Le delta du Danube en Roumanie, un espace économique et social

Espace naturel protégé, réserve de la biosphère depuis 1990, le delta du Danube en Roumanie n’en est pas moins un espace habité par les hommes. Mais ses habitants ne paraissent guère avoir été intégrés aux processus décisionnels qui ont abouti à la protection de l’espace deltaïque. Or, cela n’est pas sans conséquences sur les activités humaines qui prennent place dans ce qui représente également ici un espace économique et social.


Sur le delta du DanubeAu lieu de contribuer à (ré)concilier les rapports entre l’homme et la nature, la politique écologique à l’égard du delta du Danube semble avoir privilégié la protection de son écosystème au détriment des populations qui y vivent, en oubliant ainsi que ces dernières sont constitutives de cet écosystème.

Un même lieu peut être regardé de plusieurs manières: certaines perspectives peuvent parfois être différentes, voire opposées, et elles n’induisent pas les mêmes effets[1]. Ainsi, le regard porté par le défenseur de l'environnement ou le législateur sur un lieu qui constitue un écosystème remarquable n'est pas nécessairement le même que celui que porte l'habitant de ce lieu. Le regard écologique, celui qui se rattache à cette « science qui étudie les relations entre les êtres vivants (humains, animaux, végétaux) et le milieu organique dans lequel ils vivent »[2], semble parfois se limiter à une perspective qui considère un écosystème en faisant abstraction des hommes qui y vivent et y participent, et donc de leurs propres perspectives sur ce lieu. Dans le cas du delta du Danube en Roumanie, il s'avère que l'on tend souvent à considérer l'écosystème qu'il représente uniquement du point de vue de la flore et de la faune, sans prêter attention et donc en excluant a priori les populations humaines qui en sont pourtant constitutives. S'il est certes important d'aborder les caractéristiques de ce lieu comme espace naturel, il est tout aussi important de le regarder comme un espace économique et social, porteur d’enjeux spécifiques pour les hommes qui l’habitent et y sont impliqués…

Un espace naturel caractérisé par un écosystème remarquable

Le delta du Danube se trouve au sud-est de la Roumanie, dans la région appelée Dobroudja (Dobrogea), et plus précisément dans le département (judet) de Tulcea ; la partie nord de l'espace deltaïque est, quant à elle, située en Ukraine. Le delta du Danube en Roumanie se situe en fait entre la ville de Tulcea et la mer Noire. La superficie de l'espace deltaïque roumain est de 3 300 km² ; sa superficie totale (avec la partie ukrainienne) représente 4 300 km². C'est un espace principalement composé de canaux, de marécages, d'étangs et de lacs. La terre ferme ne couvre que 20 % de ce territoire. L'espace deltaïque constitue ainsi un écosystème complexe qui abrite une abondante biodiversité. En effet, comme l'explique Matthias Meili, « on y trouve quelque 3 000 espèces animales, dont plus de 320 espèces d’oiseaux qui nichent ou font halte ici pendant leurs migrations, et un millier d'espèces végétales reparties entre les roselières et les forets alluviales, sur les îlots flottants, dans les lacs et les bras morts » ; qui plus est, « le delta comporte même des biotopes extrêmement secs sur ses dunes de sable »[3]. Espace naturel caractérisé par un écosystème remarquable, le delta du Danube en Roumanie est également un espace économique et social : l'homme est depuis longtemps présent sur ce territoire, or toute modification imposée à celui-ci a non seulement des répercussions sur cet espace naturel, mais aussi sur les hommes qui y habitent et sur leurs activités.

