Environnement, société et hydrocarbures dans le Grand Nord russe

La révolution industrielle a été assurément une révolution énergétique dès lors que la consommation individuelle a été multipliée par neuf en deux siècles. L’insuffisance des ressources locales souvent, et la diffusion de l’usage du pétrole, plus calorifique mais aussi plus concentré spatialement, associées à l’essor des transports, ont conduit au développement de l’exploitation de ressources lointaines notamment dans l’Arctique au seuil géographique de la rentabilité. Les variations du prix du baril de brut se répercutent sur le tracé de cette ligne plongeant ces espaces de production limite dans un avenir toujours incertain. Le grand débat actuel de la société monde à propos de l’après pétrole a, dans ces contrées, le goût de l’inquiétude et de l’amer. 


La Russie, 1er producteur mondial de gaz et 2e pour le pétrole, a vu le centre de gravité de sa production migrer vers le nord depuis les années 1930. La production nationale est actuellement très concentrée spatialement dans le Grand Nord avec deux grandes régions productrices de part et d’autre de l’Oural.
A l’Ouest, le bassin de Timan-Petchora est exploité depuis 30-40 ans en République de Komis et depuis une vingtaine d’années dans l’Okroug autonome des Nenets plus au Nord. Au-delà, c’est l’immensité glacée de l’océan Arctique, la production pourrait y commencer demain dans le gisement super géant Chtokman, mais il faut un prix du baril fort élevé.
A l’Est, le bassin de l’Ob en Sibérie occidentale est exploité depuis 1964, pour le pétrole, et depuis les années 1980 pour le gaz, plus au Nord. Actuellement, des chantiers sont en cours dans la péninsule de Iamal et il existe des projets off-shore. Cette région produit l’essentiel du pétrole (68%) et du gaz (91%).

Rudesse et fragilité du milieu d’exploitation

Ainsi, l’extraction et l’acheminement de la ressource hautement polluante s’effectuent dans des milieux extrêmes qui causent un vieillissement rapide des infrastructures. L’hiver, le grand froid rend les métaux cassants, le pétrole devient visqueux et doit être chauffé pour le transport. Au printemps, les innombrables marécages rendent la maintenance délicate et certains sites sont inaccessibles. Or, il est notoire que, durant la Guerre froide, le matériel utilisé était souvent obsolète, les rythmes de construction effrénés et la main d’œuvre, allochtone, plus encline à dépasser les prévisions du plan que sensible à l’environnement local.
En outre, les écosystèmes (sub)arctiques présentent une immense vulnérabilité et une faible capacité d’autorégénération. Les marécages, de valeur considérée comme médiocre, ont été privilégiés pour les tracés des premiers pipelines. Or les marais présentent à la fois une exceptionnelle richesse floristique et une grande difficulté d’intervention. Les lichens peuvent nécessiter jusqu’à 30 ans pour repousser et un saule nain peut ici être vieux d’un siècle. Les périodes végétatives et de reproduction des animaux sont très courtes et l’activité microbactérienne est réduite. Une pollution peut ainsi avoir des effets cumulatifs dramatiques durant plusieurs décennies. De plus, le permafrost, autre aspect tout à fait spécifique de ces environnements, constitue une contrainte à l’aménagement. Or, il peut contenir jusqu’à 90% de glace et l’activité humaine peut provoquer sa fonte, laquelle génère, en retour, d’autres difficultés d’exploitation.
Les tubes traversent des terrains soumis au soulèvement gélival, processus connu, imputable à l’augmentation du volume de l’eau contenue dans le sol lors de l’engel. Il est responsable de buttes cryogéniques, reliefs ponctuels. Les perturbations anthropiques intensifient le processus par un facteur de 1,5 à 3. Au total, les pipes peuvent être soulevés, année après année, par effet de cric et ces déformations peuvent s’étendre sur 8 fois la longueur des reliefs naturels à noyau de glace. Inutile de souligner que ce processus fragilise l’infrastructure.


Butte cryogénique et pipeline © Yvette Vaguet

Lors du dégel, la fonte de la glace contenue dans les sols provoque un tassement du sol. Or, les installations humaines renforcent voire initient ce processus qui constitue un problème majeur en Sibérie du Nord. En effet, gaz et pétrole sont transportés chauds dans des pipes parfois enterrés. Autour de ceux-ci, un bulbe de dégel se développe année après année. Le premier stade s’exprime en surface par l’apparition d’eau stagnante et une modification des espèces végétales. Le pipeline devient peu à peu visible, souligné par une bande marécageuse où mousses et lichens font place à des formations de linaigrettes caractéristiques des marais.
Le conduit finit par «flotter» dans le sol liquéfié. La corrosion s’accélère alors. En Russie septentrionale, 400 km de gazoducs se trouvent en surface de telles dépressions. De plus, le conduit est dès lors exposé aux températures extrêmes qui peuvent générer des fissures de contraction thermique. En Arctique, des incidents surviennent souvent dès les premières années de mise en fonctionnement des pipes. Or, 30% des gazoducs russes ont plus de 20 ans.


