Paix en otage au Haut-Karabakh

Toujours pas de règlement en perspective au Haut-Karabakh. La paix est, depuis 1994, prise au piège des tensions partisanes internes et de la rivalité russo-américaine.


La question du Haut-Karabakh (Artsakh en arménien) largement occultée sous l'éteignoir du soviétisme a resurgi en 1987 lorsqu'une pétition adressée à Gorbatchev a exigé la révision du tracé des frontières intérieures imposées par Staline au lendemain des éphémères indépendances des républiques de Transcaucasie (1918-1920) et le rattachement du Karabakh, région autonome de l'Azerbaïdjan peuplée à majorité d'Arméniens, à l'Arménie. Les frontières en question avaient été établies en juin 1921 par une décision du Kavburo (Bureau caucasien du PC) qui, dans un contexte où le pouvoir soviétique était à peine établi et affermi en Transcaucasie, a voulu ménager la Turquie en attribuant le Nakhitchevan et le Karabakh à l'Azerbaïdjan. Ayant déjà fait le deuil d'un retour de l'enclave du Nakhitchevan pour laquelle il était trop tard (encore peuplée de 50% d'Arméniens en 1917, la province n'en comptait plus qu'1,3% en 1979), l'opinion publique arménienne (comme celle de la diaspora) se passionna pour la question karabakhtsie, craignant une évolution similaire des équilibres démographiques [1].

Encore gelé jusqu'au craquèlement définitif de l'empire soviétique, le conflit éclata début 1992, déchaînant passions nationales et arguments historiques; opposant logique de l'autodétermination des peuples au dogme de l'intangibilité des frontières. Il a coûté la vie, de part et d'autre à au moins 30 000 hommes. Le cessez-le-feu signé le 12 mai 1994 sous les auspices de la Russie, n'a pas vraiment réglé le problème (même s'il est, depuis, globalement respecté): les forces arméniennes occupent toujours 15 à 20% du territoire de l'Azerbaïdjan qui a accueilli, depuis 1992 plus de 700 000 réfugiés.

Le Karabakh dans la vie politique en Azerbaïdjan et en Arménie (1991-1998)

De fait, depuis l'indépendance, en Azerbaïdjan comme en Arménie, la vie politique a en grande partie été placée sous le signe de la question du Karabakh. Au grand jour ou en filigrane c'est un enjeu autour duquel se font les reclassements politiques, s'organisent les révolutions de palais ou les coups d'Etat et s'exacerbent les tensions partisanes.

C'est particulièrement vrai en Azerbaïdjan où les gouvernants bakinois ont régulièrement été secoués, au gré des échecs militaires, que ce soit en 1992 lorsque la mise à sac par les Arméniens de Kotchaly a provoqué la chute de Moutalibov ou en 1993 lorsqu'une courte guerre civile, sur fond de défaites azerbaïdjanaises et de tensions sociales, a entraîné la fuite d'Alboufaz Eltchibey et l'arrivée au pouvoir d'Heïdar Aliev, 1er secrétaire du PC azéri de 1969 à 1982, membre du politburo jusqu'en 1987 puis président en exil de la république autonome du Nakhitchevan.

Depuis, en dépit de tentatives répétées de coups d'Etat (1994, 1995), le pouvoir -autoritaire et dominé par les natifs du Nakhitchevan et les Azéris d'Erevan (Yeraz)- n'a guère vacillé. L'Arménie, en parallèle, a connu une remarquable stabilité politique, sous la présidence d'un ancien membre du comité Karabakh, Levon Ter Petrossian élu en 1991 puis en 1996 (dans des conditions toutefois douteuses)[2]. Il est vrai que sur le terrain militaire les Arméniens, mieux organisés et plus pugnaces, n'ont guère été inquiétés. Il faut attendre fin 1997 début 1998 pour que les positions du président sur la question du Karabagh provoquent de vraies tensions. Depuis le début du conflit, Ter Petrossian faisait plutôt figure de colombe que de faucon et avouait sa préférence pour un règlement politique mais ce sont les modalités de ce règlement, placé sous l'égide de l'OSCE, qui vont constituer une pomme de discorde.

