Caucase : l’expansion russe

La période dite des "guerres du Caucase" s'étire sur plus d'un siècle, XIXe siècle flamboyant pour l'Empire russe qui continue de s'imposer sur la scène européenne et poursuit sa conquête en Asie.


Ivan le TerribleUne pénétration qui, loin d'être linéaire, réservait de nombreuses épreuves à la Russie...

Tableau à la veille de la conquête russe

La Russie n'était pas totalement absente du Caucase lorsqu'elle en entreprit la conquête à la fin du XVIIIe siècle. En effet, après qu'il eut soumis le khanat d'Astrakhan en 1556, Ivan le Terrible chercha à contrôler la région devenue voisine et fit construire un établissement militaire sur le Terek avant d'épouser Temriouk, la fille d'un souverain tcherkesse. Et tandis que des princes de Kabarda lui prêtaient serment d'allégeance, le tsar, fort des liens tissés dès la même époque entre Moscou et Tiflis, accola à son titre celui de "souverain de la Terre ivérienne des rois de Géorgie". Toutefois, aucun peuple du Caucase n'était dans les faits soumis à la Russie.

Seule la conquête par Pierre le Grand des provinces du nord de l'Empire perse - provinces qui constituèrent entre 1722 et 1735 l'éphémère "Iran russe"- peut être considérée comme un précédent aux guerres caucasiennes du XIXe siècle. Les rêves de Pierre le Grand - l'accès aux mers chaudes, la création d'une nouvelle "route de la soie" profitant à la Russie - demeurent d'ailleurs intacts malgré cet échec et nourrissent les projets expansionnistes de Catherine II et de ses successeurs.

Morcelé en de nombreux royaumes et principautés, le Caucase reste, dans les années 1770, dominé par la double influence des Empires perse et ottoman. La Géorgie est divisée en trois principaux royaumes (royaume de Kartli, ayant pour capitale Tiflis, Kakhétie, Iméréthie) sous contrôle des Persans et des Turcs. Trois principautés également dépendantes de l'Empire ottoman, l'Abkhazie, la Mingrélie et la Gourie, occupent le littoral de la mer Noire tandis que plus au sud le pays des Meskhets et des Atabeks est gouverné directement par Constantinople. La partie orientale de la Transcaucasie, c'est-à-dire le territoire couvert par l'Azerbaïdjan et l'Arménie actuels, est divisée en neuf khanats tributaires de la Perse. Au nord, vivent des peuples montagnards également sous influence turque et persane mais qui sont souvent parvenus à préserver une part importante de leur autonomie.

Un siècle de guerres russo-turques et russo-persanes 

La Russie, pour conquérir le Caucase, devait donc s'engager dans une lutte contre ses deux voisins d'Orient. Les victoires qu'elle remporta face à eux pendant un siècle tissent d'ailleurs la trame de l'histoire de la pénétration russe dans le Caucase. Grâce à ses succès militaires contre l'Empire ottoman lors de la guerre de 1768-1774, la Russie obtint de Constantinople l'indépendance de son vassal, le khanat de Crimée, lui-même protecteur des Tcherkesses et d'autres peuples du nord-Caucase, ainsi que le contrôle de la Kabarda.

Ce nouveau point d'ancrage lui permit de développer son influence sur la partie occidentale du Caucase: des protectorats furent mis en place sur la principauté de Mingrélie (1803), le royaume d'Imérétie (1804), la principauté de Gurie (1804), la principauté de Svanétie (1804) et la principauté d'Abkhazie (1810). Dans le même temps, les khanats d'Azerbaïdjan furent enlevés à la Perse qui reconnut leur annexion par le traité du Gulistan en 1813. De nouvelles guerres permirent ensuite à la Russie de prendre possession des khanats persans d'Erivan et du Nakhitchevan (traité russo-persan de Turkmantchaï de 1828) et d'enlever à la Turquie la Meskhétie (traité d'Andrinople de 1829). Enfin, le traité de Berlin qui conclut la guerre russo-turque de 1877-1878 accorda à la Russie les districts de Kars, Ardahan et Batoum.

La "protection" des peuples du Caucase

L'enchaînement de ces victoires militaires ne donne cependant qu'une idée très imparfaite de la réalité de la pénétration russe dans le Caucase. En effet, le contrôle de ces régions par les Empires perse et ottoman n'était souvent qu'indirect, et il restait souvent à la Russie à imposer son autorité aux souverains locaux et à leurs populations.

Elle pouvait cependant tirer parti du fait que maints peuples du Caucase se sentaient menacés par leurs plus proches voisins et se défiaient de leur puissant tuteur. Les chrétiens arméniens et géorgiens se plaignaient de persécutions, argument auquel était particulièrement sensible le tsar qui, depuis Pierre le Grand, se proclamait protecteur des peuples chrétiens sous tutelle musulmane[1]. Si le facteur religieux n'a pas eu un rôle moteur dans la conquête du Caucase, il a grandement facilité la pénétration russe en Géorgie puis en Arménie.