Un espace d'activités humaines structuré par des décisions extérieures

Espace peuplé par l'homme malgré ses caractéristiques plutôt inhospitalières (le peu de terres émergées, les risques de crues, etc.), le delta du Danube est un territoire dans lequel différentes activités prirent progressivement place. Il fut tout d'abord un lieu de refuge pour les Cosaques et surtout pour les Russes lipovènes au 18ème siècle (Russes orthodoxes de rite ancien, dits « vieux croyants », en rupture avec l'Église orthodoxe russe, qui fuyaient alors les persécutions exercées à leur égard par l'administration tsariste), lesquels y pratiquèrent la pêche. Il fut ensuite un lieu de transit pour la navigation marchande au cours du 19ème siècle et au début du 20ème siècle : carrefour fluvial et maritime (avec les ports intérieurs de Tulcea, Galati et Braila) entre les pays européens, l’Empire russe et l’Empire ottoman, la navigation y était gérée à partir de la ville de Galati. Enfin, il devint un lieu dont les ressources naturelles furent exploitées de manière industrielle durant la seconde moitié du 20ème siècle. A travers ces évolutions, on peut constater que le delta du Danube est un territoire dont l'organisation et l'utilisation sont fortement dépendantes du contexte et des choix politiques extérieurs. En effet, la nature et l'importance des activités humaines exercées dans l'espace deltaïque roumain – la pêche, la navigation et le commerce, l'exploitation industrielle des ressources naturelles – ont été déterminées tour à tour par la situation politico-religieuse en Russie et les relations entre ce pays et l'Empire ottoman (18ème siècle), puis par les intérêts commerciaux des grandes puissances européennes et le déploiement de l'administration du nouvel État roumain à travers la Commission européenne du Danube (milieu du 19ème-début du 20ème siècles), et enfin par les objectifs définis par le régime communiste (20ème siècle).

C'est durant l'ère communiste que le « Programme de valorisation économique complexe des ressources deltaïques » fut lancé et appliqué. Il avait pour objectif « la réorganisation de toutes les activités traditionnelles et le passage à une exploitation intensive » : extension des territoires de pêche et développement de la pisciculture, assèchement des parties occidentales du delta pour étendre l'agriculture, extraction du sable pour l'industrie du verre, etc. ; mais ce programme d'exploitation systématique des ressources de l'espace deltaïque eut pour conséquence « la destruction de l'équilibre de ce milieu »[4].
Cette politique prédatrice prit fin avec la chute du régime communiste et l'Etat roumain s'orienta alors vers la « reconstruction écologique » du delta et l'atténuation des dégâts produits. Ainsi, en août 1990, l'espace deltaïque fut déclaré « réserve de la biosphère » par l'Etat roumain, puis reconnu en tant que telle par des institutions internationales (en 1991 par l'Unesco, etc.). Cette nouvelle politique, en endiguant les effets de celle qui l’avait précédée, a notamment limité l'accès des populations du delta à ses ressources naturelles en créant des zones protégées, des territoires en « reconstruction écologique » et des zones tampons étroitement surveillées mais ouvertes aux activités traditionnelles comme la pêche.

Un espace protégé dont les habitants ne sont guère pris en considération

En 2002, on comptabilisait 14 583 habitants dans l’espace deltaïque constitué en réserve de la biosphère, dont 1 438 d’ethnie russe lipovène (soit environ 10 % de la population totale); 68,5% vivaient dans des villages et 31,5 % dans la ville de Sulina. La pêche et la pisciculture, de même que l'agriculture et la sylviculture, continuaient de représenter des activités parmi les plus importantes pour ces habitants : en 2002, elles concernaient respectivement 15,3% et 29% de la population active de ce territoire (le taux de chômage était de 18,6 %, ce chiffre pouvant s’expliquer entre autres par l’isolement géographique)[5]. Le tourisme s'y développe également, bien qu’il soit difficile de cerner sa part réelle dans l’économie locale car il concerne à la fois les économies formelle et informelle (des habitants peuvent en effet héberger des touristes contre paiement, de manière plus ou moins organisée, sans que cette activité soit déclarée).

En outre, comme l’explique le chercheur Veronica Mitroi : « L’étude de cas de Sfantu Gheorghe nous montre que la recommandation officielle de réorientation de la population vers le tourisme n’est pas encore viable parce qu’une caractéristique très fréquente des pratiques familiales est exactement la relation d’interdépendance entre la pêche et le tourisme qui se soutiennent l’une et l’autre par un processus d’échange réciproque. Même si, depuis ces dernières années, l’importance du tourisme croît dans la communauté, cette activité est réservée aux familles qui ont déjà un important capital économique et social qui leur permet de faire des investissements dans cette direction. Après toutes les contestations apportées au système de concessions, le statut de l’activité de pêche est encore en train de se négocier et le tourisme est très peu institutionnalisé »[6].

