Le Caucase dans les livres d’histoire russe(1)

Comment les manuels russes parlent du Caucase.


table des matière d'un manuel russe d'histoireLe tourbillon médiatique centré sur les événements dans le Caucase peut parfois donner l’impression troublante de retrouver de vieux réflexes français de guerre froide, à la différence que l’accusé n’est plus les États-Unis, mais la Russie. À entendre France-Info faire un récapitulatif historique de l’histoire de la Tchétchénie, on croirait entendre parler de la Shoah… tant le pays est présenté comme un éternel martyr. Certes, l’anachronisme est le moindre des défauts du journaliste. Mais quand on nous assène que "la déportation par Staline des Tchétchènes, nullement justifiée, au cours de la 2e Guerre mondiale, est passée sous silence dans les manuels d’histoire russes", il y a plus que de la simple méconnaissance. Il y a une volonté de condamner de façon radicale l’État russe, de lui prêter le dessein de transformer l’Histoire au gré de besoins politiques.

Notre dessein est donc, on l’aura compris, de voir ce que disent (ou taisent) les manuels russes d’aujourd’hui sur la Tchétchénie, s’ils contredisent ou non les assertions françaises.

En guise d’introduction, et avant de passer aux manuels proprement dits, il serait instructif de consulter le "Grand Larousse" russe, le BES, "grand dictionnaire encyclopédique" : c’est la référence de tout écolier. L’article "Tchétchéno-Ingouchie" (p. 1 350) nous informe de façon courte, mais essentielle, sur quelques dates que l’on résume ici (c’est nous qui soulignons)

7e siècle : premières mentions de Tchétchènes et Ingouches ; 1810 : l’Ingouchie intègre la Russie volontairement ;
1859 : la Tchétchénie est rattachée à la Russie;
1921-1924 : la Tchétchénie-Ingouchie devient une des républiques autonomes soviétiques;
1942-1943 : la Tchétchénie-Ingouchie est occupée en partie par l’armée allemande;
1944 : la république tchétchéno-ingouche est supprimée, la population déportée;
1957 : la république est recréée;
1992 : la république tchétchéno-ingouche se scinde en deux, après délibération du Conseil des députés de la Fédération de Russie.

Ainsi donc, le Russe "moyen" dispose ici de l’information nécessaire à un cadre chronologique de base. Il n’est pas inutile de remarquer que les deux républiques autrefois unies, ont intégré différemment la Russie au 19e siècle, l’une "volontairement", l’autre, de force – c’est déjà un élément d’explication. Toutefois, ce qui nous intéresse en premier lieu est la mention de déportation, ainsi que l’affirmation de l’occupation "partielle" de la république par l’armée allemande. Cela justifierait-il les déportations (du moins aux yeux de Staline) ?

Pour tenter d’éclaircir cette dissonance franco-russe, tournons-nous vers les manuels russes d’histoire du secondaire, remontons assez loin dans le temps et essayons de voir s’il existe dans le discours écrit des traces d’une quelconque idéologie.

Nous consulterons pour cela les manuels au programme de l’année 1999-2000 ; nos critères de sélection sont d’une part le nombre de rééditions, signe que ce sont bien les mêmes livres, mis à jour périodiquement, que l’on étudie, et d’autre part la mention "recommandé par le Ministère de l’Éducation", publicité nullement gratuite, à elle seule une garantie que l’opinion exprimée dans le livre ne contredit pas foncièrement celle du gouvernement (certains sujets comme le nôtre sont très sensibles…).

La Tchétchénie avant la Tchétchénie

Le manuel de 10e (l’équivalent de notre classe de 1ère) que nous citerons a été publié en 1997 (Pavlenko, N. I. (dir.), La Russie de la fin du 17e siècle au 19e siècle, Prosviechtchénie, 1997, 384 pp.). Nous l’utiliserons car il est synthétique; il couvre, comme on vient de l’indiquer, deux siècles, et représente le b.a.-ba de la connaissance historique sur la période donnée.

Avec Pierre le Grand, la politique extérieure envers la Transcaucasie est évoquée dans le contexte du conflit avec l’Empire ottoman (pp. 42-43). Il est à noter que l’une des raisons, "non des moindres", des conquêtes russes dans la région avait été "la demande réitérée des Géorgiens et des Arméniens orthodoxes d’être annexés à la Russie" ; mais le tsar ne pouvait se lancer sur le front sud qu’une fois la Guerre du Nord (contre la Suède, 1700-1725) stabilisée. Quid des ethnies non-orthodoxes ?