Alors que Ter Petrossian était favorable à une solution par étapes qui impliquait, au préalable, le repli des Arméniens des territoires occupés, les partis d'opposition, les intellectuels, les vétérans du Yerkrapah [3] craignaient de voir ainsi disparaître les bases -chèrement acquises- de la négociation et insistaient pour une solution en bloc. Le revirement de Vazguen Sarkissian, influent ministre de la défense (au Karabakh puis en Arménie) et d'abord proche de Ter Petrossian, puis celui de la plupart de ses alliés politiques déboucha sur une véritable révolution de palais qui vit la démission de Ter Petrossian et l'adoubement de Robert Kotcharian, Premier ministre depuis 1997, président de la république autoproclamée du Karabakh de 1994 à 1997, et tenant a priori d'une ligne dure.

L'avantage économique d'un règlement

Paradoxalement -comme s'il valait mieux que la paix fût imposée par les anciens faucons- il semblait à l'automne 1999, que les parties étaient prêtes à accoucher d'un accord qui, selon les observateurs aurait pu être finalisé lors du sommet de l'OSCE Istanbul les 18 et 19 novembre 1999 [4]. Il faut dire que la diplomatie américaine n'avait pas ménagé ses efforts, faisant au besoin miroiter les avantages économiques et financiers d'un tel règlement.

Les Etats-Unis étaient, d'ailleurs, tout à fait en mesure de distribuer les cartes. De part et d'autre, les gouvernants sont depuis longtemps tiraillés entre une fermeté (payante d'un point de vue électoral) et intérêts économiques qui dictent un compromis. En Azerbaïdjan, on est, bien entendu, sensible à la question de l'oléoduc. On aimerait bien voir aussi l'abrogation de la section 907 du Freedom Support Act votée en 1992 par le Congrès américain [5], qui empêche le pays de tirer pleinement parti de la manne pétrolière. En Arménie, pays saigné à blanc par le blocus azerbaïdjanais et par l'émigration de ses forces vives (plus de 700 000 depuis 1992), il est plus que jamais nécessaire de trouver une place dans le réseau d'évacuation des richesses de la Caspienne et d'Asie centrale. Sarkissian, devenu Premier ministre, comme Kotcharian avaient, d'ailleurs, paru se ranger ces derniers temps à cet argument et se rapprocher de Washington.

Le retour des Faucons ?

Aucun progrès sur la question du Karabakh ne fut pourtant enregistré à Istanbul. Et pour cause, à Bakou comme à Erevan deux événements, d'importance certes inégale, ont entre-temps sensiblement (provisoirement ?) modifié la donne. En Azerbaïdjan, d'abord, les démissions quasi-simultanées de Vafa Guluzade, inamovible conseiller du président pour le Karabakh et de Zoulfougarov, le ministre des affaires étrangères semblent avoir témoigné des tensions qui existaient au sein de l'équipe présidentielle.

Au-delà du débat de savoir si ces démissions ont été volontaires ou non, il est possible qu'elles soient liées au dialogue alors en cours. Il est aussi possible (et cette hypothèse n'exclut pas la précédente), qu'en choisissant de quitter le cercle du pouvoir suffisamment tôt, ces acteurs aient entendu préparer leur avenir dans l'ère post-Aliev. La question -très ouverte- de la succession d'Heïdar Aliev est, dans ce contexte, évidemment cruciale. Sa disparition entraînera-t-elle un raidissement sur la question du Karabakh? C'est peu probable (les intérêts économiques et les pressions américaines devraient alors rapidement ramener les gouvernants à la raison) mais il n'en reste pas moins que des franges entières de la société, critiquaient encore récemment la mollesse des autorités azéries en leur reprochant de manquer d'une politique structurée et suivie sur le Karabakh et de ne pas profiter de l'instabilité politique en Arménie.