Ainsi, l'annexion de la Géorgie en 1801 intervint après que le souverain géorgien Irakli II puis son fils eurent longuement fait appel à la protection russe sous la menace d'incursions de voisins "tenant d'une foi étrangère"[2]. De même, les Arméniens virent dans la Russie leur allié naturel et accueillirent favorablement le rattachement de leurs provinces au vaste empire chrétien. Au moment du déclenchement de la Première Guerre Mondiale, ils espéraient en une victoire de la Russie qui aurait libéré leurs territoires encore soumis à l'Empire ottoman.

La mise en place en Transcaucasie des structures de l'Etat russe ne rencontra pas de grandes difficutés. Elle prit appui sur la noblesse locale, notamment géorgienne, et grâce à l'essor économique qui s'en suivit, des élites bourgeoises chrétiennes se constituèrent en Arménie et en Géorgie.

"Un abcès qui épuisait le pays" (Tchernychevski)

En revanche, au nord, au coeur de la chaîne caucasienne, la Russie se heurta à la résistance acharnée des peuples montagnards du Daghestan et de Tchétchénie. C'est cette guerre-là, menée contre des combattants déterminés à défendre avec ardeur leurs valeurs musulmanes et leur indépendance, qui marqua profondément les esprits de l'époque, à commencer par des écrivains témoins ou engagés dans ce drame comme le furent Pouchkine, Lermontov et Tolstoï. Ce conflit, connu également sous le nom de "guerres murides", prit des allures de guerre sainte: animés par le souffle d'un nouveau courant spirituel de l'Islam, le muridisme, les rebelles montagnards se rangèrent sous les ordres d'un homme habile et profondément religieux, l'imam avar Chamil.

Les soldats de l'armée du Caucase, souvent de jeunes recrues fraîchement venues des plaines de Russie, s'épuisèrent dans cette lutte contre des gortsy [montagnards] ,rompus aux techniques de guerrilla et accoutumés à se jouer des difficultés d'un relief fait d'abrupts, de défilés et de précipices. Les aouls [villages caucasiens] haut-perchés dans lesquels ils se repliaient furent pendant longtemps, pour les soldats de l'armée régulière pourtant en plus grand nombre, des forteresses imprenable[3]. Les épreuves de l'armée russe furent redoublées par l'apparition sur son flanc droit, en territoire tcherkesse, d'un foyer de résistance allié aux forces du Daghestan dans leur lutte contre l'envahisseur.

La guerre dura 25 ans jusqu'à la reddition finale de Chamil en août 1859, qui fut suivie en 1864 par la défaite des Tcherkesses.

Grâce à la construction de routes, de ponts, à la destruction de forêts et à l'usage de la dynamite et de l'artillerie à longue portée, les montagnes étaient devenues plus accessibles. Et les troupes russes avaient bénéficié de renforts après la fin de la guerre de Crimée.

Conséquences...

A la veille de la Première Guerre Mondiale, l'Empire russe a achevé sa conquête du Caucase. Bien qu'il projette de s'étendre encore vers l'orient, vers l'est de l'Anatolie et la haute-Mésopotamie, il n'ira guère plus loin. Il a déjà commencé à remodeler la région. En organisant sa mise en valeur économique, il a contribué à réaliser certains des rêves de Pierre le Grand: des voies de transport est-ouest ont été construites ainsi qu'un oléoduc pour acheminer le pétrole de la Mer Caspienne, et les richesses du sol et du sous-sol sont exploitées. La conquête russe a aussi entraîné de vastes mouvements de migration dont les effets sont perceptibles aujourd'hui: des musulmans du nord-Caucase se sont réfugiés en Turquie, de nombreux Arméniens se sont installés dans l'ensemble du Caucase et des populations russes ont été incitées à venir coloniser les terres de Ciscaucasie.

Moment de résistance acharnée pour certains, de lutte contre de redoutables guerriers "fanatiques" pour d'autres, l'épisode des guerres caucasiennes reste en tout cas gravé aujourd'hui encore dans la mémoire des peuples qui y ont pris part.

 

Par Eva KOCHKAN

Vignette : Portrait d'Ivan le Terrible par Viktor Vasnetsov, 1897 (galerie Tretiakov, Moscou, Domaine public).

 

[1] Le traité de Kutchuk-Kanaïrdji (1774) avait même accordé à la Russie un quasi-protectorat sur les chrétiens de l'Empire ottoman.
[2] C'est en ces termes que le tsar Paul Ier justifie l'annexion de la Géorgie à la Russie dans son manifeste proclamé en décembre 1800-janvier 1801: "Depuis des temps anciens, le royaume de Géorgie, opprimé par des voisins tenants d'une foi étrangère, s'est épuisé à se défendre...Tenant compte des relations miséricordieuses que nous entretenons avec tous nos coreligionnaires et de notre souci constant du bien-être du peuple géorgien, nous avons décidé de répondre au désir du tsar Georgii Iraklievitch et du peuple géorgien et de faire entrer nos troupes en Géorgie, autant pour maintenir l'ordre intérieur que pour protéger le pays des attaques extérieures." cité in Rey, Marie-Pierrre op.cit. p 98
[3] Au plus fort de l'insurrection, en 1843-44 les 70000 soldats russes concentrés sur le "flanc gauche"faisaient face à tout au plus 30000 hommes rassemblés dans les troupes de Chamil.