Entretien avec Nina Belyaeva : «La société civile existe toujours en Russie !»

Nina Belyaeva est professeure à la National Research University High School of Economics de Moscou et directrice de l’association Interlegal. Ses enseignements portent notamment sur les droits de l’Homme et l’intégration des associations civiles dans l’espace public en Russie.


De passage en France pour une série de conférences, Nina Belyaeva a accepté de répondre à nos questions sur l’état de la société civile en Russie.

Vous êtes professeure et responsable du Département de politique publique à la National Research University High School of Economics de Moscou. Est-il possible de garder une posture indépendante tout en assurant ces fonctions ?
L’université a été créée en 1992 par des réformateurs, sur le modèle de la London High School of Economics et des valeurs d’ouverture sur le monde, de démocratie et de compétitivité qu’elle promeut. Le but était de contribuer à créer une nouvelle élite pour la Russie, qui est partie prenante de l’Europe et du monde globalisé. C’est pourquoi notre université s’est conformée aux accords de Bologne et aux standards internationaux en matière d’éducation. Nous avons d’ailleurs développé des accords académiques avec des pays européens, dont la France.
Il existe une tradition historique d’indépendance et d’ouverture en Russie. Même sous des régimes durs, cette tradition a su être plus ou moins préservée. Depuis le règne de la Grande Catherine, des espaces d’apprentissage et de partage d’idées ont persisté, et c’est encore le cas aujourd’hui. La devise de notre université, Nous étudions non pour les études mais pour la vie entière, reflète bien cette idée. Notre enseignement se veut vraiment international, assuré en partie par des professeurs venant du monde entier : nous travaillons dans une ambiance internationale!

Vous êtes, par ailleurs, responsable d’une association ?
Je travaille, depuis l’époque soviétique, sur l’activité politique des associations civiles et je suis convaincue que la société doit avoir un rôle à jouer. Dotée d’une formation en droit, notamment constitutionnel, j’ai décidé, en 1987, de créer ma propre association, Interlegal. Parce que nous sommes un certain nombre à penser que la politique n’est pas seulement un espace de compétition mais aussi un espace propice à la participation citoyenne, notre association vise à promouvoir l’idée que tout le monde peut être influent. Lorsque nous avons créé Interlegal, la société civile soviétique était en ébullition et nous voulions profiter de cette énergie pour l’aider à se faire entendre. Nous n’avions pas d’expérience en la matière et devions donc nous inspirer de ce qui existait. C’est pourquoi nous avons choisi un nom anglophone. Pour résumer, Interlegal cherche à promouvoir la société civile en Russie par des soutiens légaux, par la formation et par l’ouverture.

Est-ce que les autorités vous associent à leurs actions ?
Oui, mais de manière discontinue. Du temps de l’URSS, nous avons participé à l’écriture d’une nouvelle loi sur les partis politiques, les associations et les ONG. Les autorités étaient alors favorables à la participation citoyenne et notre expertise était la bienvenue. Nous avons ensuite conclu des accords avec les autorités centrales ou locales pour des missions de recherche, des formations autour de la question de l’application de la loi par les ONG, etc. Mais, depuis 2007, nous ne sommes plus du tout bienvenus, nous ne pouvons plus recevoir de fonds venant de l’étranger et notre activité en pâtit. Nous ne sommes plus qu’une association bénévole qui propose une expertise.

Vous sentez-vous en danger ?
Oui ! Boris Nemtsov [assassiné à Moscou en février 2015, NDLR] est un cas particulier car il aurait pu devenir Président. C’était une figure symbolique au sein du mouvement pour la démocratie. Il était inattaquable sur son passé et incorruptible. Le seul moyen de se débarrasser de lui, au vu de sa popularité, était de le supprimer.
Mais la chose la plus dramatique qui puisse arriver à quelqu’un comme moi serait de perdre mon emploi. Les autorités peuvent fermer mon département à l’Université après avoir monté un complot, parler à mes étudiants pour les dissuader de suivre mes cours ou inventer des supposées plaintes de leur part contre moi. Elles peuvent m’amener devant la justice afin de me faire renvoyer ou de fermer mon département, c’est ce qui est arrivé à Dmitri Doubrovski [professeur en Sciences politiques et en droits de l’Homme à l’université d’État de Saint-Pétersbourg, NDLR]. Je ne pense pas, toutefois, que cela puisse m’arriver car je ne suis pas une exception au sein de mon université.

Comment décririez-vous la société civile en Russie aujourd’hui ?
Opprimée ! Les autorités ont délibérément modifié la définition de l’expression «société civile». Vous savez, quand les institutions soutiennent la société civile, celle-ci se développe. Sinon, c’est plus difficile. Mais quand elles restreignent ses actions, c’est alors impossible. C’est ce que nous vivons aujourd’hui, et c’est la raison pour laquelle nombre d’associations ont stoppé leurs activités, après avoir été littéralement harcelées par les autorités. Je ne dirai pas qu’il n’existe plus de société civile en Russie aujourd’hui, car beaucoup continuent d’agir et de promouvoir les droits de l’Homme, mais ce n’est plus sous forme officielle.

