Entre deux mondes : le delta du Danube et la lagune de l’Oder

Les territoires insulaires sont nombreux au sein des embouchures des grands fleuves européens, mais plus rares sont ceux situés en terrain transfrontalier. Les îles et îlots de l'Oder et du Danube, fleuves européens emblématiques, sont, encore aujourd'hui, à l'interface de deux mondes.


À cheval entre deux pays, l’embouchure de l'Oder (entre l’Allemagne et la Pologne) et celle du Danube (entre la Roumanie et l’Ukraine) sont parsemées d'îles, habitées ou non. L’Histoire n'a eu de cesse de les déplacer de part et d'autre de régions géopolitiquement divergentes. Depuis les années 1980, d'importants bouleversements ont touchés la Poméranie (région côtière au sud de la mer Baltique) et la Dobrogée (région partagée entre le bas-Danube et la mer noire), modifiant encore la situation de ces îles, souvent âprement disputées, et désormais au centre de certaines politiques socio-environnementales. Leur géographie, entre terre et eau, entre eau douce et eau salée, et entre deux pays rend leur contrôle par les États riverains primordial, ces espaces étant des portes d'entrée d'importance pour l'Europe centrale.

Cadre géographique

Fleuves dont les bassins versants sont limitrophes (en République tchèque), Oder et Danube s'écoulent vers les mers semi fermées que sont les mers Noire et Baltique.

Le delta du Danube est l'aboutissement de second fleuve d'Europe de par sa taille. À 3 000 km de sa source allemande, ce fleuve atteint une vaste plaine, où il rejoint la mer Noire. Ce delta, long de 75 km et large de 150 km se situe principalement en Roumanie, mais également en Ukraine, et est composé de nombreux bras, dont trois principaux. La plaine d'inondation mesure plus de 5 600 km², et comporte des dizaines d'îles, plus ou moins recouvertes par les eaux danubiennes au cours des saisons. Charriant de grandes quantités de sédiments, le fleuve progresse chaque jour dans la mer Noire, gagnant du terrain sur la mer. Des îles ou des limans se créent ainsi, accroissant les dimensions du delta.

Le fleuve Oder, qui naît en République tchèque, mesure moins de 900 km, et possède un bassin versant plus restreint que celui du Danube. Il se jette dans la Baltique au travers de la lagune de Szczecin, étendue (687 km²) mais peu profonde (une dizaine de mètres en moyenne). Trois passes font communiquer la lagune avec la mer, encadrant les îles d'Uznam (Usedom en allemand) et de Wolin. La première est traversée par la frontière germano-polonaise. La lagune est située à l'extrémité occidentale des croupes lacustres de la Baltique. Transportant moins de sédiments que le Danube[1], un apport minéral est tout de même visible en période de crues, et au large des passes, plusieurs îles sableuses émergent également, comme celle de Greifswalder Oie.

Ces deux embouchures font office de frontières entre les pays cités. Pour le Danube, le principal bras nord délimite la frontière roumano-ukrainienne. Dans le cas de l'Oder, le principal bras occidental en amont de la lagune constitue la frontière entre l’Allemagne et la Pologne. La frontière quitte le fleuve pour contourner l'agglomération de Szczecin, coupe la lagune et l'île d'Uznam.

Situations et positions : le cas des îles depuis 1980

En géographie, on distingue la situation de la position: la position est géographique, absolue, tandis que la situation est historique, donc mouvante. Les îles qui nous intéressent sont pleinement concernées par ces termes. Fixées dans les embouchures, elles ont pourtant vu leur situation maintes fois évoluer au cours des siècles, changeant de pays ou de propriétaire fréquemment.

Après la Seconde Guerre Mondiale, ces territoires ont connu collectivisation et réformes agraires radicales[2]. À la fin des années 1980, la chute des régimes a entraîné une décollectivisation des terres. De nombreuses parcelles sont alors laissées en friche ou offertes à l'eutrophisation. Durant les années 1990, les deux embouchures sont aussi concernées par les phénomènes de privatisation d'espaces portuaires ou agricoles. Un nouveau système d'amodiation est instauré, comme dans le delta du Danube pour la pêche. L'appartenance des îles fait alors l'objet de nouvelles négociations, non sans accrochages. Si entre Allemagne et Pologne, la partition se fait globalement d'un commun accord, surtout concernant les îles habitées fermant la lagune, la situation est plus contrastée entre Roumanie et Ukraine.