La nécessité de recourir à l’événementiel ne dispense pas les auteurs de mener un récit objectif, sans emphase, et de conclure de façon nuancée: "l’expédition dans la région caspienne n’a pas libéré les peuples de la Transcaucasie du gouvernement féodal iranien et ottoman, mais elle a contribué à accroître l’influence de la Russie en Transcaucasie et à tisser des liens économiques plus étroits avec les ethnies".

La politique extérieure de la période "d’interrègne" (1725-1762) est critiquée car le bénéfice des conquêtes et l’argent amassé sont alors dilapidés. Avec le conflit caucasien, "quatre années d’une guerre intensive, qui aura coûté à la Russie 100 000 hommes et d’énormes pertes matérielles, se sont terminées de façon discrète. […On n’obtient] toujours pas d’accès à la mer Noire" (p. 98). Problème dominant pendant de longs siècles, qui montre que la politique russe au Caucase revêtait toujours deux aspects – défensif (résister à l’Empire ottoman) et offensif (avoir un accès à l’Europe par la mer Noire).

Avec Catherine II (1762-1796), "la crainte de la puissance ottomane s’amenuisa, et à la place de tactiques défensives et prudentes sont apparus de grands projets offensifs et la certitude d’une victoire sur un adversaire autrefois effrayant" (p. 118). Le principal objectif russe est toujours l’accès à la mer Noire, voire à la Méditerranée. Il semble alors atteint. L’initiative de la guerre de 1787 contre l’Empire ottoman est néanmoins présentée comme relevant "comme toujours" de cet objectif (p. 148). On a donc une apparente contradiction entre l’affirmation de l’apparition d’un esprit offensif et en même temps une conjoncture d’encerclement (l’Angleterre et la Prusse auraient poussé l’Empire ottoman et la Suède à la guerre contre la Russie). Il faut attendre la fin du 18e siècle pour voir l’aspect offensif prendre le dessus.

La campagne de 1789-1791 contre le sultan est une victoire pour les Russes ; mais encore une fois, il est bien souligné que le seul profit du conflit a concerné "la réputation de grande puissance" de la Russie ; pour le reste, rien ne compensait les dépenses en hommes et en argent (p. 152). Un bilan nuancé donc,comme précédemment, qui laisse envisager la perspective d’une conclusion amère sur l’utilité des conquêtes incessantes de régions sans valeur stratégique réelle.

Les années qui suivent le règne de Catherine sont celles des "incertitudes de la politique extérieure" (p. 190). Sous le règne d’Alexandre I, 1801 est l’année où la Russie "trouve une place fixe sur la scène internationale", en trouvant un terrain d’entente avec la France et l’Angleterre. Mais le contexte saturé des guerres napoléoniennes ainsi que les troubles de l’intérieur ("décembristes") ne donnent apparemment aucune raison au manuel d’évoquer l’évolution des frontières caucasiennes.

Le Caucase apparaît donc dans cette première partie avant tout comme la frontière entre la Russie et son ennemi traditionnel, l’Empire ottoman. Sa conquête ne fait pas partie des priorités russes et c’est déjà une région où les pertes en hommes sont dramatiquement vaines: l’élève peut aisément tracer le parallèle avec le 20e siècle.

L’annexion

C’est avec Nicolas I (1825-1855) que l’on entre dans le vif du sujet: la politique étrangère de celui-ci est placée sous le signe du conflit avec l’Empire ottoman, et plus particulièrement de la guerre de Crimée. La péninsule balkanique est alors une région-clé tant du point de vue stratégique qu’économique. La Russie est intéressée par l’annexion des côtés caucasiennes : le tsar déclare la guerre (p. 225). La paix d’Adrianopolis (1829) est présentée à la fois comme origine de l’Etat grec et source de tension avec l’Angleterre et la France. Surtout, conséquence du traité victorieux, "l’annexion de la Transcaucasie forçait le gouvernement à se dépêcher d’annexer le Nord-Caucase" (pp. 226-227). La victoire aurait donc eu plus de désavantages que l’on aurait pu penser.

Au début, les "féodaux de la montagne" furent poussés à se livrer par des moyens diplomatiques. "Les "montagnards" (gortsy) acceptaient facilement les obligations politiques et les transgressaient tout aussi aisément", d’où des "expéditions (poiski) punitives" (p. 227).

