas loin. Et cela renvoie ces pays à leur histoire, une histoire dure, tragique, marquée par l'occupation russe. Aujourd'hui, la pugnacité de la Russie en Tchétchénie rend les Azéris et les Géorgiens plus modérés. Cela s'est fait en peu de temps, les Géorgiens ont tenté un moment de jouer au plus malin, de jouer à la fois du côté tchétchène et russe et ont compris que cela était extraordinairement dangereux.
Pensez-vous que l'on peut s'attendre malgré tout, du fait de la volonté de ces pays de se rapprocher de l'Europe et de l'OTAN, à ce qu'ils entrent à l'avenir dans une sphère d'influence occidentale ?
Cela n'est pas parti pour, à mon avis. Je n'y ai jamais cru. Ce n'est certainement pas dans une position d'antagonisme face à la Russie que la Transcaucasie gagnera quoi que ce soit. Je crois qu'elle a tout intérêt à mener une politique très modérée. En effet, l'Occident est ce qu'il est; ses intérêts sont quand même relativement modérés dans la région tandis que la Russie, elle, est présente, elle y a plusieurs siècles d'histoire. Il faut espérer tout simplement que la Russie établira des rapports plus normaux, plus civilisés, avec ses voisins et à ce moment-là on trouvera un modus vivendi.
Par Eva KOCHKAN