L'intégration communautaire de la République démocratique allemande par le biais de l’unification de deux États allemands (en 1990, date à laquelle l'Allemagne renonce à toute revendication territoriale à l'est de la ligne Oder-Neisse[3]), puis de la Pologne (2004), et enfin de la Roumanie (2007) décale les frontières géopolitiques. Les îles de l'Oder changent de monde: après avoir été communistes, puis scindées entre l’Allemagne européenne et la Pologne extra-communautaire, elles entrent intégralement dans le giron de l'Union européenne (UE) en 2004. À l'inverse, dans le delta du Danube, les îles sont réparties entre la Roumanie et l'Ukraine, avant qu'une délimitation nouvelle soit instaurée en 2007 : la frontière orientale de l'UE[4]. Ces frontières, barrières géopolitiques toutes plus ou moins récentes, ont de forts impacts sur ces embouchures. Si certaines agglomérations se retrouvent scindées en amont (comme les quatre agglomérations germano-polonaises que sont Guben/Gubin, Görlitz/Zgorzelec, Bad Muskau/Łęknica et Francfort-sur-l'Oder/Słubice[5], des situations problématiques apparaissent en aval, concernant surtout les îles.

Ces problèmes sont essentiellement issus de leur position. Les nombreux aménagements réalisés sur la lagune ou le delta ont localement modifié la bathymétrie. De même, les apports naturels en sédiments engendrent une évolution rapide des espaces d'embouchures, notamment dans le cas du Danube, avec l'apparition, la disparition ou la modification de certaines îles. Sur le Danube, le point kilométrique originel du fleuve est fixé à l'ancien phare de Sulina, ville roumaine de l'embouchure. Cependant, depuis l'instauration de ce repère kilométrique, le delta a tellement progressé, que le phare se situe à quatre kilomètres de la mer[6]. En 2009, l'Ukraine a unilatéralement déplacé la frontière orientale du delta vers le sud en se fondant sur de changement, provoquant la colère de la Roumanie. Plusieurs îles sont revendiquées par les deux États. Sur l'Oder, les processus naturels sont plus lents, et le fleuve, plus restreint en débit et en taille, est fortement chenalisé : le paysage insulaire évolue moins vite, limitant d'autant plus les éventuelles velléités de propriété de part et d'autre de la frontière.

La gestion socio-environnementale transfrontalière

Toutefois, malgré ces évolutions naturelles et anthropiques, et ces revendications inter-étatiques, une certaines gestion socio-environnementale transfrontalière est observable. Cette gestion est souvent le fruit de traités transfrontaliers, héritiers de coopérations anciennes, ou de programmes communautaires ou internationaux, entraînant parfois la création d'organismes de gestion transfrontaliers.

Dans le cas de l'Oder, plusieurs traités favorisent une gestion socio-environnementale efficace le long du fleuve, et sur les îles de son embouchure. L'adhésion des deux pays à l'UE est un contexte favorable puisqu'ils doivent se conformer à une même réglementation, notamment en matière environnementale (DCE, DCSMM). Les programmes européens (FEDER, FEAMP, Life, Interreg, etc) favorisent l'émergence de projets locaux internationaux concernant aussi bien des aspects environnementaux (préservation d'espèce, lutte contre les pollutions) que sociaux (eurorégion Pomerania, ...). Cependant, ces programmes, aidés financièrement par l'UE, trouvent souvent leurs origines avant l'instauration des règles européennes.

Au sein du delta danubien, le constat est similaire, même si l'on se trouve dans le cas d'une frontière UE/hors UE. La création ancienne de la commission du Danube, dédiée à l'organisation de la navigation a indirectement aidé la protection environnementale du delta. De même, l'UE, avec sa politique de voisinage a dédié plusieurs programmes à la région deltaïque. Mais le classement par l'UNESCO du delta au titre du patrimoine mondial de l'humanité, et l'instauration d'une réserve de biosphère[7] de part et d'autre de la frontière ont surtout permis une amélioration de la coopération inter-étatique pour protéger l'environnement, au sens large du terme, comme avec l'application du moratoire sur le prélèvement d'esturgeons au sein du delta par exemple.