L’apparition et le développement du muridisme en Tchétchénie et au Daguestan, doctrine religieuse présentée comme intolérante vis-à-vis des non-musulmans (on dirait aujourd’hui "intégriste"), et spécialement de la Russie, est cruciale selon le manuel pour comprendre le passage d'un Etat laïc (svetskie) à un gouvernement théocratique fort.

Toutefois, on peut lire que le fameux imâm Shamil’, pro-turc pendant la guerre de Crimée, ne représente pas l'unanimité de l’opinion en Tchétchénie. Après la guerre, "son destin est scellé" ; en 1856, 200 000 soldats russes sont déjà présents dans le Nord-Caucase.

"Sous la pression de troupes numériquement supérieures, la Tchétchénie est sortie du conflit, poussant (obriékaia) le Daguestan montagneux de Shamil’ à la famine". Shamil’ passa la reste de sa vie comme un prisonnier "de marque" (potchietny plennik). Le fait de le souligner est d’abord une volonté de marquer "l’humanité" du régime russe dans sont traitement des prisonniers (les enfants de Shamil’ purent intégrer l'aristocratie russe), ainsi que la tolérance envers les valeurs du peuple des montagnes; enfin, c’est un appel à la comparaison avec le sort des Tchétchènes au 20e siècle.

La conclusion du manuel à ce passage essentiel est ainsi loin d’être univoque: le combat des gortsy a été "de façon certaine" un combat de libération nationale; même si, d’un autre côté, le muridisme n’a jamais été une doctrine progressiste, une voie de sortie du "labyrinthe socio-politique" (pp. 227-228). La conclusion est, on le voit, de nouveau riche en nuances – le débat reste ouvert. On peut penser par exemple aux puissances occidentales, et notamment à la France, en ce qui concerne les raisons invoquées pour justifier les conquêtes coloniales.

La Tchétchénie, une colonie ?

À ce propos, justement, et pour répondre à la fameuse "prison des peuples" de Lénine, on trouve le passage suivant : "les acquisitions territoriales russes se distinguaient des colonies de type européen […] considérées comme des territoires distincts [où la] population locale était à moitié asservie. En Russie, les territoires conquis devenaient partie intégrante d’un même État […], étaient considérés comme Russes tous ceux qui avaient accepté les valeurs de la culture russe" (p. 244). Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’était pas encore inventé, on s’en serait douté : la Russie, lit-on plus loin, ne cessait pas pour autant d’être un pays "en colonisation". À chaque pays sa construction nationale, telle est l'idée sous-jacente – la Tchétchénie n’est pas une simple colonie.

À la fin du manuel, cette dernière est conquise et annexée, ou plutôt l'inverse ; cela est matérialisé sur une carte du manuel, intitulée: "le développement économique de la Russie dans la 2e moitié du 19e siècle". On y trouve une indication topographique – les routes – une voie ferrée Rostov-sur-le-Don – Bakou passe par Grozny ; la construction de la route date de 1861-1900, œuvre d’Alexandre II, donc. Deux symboles indiquent à Grozny la présence d’un centre industriel "métallurgique, de construction mécanique et de traitement des métaux", ainsi que de ressources pétrolifères. Bakou est seule à disposer des mêmes ressources, d’après la carte. La géopolitique régionale essentielle est déjà là, l’élève peut aisément décoder les motivations économiques (ou proto-industrielles) des conquêtes et des engagements futurs.

La Tchétchénie au 20e siècle : avant la 2e Guerre mondiale

Nous disposons pour cette période de deux manuels de la classe de 11e (équivalent de la Terminale). Tous deux sont "recommandés par le Ministère", et comportent un certain nombre de différences qu’il importe de signaler : le premier livre traite de la période 1900-1994 (Ostrovski, V. P., Utkine, A. I., Histoire de la Russie, Drofa, 1998, 496 pp., 3e édition) ; le second couvre les années 1917 à 1995, sans mentionner la guerre de Tchétchénie de 1994 (Dmitrenko, V. P. et alii, Histoire de la patrie (otechestva), 20e siècle, Drofa, 1998, 640 pp., 2e édition). Nous les appellerons par commodité manuel 1 et manuel 2.

Ces deux ouvrages représentent deux tendances à la fois antithétiques et complémentaires, qui s’expriment dès le titre et l’illustration de couverture. Le mot-clé du titre est Russie pour le premier manuel; sur sa couverture, on trouve un simple drapeau russe; pour le titre du second, c’est, comme on l’a vu, patrie, et en illustration le tableau de Petrov-Vodkine, "La mort du commissaire" (1928)[1].