A Erevan, la violence politique qui était apparue ces dernières années (assassinat d'hommes politiques et de magistrats) a cette fois-ci frappé le cercle du pouvoir avec l'assassinat le 27 octobre, dans l'enceinte même du parlement de plusieurs personnalités politiques dont Vazguen Sarkissian et Karen Demirtchian, le président du parlement [6]. La tuerie au parlement est-elle liée à la question du Karabakh ? La présence à Erevan, quelques heures avant l'attentat, du vice-secrétaire d'Etat américain, Strove Talbott, qui avait eu des entretiens avec Sarkissian et Kotcharian semblait pouvoir accréditer cette hypothèse. Le chef du commando terroriste, Nairi Hounanian, qui est passé par le Karabakh et le militantisme dans les rangs du Dachnaksoutioun, a affirmé le contraire en confiant, en substance, à Reuters "que cela n'a[vait] rien à voir avec le Karabakh mais bien plutôt avec la situation désastreuse du pays, encore que la question du Karabakh soit une partie de celle-ci".

L'ambivalence de sa réponse est intéressante et cette action a, en tout cas au moins provisoirement repoussé toute perspective de règlement. En fait, si là encore les hypothèses abondent, on a bien peu de certitudes. Pour l'explication "russe", il s'agit d'un complot atlantiste, alors qu'ailleurs on est plutôt prompt à y voir la main de Moscou. D'aucuns veulent y déceler le signe d'une division entre élites issues du Karabakh et élites issues d'Arménie, ce qui est somme toute peu probable. D'autres, enfin, qui ne parviennent pas à s'expliquer certaines bizarreries: identité des victimes, absence de certains alliés-clés du président Kotcharian (d'ailleurs introuvables, à l'image de Serge Sarkissian, le ministre de la sécurité nationale, une bonne partie de la nuit) lors d'une session parlementaire de questions au gouvernement où députés et ministres sont traditionnellement assidus, facilité déconcertante avec laquelle le commando a pénétré dans le parlement…penchent plutôt pour une implication de l'entourage de Kotcharian, irrité, semblait-il, par l'ascendant que prenait Sarkissian.

Rien, encore une fois, n'est moins sûr mais alors que l'étau de l'enquête judiciaire (menée par un procureur militaire) se resserre autour du président, il semble qu'elle soit au moins utilisée (si ce n'est orchestrée) par certains cercles proches des positions "dures" des vétérans du Yerkrapah qui, en janvier de cette année comme en décembre dernier, ont averti qu'ils n'accepteraient aucun règlement du conflit s'il se traduisait par un retour des territoires occupés sous la juridiction azerbaïdjanaise. Ce qui résonne, de l'avis même d'une partie de la presse, un peu comme l'ultimatum qu'avait reçu, en son temps, le président Ter Petrossian.

Otage des faucons, la paix au Karabakh est peut-être et avant tout celle de l'éparpillement de la diplomatie et du jeu que se livrent les États-Unis et la Russie (que les développements récents ont plutôt servi) qui recherchent chacun de leur côté un règlement à leur profit [7].

 

 

Par Ertan KITAPCIYAN

 

 

[1] De 1923 à 1979, la part relative des Arméniens dans la population du Karabakh est passée de 95 à 75%.
[2] Vazguen Sarkissian alors ministre de la défense n'avait pas hésité à envoyer les chars sur les manifestants qui dénonçaient les conditions du scrutin.
[3] Le Yerkrapah (les Défenseurs de la patrie) est une organisation mi-paramilitaire mi-politique formée par des vétérans du Karabakh. Très proche de Vazguen Sarkissian, qui l'a formellement dirigé, le Yerkrapah. Avait appelé début 1998 à la démission de Ter Petrossian, en critiquant sa politique défaitiste.
[4] Le terrain avait été préparé par de nombreuses rencontres bilatérales Kotcharian/Aliev à Genève en juillet et août 1999.
[5] Vraisemblablement votée sous l'instigation du lobby arménien américain, cette section est une réponse au blocus imposé par l'Azerbaïdjan. Elle interdit toute aide fédérale américaine à Bakou. Clinton avait promis à Aliev d'obtenir son abrogation mais il n'y est pas parvenu, notamment courant 1998.
[6] Au terme d'un ultime revirement de Sarkissian, les deux hommes avaient conclu une union de leurs forces politiques (parti Miasnutiun, Unité) avec laquelle ils avaient gagné les élections législatives au printemps 1999. V. Sarkissian était Premier ministre depuis juin 1999.
[7] Poutine s'est personnellement investi puisqu'il a organisé des rencontres entre présidents arménien et azéri en marge du sommet de la CEI, en janvier de cette année.