Alors que jusque dans le milieu des années 90 les trois républiques indépendantes d'Arménie, d'Azerbaïdjan et de Géorgie étaient rassemblées sous le terme de Transcaucasie, il est désormais d'usage, - à tort ou à raison -, en France et en Europe, de parler de Caucase méridional ou de Caucase du Sud (ioujny kavkaz ou South Caucasus). Ce glissement peut sembler anodin, mais on peut aussi l'interpréter comme le signe d'un nouveau regard occidental porté sur la région. D'une part il relègue au passé la vision nord-sud des Russes (Zakavkaz) et réintègre ainsi les trois pays dans un espace régional spécifique, d'autre part il entérine tant juridiquement que politiquement la séparation du massif montagneux. En quoi cet espace d'environ 16 millions d'habitants fait-il sens pour les Européens et à l'inverse, l'Europe signifie-t-elle quelque chose pour les Caucasiens du sud ? Comment et par quels canaux les contacts entre l'Europe et le Caucase ont-ils lieu ?
Regards croisés
Même au sein des Etats membres de l'Union européenne, rares sont ceux qui ont une connaissance claire de l'Europe et de ses institutions souvent confondues avec des structures extérieures à l'Union comme le Conseil de l'Europe ou l'OSCE. On imagine le trouble dans les esprits à Yerevan, Tbilissi ou Bakou. TACIS a été souvent pris pour un programme américain et l'OTAN assimilée à l'Union européenne. Les dirigeants ont cependant une connaissance plus nette et plus pragmatique du système européen.
Les discours caucasiens vis-à-vis de l'Europe contiennent des invariants, sortes de stéréotypes dont on ne sait pas vraiment s'ils sont les produits d'une attitude stratégique envers l'interlocuteur ou le résidu d'un héritage de lieux communs. Premièrement, le Caucase est présenté comme un passage, et chacun des trois Etats se veut la frontière de l'Europe.
Cette auto-définition est commune aux trois pays. A défaut d'appartenir à un ensemble, mieux vaut être la frontière elle-même. La deuxième proposition, qui suit la première, est que si chaque pays est le dernier bastion avant l'Asie, l'Orient, les Barbares, etc., alors il est aussi le dernier ayant droit à l'identité européenne. Par conséquent, les trois Etats revendiquent leur appartenance à l'Europe en faisant appel à des filiations mythiques (la toison d'or, Prométhée, le Mont Ararat) ou politiques (héritage pluraliste, démocratique et laïque). En fait la perception de l'Europe est floue, parfois romantique. L'Europe est avant tout une direction, un point cardinal vers lequel on n'a souvent que peu de chance d'aller: l'Europe, c'est l'Ouest, c'est l'ancien ennemi, peut-être la liberté. La culture russe a aussi laissé une vision très développementaliste de l'Europe selon laquelle les Européens seraient plus civilisés (sivilizovany).
Pour les dirigeants de la Géorgie et de l'Azerbaïdjan l'Europe est une protection contre les grands voisins russe et iranien. Les déclarations répétées de dirigeants géorgiens et azerbaïdjanais qui réclamaient le soutien de l'OTAN en sont les derniers signes. L'Arménie craint plus la Turquie et cherche la protection de la Russie. L'Europe constitue aussi une manne et un soutien durable au développement, mais sa spécificité est difficilement perceptible au sein de l'ensemble de l'aide occidentale. Elle apparaît parfois comme une alternative à deux impérialismes: l'ancien, russe, et le nouveau, américain.
Selon la période et le contexte, différents Etats symbolisent l'Europe aux yeux des pays du Caucase. C'est tantôt la Russie (dont les trois pays restent économiquement dépendants), la Turquie ou les Etats d'Europe occidentale qui représentent la modernité ou la sécurité. Alors que Chevarnadzé fait preuve d'un rare dynamisme pour rejoindre la famille des démocraties européennes, l'Arménie continue de garder des liens étroits avec la Russie, et l'Azerbaïdjan voit dans la Turquie une fenêtre sur l'Europe.
Vu d'Europe, le Caucase génère des attitudes aussi irrationnelles que l'Europe dans le Caucase. Les Européens voient la région à travers de multiples prismes déformants, chacun par le pays qu'il connaît le mieux. Les Français pensent en premier lieu à l'Arménie, les Allemands à la Géorgie, les Britanniques au pétrole de Bakou. Les soviétologues raisonnent d'abord dans le cadre de la CEI et les orientalistes dans celui du Proche Orient. Et pourtant peu d'observateurs s'intéressent à part égale aux trois Etats et à la région comme un tout. C'est pourtant ce que l'Union européenne commence à faire depuis le milieu des années 90.
L'Europe ne donne que ce qu'elle a
Dans le Caucase, l'Europe est représentée par différents acteurs: l'Union européenne et ses Etats membres sont de loin les plus visibles mais l'OSCE et le Conseil de l'Europe conduisent également des politiques spécifiques.
Seuls des pays comme l'Allemagne, la France, la Grèce, l'Italie et le Royaume-Uni ont ouvert des représentations diplomatiques dans la région et il n'y a qu'une Délégation de l'UE à Tbilissi pour les trois pays. Comparé aux intérêts qu'il représente aux yeux des Russes ou des Américains, le Caucase méridional n'est pas prioritaire pour l'Europe. Les grands Etats européens suivent parfois des stratégies divergentes mais ils ne sont pas vraiment en concurrence. Ils utilisent comme souvent des instruments économiques communautaires à des fins politiques (l'aide de l'UE s'élève à 826 millions d'Euros depuis 1992) et comptent sur l'Union pour développer une stratégie régionale.