Vers une prise en compte accrue de la notion de développement durable ?

Cependant, la gestion de ces embouchures est encore une affaire d'État, et non une coopération pleine et entière. Même si une collaboration accrue est observable d'un point de vue environnemental, les aspects économiques et sociaux sont encore peu pris en compte dans la gestion des milieux. Concernant les îles, cette carence est visible aussi bien du côté de l'Oder que de celui du Danube. Dans la lagune, un programme d'Agenda 21 commun a été mis en place, tout comme celui d'un outil de gestion intégrée des zones côtières (GIZC)[8] entre les deux pays, mais n'est pas spécifique aux milieux et sociétés insulaires. Pour le Danube, la situation n'est pas meilleure. Le travail en réseau entre les deux parties de la réserve de biosphère pâtit de l'absence de franchissement du delta. Les clivages existant entre certains groupes de population installés dans le delta[9] sont encore présents. De même, la création d'un canal côté ukrainien, déstabilisant la morphologie du delta[10], ou d'un port en Moldavie ukrainienne, sont autant de signes évidents d'un manque de coopération entre les parties.

Les espaces insulaires de ces deux embouchures sont donc encore clairement situés entre deux mondes, sans qu'une gestion totalement intégrée ne leur soit appliquée. À l'interface entre terre et eau et entre eau douce et eau salée, ces îles sont en plus à la frontière de deux pays, mais également de deux ensembles géopolitiques pour le cas du Danube. Fortes d'une géographie et d'une histoire communes, ces îles devraient bénéficier de coopérations internationales accrues[11], en lien avec les habitants, encore très peu pris en compte[12].

Notes :
[1] Bertrand Auerbach, «Le régime de l'Oder», Annales de géographie, T. 6, n°28, 1897, p.313-327.
[2] Pierre George, « La pêche dans le delta du Danube », Bulletin de l'association de géographes français, n°253-254, 1955, p. 161-173.
[3] Piere Koenig, « La frontière de l'Oder-Neisse », Annuaire français de droit international, Vol. 36, 1990, p. 107-123.
[4] Emmanuel Bioteau & Cristina Farcasio, « La coopération danubienne dans son nouveau contexte européen : nouvelles échelles, nouvelles modalités », L'Espace Politique, Vol. 14, 2011.
[5] Cathy Chatel & François Moriconi-Ebrard, « Agglomérations transfrontalières : tour d'horizon des villes-jumelles divisées par une frontière à l'est »Regard sur l’Est, n°62, 2012.
[6] Guy-Pierre Chomette, « Sulina, au bout d'une Europe, vit hors du temps »Regard sur l’Est, n°33, , 2003.
[7] < href="http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=907" class=dp">Emilia Iftime, « Delta du Danube : Quelle biodiversité ? », Regard sur l’Est n°50, 2009.
[8] www.agenda21-oder.de; www.ikzm-oder.de
[9] Frédéric Beaumont, « Les Lipovènes du delta du Danube, Chronique d'une société théocratique russe des Balkans », Balkanologie, Vol. 10, n°1-2, 2008.
[10] « Roumanie : le canal de Bystroe menace le delta du Danube » (trad. Par R. Delcea), Le Courrier des Balkans, 14 mai 2007.
[11] Juliet Fall, « Au-delà des poignées de mains : repenser la coopération dans des espaces protégés transfrontaliers en tant que processus de construction d'une identité individuelle et collective », Revue de géographie alpine, Vol. 97-2, 2009, p. 61-73.
[12] Dany Bourdet, Le delta du Danube en Roumanie : un espace économique et socialRegard sur l’Est, n°50, 2009.

Vignette : le bras occidental de l'Oder entre Szczecin et la lagune (Eric Le Bourhis, 2014).

* Anatole DANTO est étudiant en master recherche géographie à l'université de Brest.
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