Ces éléments portent à croire que le manuel 1 est basé sur une condamnation du régime soviétique, s’inscrivant dans l’historiographie dite libérale; le second paraît plus nuancé – cela est confirmé après analyse du contenu. Les deux ouvrages mettent par ailleurs l’accent sur l’apprentissage du patriotisme et justifient sans doute involontairement les théories de l’école révisionniste de soviétologie. Mais cela est un autre débat.

Consultons le manuel 1 (Ostrovski) : la première mention, indirecte, de la Tchétchénie a lieu au moment de la collectivisation: celle-ci devait être "essayée" d’abord dans le Nord- Caucase, "pour l’automne 1930, ou le printemps 1931" (p. 209). A la suite des protestations des populations locales et de la mise en place de l’appareil de répression, "un des dirigeants du NKVD affirmait que les fleuves du Nord-Caucase emportaient à la mer des centaines de cadavres" (p. 210).

Voyons à présent le manuel 2, plus complet: "dans les régions où le niveau de vie à la campagne était important (en Sibérie, dans le Nord-Caucase, etc.), les tentatives de transformation du mode de propriété, en premier lieu de la terre, ainsi que de division de la paysannerie […] ont rencontré un refus farouche, allant jusqu’à la résistance armée – les paysans revenant du front" (p. 93).

Ailleurs, on lit : "Staline a déclaré la guerre civile aux gouvernements locaux qui défendaient le droit de disposer d’eux-mêmes (en Ukraine, au Caucase [i.e. surtout en Géorgie et en Arménie])" (p. 98). Concernant l’autonomisation, on trouve notamment le passage suivant : "en mai 1918, le gouvernement nationaliste du Nord-Caucase, né avant Octobre, a déclaré sa volonté de se séparer de la Russie soviétique. […] [Il comptait sur] le soutien des États capitalistes. En septembre 1919 a été créé "l’émirat indépendant du Nord-Caucase, en Tchétchénie" (pp. 100-101). On peut supposer que la mention d'un soutien "capitaliste", dans le contexte de l'intervention de l'Occident, ne devrait pas être associée dans l’esprit de l’écolier à un soutien légitime; on en conclut que l'indépendance tchétchène n'est pas défendue par le manuel.

Cette supposition est confirmée plus loin: le danger d’être entraînée dans la tourmente de l’anarchie était grand pour la Russie elle-même. De plus, lit-on, sur les frontières de ces pays indépendantistes se développaient des conflits armés, ce qui rendait nécessaire le changement de politique nationale des bolcheviks (p. 101).

D’où la création des républiques, qui s’échelonne de mars 1919 (république "autonome" de Bachkirie) à 1922 (Tchétchénie, Daguestan…). Il est néanmoins précisé que ces créations se faisaient le plus souvent à la va-vite, d’en haut (pp. 102-103). Une politique favorable à "l’autonomisation" de certaines républiques s’accompagnait de répressions envers d’autres. Les objectifs bolcheviques auraient donc été justes, mais les moyens employés "défaillants" ? "L’octroi de terre aux peuples de montagne (Ingouches, Tchétchènes) au cours de la réforme agraire, dans les zones de plaines, se faisait parallèlement à la déportation dans d’autres régions de tribus cosaques entières. […] Les premiers cas de déplacement eurent lieu en 1920. Plus tard ils ont pris un caractère plus massif. Ainsi commença l’histoire des peuples réprimés" (p. 104). Un discours qui se veut neutre, condamnant l’appui étranger, la politique de Staline, mais les velléités indépendantistes aussi. L’écolier peut trouver cela quelque peu contradictoire; au moins, il y a le refus d’une pensée unique qui a duré plus de 70 ans dans les livres de classe.

Au cours de la guerre civile, le Nord-Caucase est occupé par l’armée des Volontaires créée par les généraux Kornilov, Denikine et Alekseev (p. 120). Il est dit que derrière ces armées sont nés de multiples gouvernements locaux – mais il n’est rien dit précisément de la Tchétchénie. En tout cas, des désaccords entre les Volontaires, les cosaques et les nombreux peuples du Caucase ont pesé sur la contre-attaque des "forces anti-bolcheviques du sud" (p. 124). Pourtant, les forces "sudistes" auront plus de chance que celles du front de l’est, grâce au général Denikine : malgré ces succès, la paysannerie, écœurée par la réforme agraire des bolcheviks, n’était pas pour autant attirée par le général blanc : "les peuples du Nord-Caucase, défendant leurs droits à l’indépendance, ravageaient les arrières de l’armée de Denikine" (p. 127).