L'accent a d'abord été mis, au début des années 90, sur les programmes d'aide humanitaire (aide alimentaire, réhabilitation, prise en charge des déplacés et des réfugiés). Depuis les indépendances des trois Etats du Caucase du Sud, la politique européenne - Etats membres et Union compris -semble de plus en plus cohérente. Les priorités des programmes communautaires ont été affinées au fil des années, et outre les fonds d'aide humanitaire, les objectifs sont désormais la coopération régionale et l'accompagnement économique de la résolution des conflits dans le cadre des accords de partenariat et de coopération entrés en vigueur en juin 1999. A Bruxelles, on voit volontiers le Caucase méridional comme une zone de prolongement naturel des politiques communautaires dans les domaines de l'énergie, des transports et des télécommunications. TRACECA a été pensé comme un corridor de transport transeuropéen et INOGATE est intégré dans le schéma des réseaux d'énergie. La recherche d'une solution régionale aux problèmes de l'énergie est devenue d'autant plus urgente que la centrale nucléaire de Medzamor en Arménie devrait bientôt fermer.
Dans cette perspective, le Caucase et la mer Noire, dans la grande Europe de demain, sont les maillons indispensables du réseau énergétique qui relie la Caspienne aux PECO. Leur situation de passage alternatif aux routes russe et iranienne en font une région clé pour les Européens et les Américains qui ont favorisé ensemble la construction de l'oléoduc Bakou-Soupsa. Mais les Européens souhaitent prolonger les axes vers l'Ouest de la mer Noire alors que les Etats-Unis cherchent à faire déboucher les tubes sur la Méditerranée via la Turquie. C'est sur ce point que les Occidentaux divergent alors qu'ils collaborent étroitement dans le cadre de l'OSCE.
Cette organisation a acquis du poids dans la zone du fait de la participation conjointe des Etats-Unis et de la Russie. Depuis mars 1992, l'OSCE sert de forum de négociation sur le conflit du Haut-Karabakh. Le groupe de Minsk (11 pays) a été chargé de trouver une solution politique sur la base de quatre résolutions du Conseil de Sécurité de l'ONU. Il joue un rôle de médiation mais ses efforts n'ont pas été encore récompensés, bien qu'un cessez-le-feu informel ait été obtenu par les Russes en mai 1994. Depuis lors, une structure ad hoc a été montée à Tbilissi, la composition de la co-présidence du groupe a changé, plusieurs initiatives de paix ont vu le jour mais sans succès [1]. En janvier, la dernière mission OSCE dans la région, dirigée par les Etats-Unis, a annoncé qu'un troisième plan était en discussion. Dans le cadre du conflit abkhaze, l'OSCE a joué un rôle plus discret en collaborant étroitement avec les Nations Unies qui assurent l'essentiel de la médiation. En revanche, elle a été plus active lors du conflit osséto-géorgien et travaille aujourd'hui, avec la Russie, à la reconstruction de la paix dans cette région.
Enfin, l'adhésion de la Géorgie au Conseil de l'Europe en avril 1999 est le signe d'une politique d'ouverture de cette institution vers le Caucase. Elle suscite des espoirs chez les deux pays voisins même si les motivations réelles de l'Azerbaïdjan et de l'Arménie sont parfois douteuses. En effet, les dernières élections dans les deux pays ont suscité des critiques de la part de l'OSCE et des mises en garde au Conseil de l'Europe par l'organisation Human Rights Watch [2]. Ni l'Arménie ni l'Azerbaïdjan ne respectent les standards démocratiques des deux organisations.
L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, qui a voté plusieurs résolutions appelant au règlement des conflits d'Abkhazie et du Haut-Karabakh, mène une politique de sensibilisation et de concertation à l'échelle régionale avec les représentants des trois parlements qui collaborent de plus en plus régulièrement. Cependant, malgré les déclarations communes enthousiastes sur les progrès de l'Etat de droit[3], les faits parlent d'eux-mêmes, comme l'illustrent la teneur des élections municipales azerbaïdjanaises de décembre dernier et les assassinats en Arménie cet automne.
Alors que l'Union européenne commence à développer un véritable partenariat avec la région, ses arguments économiques n'ont pas encore résolu les lourds contentieux politiques qui pèsent sur la région. Incapacité des dirigeants locaux à maîtriser des processus de paix qu'ils ne soutiennent pas toujours ou pressions extérieures des grandes puissances, certains facteurs sont, pour l'instant, au-delà de la portée des acteurs européens. L'Europe ne donne que ce qu'elle a et les Caucasiens le savent bien.
Par Damien HELLY
[1] http://www.osce.org/e/f-min.htm "The Conflict Dealt with by the Minsk Conference (Nagorno-Karbakh)"
[2] Human Rights Watch, Letter to Special Rapporteurs, January 21, 1999. http ://www.hrw.org/hrw/press/1999/jan/armrap.htm
[3] Déclaration commune des présidents des parlements d'Arménie, d'Azerbaïdjan et de Géorgie, 15 mars 1999.