Est-ce que subsiste une place pour le débat ?
Tout dépend où. Pas dans les médias officiels, par exemple. Le meilleur moyen pour faire vivre le débat reste l’usage des réseaux sociaux, très utiles pour organiser des événements et les faire connaître dans les cercles médiatiques, universitaires ou dans les organismes de recherche. Il est donc toujours possible de débattre. Mais les actions en faveur de la démocratie et des droits de l’Homme sont restreintes, de même que celles visant à discuter des politiques publiques. Quel que soit leur domaine d’intervention, les associations sont d’emblée suspectées d’agir contre le gouvernement et sont désormais considérées comme «agents de l’étranger».

Dans ce contexte, quels statuts légaux adoptent désormais les associations et les ONG en Russie ?
Interlegal, par exemple, est une fondation. Cela nous a permis de recevoir des fonds, russes et étrangers. Nombre d’associations ont fonctionné ainsi jusqu’en 2007. Mais, depuis le changement de législation que j’ai évoqué, beaucoup ont renoncé à tout statut officiel pour demeurer uniquement bénévoles. Elles ne peuvent plus recevoir ne serait-ce qu’un euro de l’extérieur, sous peine d’être qualifiées par les autorités d’«agents de l’étranger». Elles ne peuvent désormais recevoir d’argent que de personnes privées ou d’organisations enregistrées en Russie, ce qui restreint largement leur capacité à se faire entendre. Cela devient même dangereux de travailler directement avec des étrangers: l’ONG risque alors de subir une répression aléatoire venant des services de sécurité ou de la Procurature.

Les associations cherchent-elles à se regrouper, et qu’en est-il de l’activité des ONG étrangères en Russie ?
Il y a beaucoup d’alliances et de coalitions. Les ONG produisent ensemble des documents de travail pour lutter contre la répression ou la mauvaise image construite par les autorités à travers l’expression « agent de l’étranger ». Les associations peuvent être sanctionnées si elles critiquent l’action du gouvernement, cela commence par un blâme puis peut se traduire par une amende en cas de récidive. Si le contrevenant ne peut pas payer, l’association peut être contrainte à suspendre ses activités. Beaucoup ont décidé de quitter la Russie et de poursuivre leur activité depuis l’étranger. Mais des alliances s’organisent aussi, pour former un réseau d’entraide et payer les amendes de celles qui souhaitent rester. La solidarité est essentielle et omniprésente.
Récemment, une loi a créé le statut d’« association non-désirée », pendant « d’agent de l’étranger » pour les ONG étrangères. Transparency International en relève par exemple. Les autorités ont leur liste, qu’elles utilisent pour effrayer les organisations, au point que certaines se sont retirées. Celles qui restent savent qu’elles sont surveillées de près et que leurs membres peuvent être arrêtés à tout moment. Par exemple, des militants de Greenpeace ont été incarcérés quelques mois pour avoir protesté contre les explorations russes dans l’Arctique.

En quoi, à votre avis, la société civile russe se différencie-t-elle de celle qu’on peut voir en Europe de l’Ouest ?
Le niveau de développement n’est pas le même. Bien sûr, les gens sont les mêmes partout: certains sont manipulables, d’autres sont prêts à s’engager. C’est donc avant tout les conditions socio-politiques qui changent. En Europe de l’Ouest, les autorités sont prêtes à soutenir certains projets et à promouvoir des initiatives sociales, notamment dans le milieu estudiantin. En Russie, la seule option est de rejoindre le parti de Vladimir Poutine car les autres initiatives ne sont pas autorisées. Il n’y a pas de place pour l’initiative autre que celle dirigée par l’idéologie politique.

Peut-on néanmoins envisager un futur pour la société civile en Russie ?
Absolument! Elle existe, elle est bien vivante. Beaucoup d’associations travaillent, continuent de se développer et de trouver de nouveaux moyens de développement. Elles s’organisent en coalitions, participent à des opérations de crowdfunding et de levée de fonds. Avant, elles collectaient des millions par an, aujourd’hui elles les rassemblent en une semaine! Elles font aussi appel aux citoyens pour payer les amendes ou financer des programmes de formation. Les réseaux sociaux leur permettent d’accroître leur audience, même s’ils ne remplacent pas les mobilisations directes qui servent à se faire entendre auprès des autorités. C’est le cas des mobilisations pour la libération de militants, très utiles. Il y a donc toutes les raisons d’être optimiste !
Plus largement, les citoyens engagés doivent penser ce qu’ils font, réaffirmer ce qu’ils sont et redéfinir les raisons de leur engagement. Ils sont capables de se battre pour ce qu’ils croient, en commémorant la mort de B. Nemtsov par exemple, non seulement en Russie mais partout dans le monde. Il unit les gens, pour une raison dramatique et regrettable, bien au-delà de sa personne : il peut s’agir de la libération de militants, de l’intervention russe en Ukraine… Commémorer sa mort, c’est un prétexte pour faire part d’un engagement citoyen. Oui, la société civile est bien là et n’est pas prête d’abandonner ! D’ailleurs, en russe, Boris est un nom proche du verbe « se battre » : « Si tu crois en une chose, bats-toi pour elle ! »

* Master « Organisations Internationales » - Institut d’études politiques de Grenoble.

Vignette : photo Jérémy Delaplagne.

244x78