Enfin, les deux manuels semblent bien se compléter, puisque, en ce qui concerne la collectivisation, le Caucase n’est évoqué dans le manuel 2 qu’en 1932-33, touché par "une tornade de famine" (p. 233). En revanche, la "Grande Terreur" est traitée plus en détail : les pays les plus touchés par la répression furent ceux où l’intelligentsia et les spécialistes étaient encore une catégorie naissante – près de 100 personnes de renom furent "réprimées" (repressirovany) en 1937-1938 au Daguestan (p.245). Sous-entendu, la Tchétchénie-Ingouchie fut également touchée.

La Tchétchénie à l’époque de l’URSS : la question de la déportation

Venons-en au drame mis sous les projecteurs le 23 février dernier, la déportation de la 2e guerre mondiale et la question de la collaboration avec l’ennemi.

Voyons en premier lieu le manuel 1 : "à la fin de 1942, l’ennemi avait commencé à avancer dans la direction de la Volga et du Nord-Caucase. […] Jamais dans l’histoire, l’armée de notre gouvernement n’a reculé aussi loin à l’intérieur du territoire. […] À la fin août (1942), les troupes de choc des divisions alpines ont pu planter le drapeau de l’Allemagne nazie sur le point le plus élevé du Caucase – l’Elbrouz" (pp. 266-267). La contre-offensive russe, on le sait, a eu lieu au tournant de la guerre, avec la défaite nazie à Stalingrad. Mais avant, comment se sont comportés les Allemands vis-à-vis des territoires conquis ?

"La politique hitlérienne d’utilisation d’éléments nationalistes a touché de petits groupes dans le Nord-Caucase […]. Cependant ces groupes ne représentaient nullement les peuples dans leur entier, et même des tentatives timides d’éléments nationalistes d’affirmer une quelconque espèce d’indépendance étaient coupées net par l’occupant. Toutes les accusations du régime stalinien portées contre ces peuples et les répressions ont été illégales et inhumaines" (p. 281).

La réponse à notre interrogation première est ici. Avec une nuance cependant: comment comprendre l’expression "répressions illégales (nézakonny)" ? Le terme n’est-il pas quelque peu inadéquat, ne faudrait-il pas lui préférer le terme "non-fondées (neobosnovannyé)" ? Qu’importe, l’affaire est entendue, même si un bémol est ajouté plus loin, quand on parle du sujet douloureux de la collaboration en général : "nous ne devons pas oublier que de tous temps les peuples de notre pays considéraient la trahison envers la patrie comme le crime le plus grand, qui ne peut ni être pardonné, ni prescrit" (p. 282).

Donc, à l’inverse de ce que prétendent les médias français, il y a bien eu d’après ce premier manuel une collaboration tchétchène lorsque l’ennemi a pu s’emparer du territoire – soulignons que l’ethnie n’est pas mentionnée en particulier: les Tchétchènes n’ont pas été les seuls à collaborer. Il reste, bien sûr, que toute généralisation est abusive.

Il est clair que le lecteur est en droit de disposer de plus d’informations: que doit-on entendre par "répressions illégales et inhumaines" ? Quand précisément ont-elles eu lieu ? Qui a été spécifiquement concerné ? Qui sont les responsables ? On ne fait qu’allusion au sujet: c’est une tendance générale pour toute la partie concernant la 2e guerre mondiale – la "Grande guerre patriotique" ; l’accent est mis sur les progrès, les victoires, les dépassements ; les auteurs du manuel 1 se contentent de passer, sans vraiment s’attarder, sur les aspects négatifs (Katyn, l’ordre n°227, les déportations…). L’objectif est évident: il faut donner des repères aux jeunes Russes (j’emprunte volontairement ce terme au vocabulaire de l’Education nationale française, qui poursuit les mêmes buts) ; et la résistance à l’envahisseur, il faut l’admettre, héroïque (parce que désespérée et dramatique), est une butte-témoin absolue pour la construction de la mémoire en Russie. Qu’importe alors la vérité historique prônant le juste équilibre, que l’on retrouve ailleurs dans le livre ?

[1] Le peintre, né en 1879, associait dans ses œuvres figuratives l’imagerie bolchevique et les symboles religieux – pour l’inscrire dans le passé légitime, rassurer et être rassuré ? dans tous les cas, le commissaire est un martyr, voire un Christ.

Photo : table des matières d'un manuel russe d'histoire