Entretien avec Antoine Marès

Antoine Marès est directeur-adjoint du Centre d'Etude de l'Europe médiane (Inalco, Paris)


mares_antoineRSE : Pouvez-vous résumer ce qui constitue, selon vous, le cœur de la "question slovaque" au cours de la période de l'État commun ?

Antoine Marès : Les composantes de la "question slovaque" au sein de l'État commun ont varié avec le temps. Quand la Tchécoslovaquie est créée en octobre 1918 les Slovaques y voient un miracle salvateur. Mais les élites nationales sont alors numériquement insuffisantes pour jouer un rôle important, le poids démographique et économique des Slovaques étant lui-même trop faible. Les germes du problème slovaco-tchèque résident dans ce décalage entre une volonté slovaque d'autonomie et une impossibilité de l'assumer. C'est au sein de la Première République que les élites ont pu se former, puis, sous le régime communiste, elles ont commencé à participer largement au pouvoir, à partir des années 60-70: Alexander Dubcek et Gustav Husak sont emblématiques de cette évolution. Un des points centraux de cette "question" slovaque est donc le changement du rapport de forces à l'intérieur de la Tchécoslovaquie. Les incompréhensions réciproques, l'asymétrie historique des satisfactions et des insatisfactions, les cultures politiques différentes constituent l'autre pôle du problème.

La période socialiste fait l'objet d'un jugement moins négatif en Slovaquie. Quelles sont les explications possibles ? 

Le fait que la période socialiste fasse l'objet d'un jugement moins négatif en Slovaquie qu'en Pays tchèques s'explique essentiellement par l'expérience du socialisme et par les décalages historiques. Pour les Slovaques, nation paysanne majoritairement catholique, l'instauration du régime communiste en février 1948 a été plus difficile et plus brutale que pour les Tchèques. En revanche, les deux dernières décennies de la normalisation consécutive à l'invasion de 1968 ont été nettement moins dures en Slovaquie; elles ont même permis un rattrapage politique et socio-économique sensible. A Prague, un historien partisan du Printemps de Prague était renvoyé au rang de travailleur manuel; à Bratislava, il obtenait un emploi subalterne de chercheur dans un musée de province.

Comment analysez-vous les divers courants qui ont existé ou existent encore dans l'historiographie slovaque contemporaine ? Considérez-vous qu'ils sont amenés à durer ou qu'ils correspondent à une phase spécifique du développement du pays ? 

Quand vous parlez d'historiographie contemporaine, j'imagine que vous pensez au courant nationaliste qui existait dans l'émigration et qui est réapparu en Slovaquie après 1989. Il faut distinguer les historiens et les publicistes: aucun historien sérieux, formé comme tel, n'a adopté les thèses "révisionnistes" de l'émigration tisiste. Pour expliquer ce double discours public sur le passé, il faut se référer à une dualité politique profonde: d'un côté un courant ouvert, traditionnellement tchécoslovaquiste, plutôt acquis à la démocratie et souvent lié aux traditions protestantes du pays; d'un autre côté, des forces plus autochtonistes, populistes (incarnées par Andrej Hlinka entre le début du siècle et 1938), nationalistes, antitchécoslovaques et prêtes à l'autoritarisme. Ces clivages apparus dès la fin du XIXe siècle subsistent toujours, ils alimentent en partie les débats sur l'expérience de l'État slovaque de Tiso et ils seront certainement durables.

On a longtemps évoqué, au sujet des évolutions politiques slovaques, une lutte autour du "caractère de l'État". Faut-il considérer que cette "lutte" est terminée ou qu'il existe des éléments structurels voire conjoncturels qui incitent à la prudence ?

Il est évident qu'une des raisons de la poursuite de ces débats est liée aux enjeux politiques qu'ils recouvrent. Leur intensité dépendra du sentiment de reconnaissance internationale qu'obtiendront les Slovaques et du degré de prospérité de leur société. Car il est évident qu'un certain nombre de forces politiques slovaques populistes et nationalistes se nourrissent - et se nourriront - des difficultés présentes pour instrumentaliser le passé.

Un sentiment de déception anime la société slovaque. Il est lié pour partie à l'incapacité de la coalition à présenter une orientation politique et économique claire. Comment analysez-vous les difficultés actuelles de la coalition gouvernementale slovaque ?

Le ciment de la coalition gouvernementale actuelle (depuis l'automne 1998) est le rejet de Vladimir Meciar. En général, l'unité de forces politiques fondée sur des critères négatifs s'effrite assez vite, même si, dans le cas présent, l'attachement à un gouvernement plus transparent et plus démocratique est évident. Par ailleurs, ce gouvernement est confronté à des défis considérables: la nécessité de résoudre toutes les questions de transformation économique négligées par les gouvernements précédents dans un contexte qui s'est dégradé, la pression des réformes en vue d'intégrer les grandes organisations internationales (OTAN et Union européenne), la faiblesse des investissements étrangers,... La volonté de transformation démocratique existe et elle est internationalement reconnue; les moyens pour cela sont limités.

Après avoir vécu le phénomène Meciar, la Slovaquie semble soumise au charme de Robert Fico. Pensez-vous que ce phénomène puisse être durable ? Comment analysez-vous cette personnalisation permanente du débat politique en Slovaquie ? Existe-t-il des phénomènes analogues dans d'autres pays d'Europe médiane ?

Vous touchez là à la question fondamentale des cultures politiques. Comme vous le savez, le sociologue Vladimir Krivy a fait des constats tout à fait singuliers qui montrent qu'au-delà des transformations socio-économiques, les cartes électorales révèlent une coïncidence entre les électorats d'Andrej Hlinka et de Vladimir Meciar. La culture politique slovaque est encore marquée par cette dimension du leader, du chef, du patriarche (maire de village ou curé), plus que par le débat d'idées. La personnalisation et le concept de clientèle restent forts. La démocratie est - contrairement à ce qu'on a cru et à ce que beaucoup croient encore - affaire d'expérience et de temps. On peut l'aider à naître et à se maintenir, on ne peut pas la créer.

Dans quelle mesure les relations entre la Slovaquie et la République tchèque se sont-elles modifiées depuis le changement de gouvernement slovaque ? Le gouvernement tchèque est-il sensible aux éventuelles difficultés qui résulteraient de l'adhésion de la République tchèque dans l'Union avant la Slovaquie ? Comment fait-il état de cette question dans ses relations avec les pays occidentaux ?

Depuis l'automne 1998, il est évident que les relations entre la République tchèque et la Slovaquie ont changé de caractère. La Slovaquie s'est réintroduite sur la scène internationale. Les coopérations politiques se développent. Les tensions ont disparu. Les quelques problèmes bilatéraux en suspens ont été résolus. La République tchèque manifeste de plus en plus clairement sa volonté de voir la Slovaquie entrer en même temps qu'elle dans l'Union européenne. De ce point de vue, les Tchèques se trouvent un peu dans la même situation que les Polonais et les Hongrois. L'entrée dans l'Union européenne - avec les accords de Schengen - donnerait lieu à la création d'une nouvelle frontière à l'Est de la Moravie, frontière dont les Tchèques ne voudraient pas, préférant plutôt un tracé à l'Est de la Slovaquie. Il en va des intérêts géopolitiques et économiques de Prague.

 

 

Par Etienne BOISSERIE

Vignette : Antoine Marès