Oléoduc flottant dans une dépression thermokarstique © Yvette Vaguet

Bifurcation des espaces de production

Les terres (sub)arctiques sont habitées par des peuples autochtones qui composent avec la nature et ont avec elle un rapport tout particulier. Le nomadisme permet d’alléger la pression sur ces écosystèmes fragiles dont la régénération est lente. Or, leur terre est parfois devenue un espace de production pour le système monde. Ces autochtones ont pu trouver quelque intérêt en la présence d’Européens mais, actuellement, les dommages causés à leurs terres ancestrales par l’activité industrielle ont dépassé un seuil qui met en péril leur subsistance. Après avoir été surtout observateurs du changement spatial, ils tentent aujourd’hui d’être plus acteurs vial’association RAIPON (Russian Association of Indigenous Peoples of the North, fondée en 1990).


Infrastructures de l’industrie d’extraction d’hydrocarbures, dommages environnementaux et coupures des espaces de transhumance des autochtones éleveurs de rennes © Yvette Vaguet

Dans l’Arctique russe, l’exploitation du sous-sol a été orchestrée par le pouvoir central et s’appuie sur des apports extérieurs importants qui ne sont pas sans perturber le système spatial régional. A ce titre, les flux migratoires sont emblématiques car l’exploitation implique un peuplement permanent sédentaire allochtone. Les villes de l’Arctique sont ainsi souvent des villes nouvelles issues de l’industrialisation soviétique. Par exemple, Novy-Ourengoï, ville trentenaire, compte plus de 100.000 habitants et Gazprom, le géant mondial du gaz, fournit 70% des emplois. La ville et l’entreprise se confondent; celle-ci se chargeant des infrastructures culturelles, sportives…


L’exploitation implique un bouleversement: la population autochtone et rurale devient minoritaire au profit des urbains allochtones, et les poids démographiques des sujets méridionaux et septentrionaux sont parfois inversés comme ici en Sibérie occidentale avec, du Sud au Nord : Oblast de Tioumen (TO), Okroug Autonome des Khantys-Mansis (KMAO) et de Iamalo-Nenets (INAO).

L’implosion du bloc soviétique a débouché sur une crise socio-économique particulièrement aiguë dans le Grand Nord. Ces contrées productrices y font figures d’oasis qui échappent, au moins en partie, à ce sinistre destin. Les IDH y sont parmi les plus élevés du pays, les salaires aussi –quoique compensés par des coûts de la vie élevés-, et les flux migratoires peuvent demeurer positifs, comme c’est le cas de la plaine de l’Ob. Néanmoins, le système de recours aux équipes de travail par rotation sur des périodes de 2-3 mois se répand, surtout pour les nouveaux sites d’exploitation.
La transition vers l’activité extractive marque l’étouffement des sociétés traditionnelles vivant de la chasse, de la cueillette et de l’élevage extensif. Les tensions sont inévitables. Elles portent évidemment sur les conflits d’usage des terres mais aussi sur la difficulté de faire co-exister deux communautés avec deux systèmes spatiaux très différents. Le plus ancien est quasi-fermé, fondé sur une ruralité et un mode de vie nomade. Le second, plus récent, fondé sur une activité industrielle avec une population urbaine allochtone, est ancré dans le système monde et évolue au rythme des fluctuations du marché mondial de l’énergie. Que le prix du baril de pétrole chute et les projets d’extraction plus septentrionaux sont ajournés, la population des centres urbains baisse.

Ainsi, la question de la durabilité de ce développement se pose ici en des termes aigus. En effet, ces espaces sont au seuil de la rentabilité en terme de coûts environnementaux et humains dans ces milieux extrêmes. Alors que nous avons été témoins, cet été 2008, d’une envolée des cours du brut, qu’on annonçait bientôt à 200 dollars le baril, suivie immédiatement d’une chute brutale à 50 dollars cet automne, la question du devenir de ces villes est plus que jamais pertinente. Conformément au dicton «le meilleur est ailleurs», les allochtones ne sont jamais que de passage en quête d’une meilleure situation (logement, salaire). La population est fluide (60% des résidents restent moins de 5 ans dans l’Okroug de Iamalo Nenets) ce qui entrave le processus d’appropriation de l’espace et exacerbe le mal-être urbain. Que seront devenus ces espaces en 2050? Des espaces ruraux fragiles, souillés et abandonnés, des villes fantômes témoins de l’apogée des hydrocarbures devenus dépassés? Ou des espaces toujours cruciaux pour l’approvisionnement énergétique du système monde, avec une activité étendue à l’océan Arctique ou passera alors la nouvelle route maritime du Nord-Est?

Bibliographie
AMAP (Arctic Monitoring and Assesment Programme) Report, Arctic Pollution Issues: A State of The Arctic Envrionment Report, 1997.
Yvette Marchand-Vaguet, «La conquête des hydrocarbures en Sibérie occidentale, le modèle centre-péripérie revisité», L’Espace Géographique, n°2, 2005, pp.145-159.
Yvette Marchand-Vaguet, «Hydrocarbures, environnement et télédétection dans le domaine polaire russe», Géocarrefour, vol.74, n°3, 1999, pp.267-275.
Yvette Vaguet, Les hydrocarbures, les villes et les hommes dans le nord-ouest sibérien, Festival International de Saint-Dié des Vosges, 2007.
Gregory Vilchek, «Environmental Impact of Oil and Gas Development» in Maria Shahgedanova, Physical geography of Northern Eurasia, Oxford University Press, 2003.
Agnessa Nikolaïevna Zaitseva, «La population de la province de Tioumen au 20e siècle», Espace Social, vol.20, n° 5-6, pp.65-70 (en russe), 2002.

* Yvette Vaguet est maître de Conférences, Département de Géographie, UMR IDEES - équipe MTG, Université de Rouen.