Les populations du delta du Danube en Roumanie, parmi lesquelles figurent aujourd'hui encore des minorités slaves et notamment russes lipovènes donc, ont peut-être été moins affectées dans leurs activités traditionnelles sous le régime communiste qu'après l'instauration de zones et de règles de protection de l'environnement qui régissent désormais leur espace de vie et ce qu'elles ont le droit d'y faire ou non. On peut effectivement parler ici d'instauration dans la mesure où, encore une fois dans l'histoire du delta, les habitants de ce territoire ont été exclus des processus politiques décisionnels qui affectent l'organisation et l'utilisation de celui-ci. Comme l'explique Veronica Mitroi, « dans le cas spécifique du Delta du Danube, l’exclusion de la population locale dans la mise en œuvre de la réserve a été "légitimée" par le manque de confiance concernant l’implication de la population locale dans la question de la protection de l’environnement ».

Isolées géographiquement et tenues à l'écart des prises de décisions qui structurent un espace naturel qu’elles regardent comme le leur, les populations du delta du Danube en Roumanie n'en ont pas moins continué à y vivre, poursuivant leurs activités traditionnelles comme la pêche, parfois d’ailleurs de manière illégale. Certains se sont même essayés au tourisme, avec plus ou moins de succès (les infrastructures de transport sont encore peu développées et une telle activité nécessite en outre de disposer d'un certain capital économique, lui-même d’ailleurs bien souvent lié à la pêche).
Quelques efforts ont été entrepris par l'Etat roumain, en contrepartie des effets « négatifs » de la protection de l’écosystème de cet espace pour ses populations: permis de pêche plus souples quand cette activité contribue à la consommation familiale, subvention économiques, etc. Ces moyens sont cependant insuffisants. On remarque que la politique de protection du delta du Danube en Roumanie, définie après la chute du régime communiste, n'a guère pris en compte la présence et l'activité dans cet écosystème de populations humaines qui sont pourtant complètement intégrées à celui-ci et y participent pleinement: en matière de gestion des espaces naturels, l’Etat roumain continue de ne pas vraiment envisager la perspective des populations locales.

[1] Voir à ce propos, et dans le cas du milieu rural roumain durant la période communiste, Jean Cuisenier, « A l'ombre des Carpates », Ethnologie française, vol. XIX, 3, 1989, pp. 244-252 : « Je voudrais essayer de montrer, […] comment deux perspectives émanant de centres opposés […] donnent du même pays une vision si différente qu’elle conduit les uns à détruire des villages entiers au nom de la «systématisation », les autres, à ériger le village ancestral comme lieu sacré, bastion de leur identité et temple de leur être même».
[2] Il s'agit ici de la définition du mot « écologie » qui est présentée sur le portail lexicologique du Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL): http://www.cnrtl.fr/definition/écologie.
[3] Matthias Meili , « Un delta bouillonnant », Horizons – Le magazine suisse de la recherche scientifique, n°76, mars 2008, pp.14-15 (citation p.14).
[4] Lucian Dobraca, « La gestion des aires critiques : le delta du Danube entre isolement et réserve », Mappemonde, n°53, 1, 1999, pp. 15-19 (citations p. 17).
[5] Chiffres figurant sur le site Internet de l'Administration de la biosphère du delta du Danube, dans la rubrique « Population » : http://www.ddbra.ro/populatie.php.
[6] Veronica Mitroi, « Développement local durable dans une aire protégée : enjeux institutionnels et pratiques locales dans les villages du Delta du Danube » , résumé d'une communication dans le cadre des journées scientifiques Recherche et développement durable : approches, méthodologies, stratégies d’action et de formation, Mostaganem, Algérie, 4-5 novembre 2006 : http://www.edd.auf.org/IMG/pdf/MITROI.pdf.

* Dany BOURDET est sociologue, auteur d'une thèse de doctorat sur Les pratiques communicationnelles médiatisées des étudiants roumains à Iasi.

Photo : Emilia Iftime

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