Faust: le nouveau visage de la Russie selon Sokourov

En août prochain, l’équipe d’Alexandre Sokourov investira les châteaux de Bohème pour le tournage de Faust, ultime volet d’un cycle de films sur le pouvoir et la folie humaine, commencé en 1999, avec Moloch, portrait fictionnel d’Adolf Hitler. Considéré comme le plus grand cinéaste russe vivant, le réalisateur exalte dans ses œuvres les «valeurs russes», ce qui vaut absolution pour ses prises de positions parfois dérangeantes.


Avec son «ami» Nikita Mikhalkov, Alexandre Nikolaïevitch Sokourov, comptant près d’une quarantaine d’œuvres à sa filmographie, est aujourd’hui le cinéaste russe le plus connu dans le monde. Virtuose de la mise en scène et des techniques cinématographiques, il avait, en 2002, fait sensation avec L’Arche russe, film-prodige retraçant toute l’histoire de la Russie à travers les salles du Musée de l’Hermitage: un seul plan-séquence animé par des personnages historiques sortis des œuvres du musée et tourné, selon la légende, en une seule prise de 90 minutes.

Cette recherche de la prouesse et de la perfection a souvent valu à Alexandre Sokourov d’être taxé de formaliste. En son temps, Goskino, bureau national du cinéma soviétique, lui reproche d’œuvrer contre le communisme pour cette raison, et la direction de l’Institut national de cinématographie de Moscou (MGIK) avait refusé son film de fin d’études, La Voix solitaire de l’Homme(1978). Alexandre Sokourov doit son salut à Andreï Tarkovski, qui, après des années d’exil et de censure, soutient le talentueux jeune cinéaste et lui permet d’entrer à Lenfilm, le grand studio de Saint-Pétersbourg. Ses films sont diffusés à partir de la perestroïka. En 1995, il figure sur la liste des cent plus grands metteurs en scène du monde, selon l’Académie cinématographique européenne. En 2007, son film Alexandra est acclamé par la critique lors du 60e Festival de Cannes.

Sokourov est un explorateur insatiable de l’image et de ses possibilités narratives. Mais c’est bien de notre monde et de sa complexité, qu’il nous parle. Marqué à jamais par ses rapports chaotiques avec le pouvoir soviétique, Sokourov tient de sa trajectoire personnelle un goût pour les sujets politiques et historiques, et une certaine radicalité artistique qui lui valent encore quelques ennemis de nos jours au sein de l’intelligentsia puritaine. «L’approche de son œuvre est parfois déviée», constate Anne Imbert, qui a réalisé un documentaire, télédiffusé en 2009, Alexandre Sokourov, questions de cinéma (Fasproduction), pour les besoins duquel elle s’est longuement entretenue avec le cinéaste, dans sa maison de Saint-Pétersbourg. «Le film Mère et fils (1998) a été attaqué comme un film incestueux. Quant à Père et fils (2003), on y a vu un film sur les homosexuels… C’est très réducteur. Contrairement à ce qu’en écrivent certains critiques, la plume trempée dans l’encre de l’idéologie, Sokourov est avant tout un grand créateur qui s’intéresse à l’humain, hors des sentiers battus».

Des positions politiques qui dérangent

«Sokourov est aujourd’hui très connu en Russie, même en dehors des milieux cinéphiles et même si ses positions politiques lui valent souvent des ennuis», poursuit la réalisatrice. «Militant actif pour la sauvegarde du patrimoine de Saint-Pétersbourg, il a créé un comité pour défendre l’héritage architectural, qui a été massacré ces dernières années par les promoteurs immobiliers, et pour sauvegarder les quartiers populaires, dont les habitants sont chassés par les spéculateurs. Il est très lucide sur le développement de la société et de l’économie russe.»

La reconnaissance nationale et internationale donne aujourd’hui à Alexandre Sokourov la liberté d’aborder frontalement le thème épineux du pouvoir. Depuis la sortie en 1999 de Moloch, son film sur la décadence du IIIe Reich et les derniers jours d’Adolph Hitler, sa Trilogie totalitaire a brossé le portrait, remodelé par la fiction, de personnages historiques du XXe siècle, pris dans la pesanteur de l’Histoire et dans la folie que génère le pouvoir absolu. Dans Taurus (2000), il mettait en scène Lénine et Staline tandis que dans l’ambiance apocalyptique du Soleil (2004), le dernier empereur du Japon, HiroHito, renonçait au pouvoir en même temps qu’au dogme millénaire de son ascendance divine, au cours de la dernière journée de sa vie.

Le soutien personnel de Vladimir Poutine

Quatrième film sur le thème du pouvoir et des forces obscures qu’il met en œuvre dans l’âme humaine, Faust sera une «conclusion» à cette Trilogie. Sokourov s’intéresse cette fois-ci à un personnage légendaire qui, selon la tradition germanique, vend son âme au diable, en échange de la connaissance et du savoir. S’appuyant sur les œuvres de Goethe et de Thomas Mann, le Faust de Sokourov ambitionne de rassembler les thèmes développés dans ses trois précédents films, pour explorer encore plus avant la face cachée de l’être humain. C’est ce qu’explique le producteur Andreï Sigle: «Le film ne se réfère pas à des événements contemporains particuliers. Il se déroule au début du XIXe siècle, mais il poursuit la réflexion de Sokourov dans sa tentative de comprendre l’homme et les forces intérieures qui l’animent».

Faust sera tourné en août 2009, en République tchèque, en studio et dans les décors authentiques des châteaux de Bohème, avec des acteurs allemands. Quelques scènes seront également tournées en Islande, et peut-être au Vatican. Le budget du film, produit par la société Proline Film, basée à Saint-Pétersbourg, s’élève à 8 millions d’euros, et a bénéficié de l’aide du Fonds de soutien aux Mass Médias de Russie, alimenté par des banques privées. Le soutien personnel de Vladimir Poutine a contribué à l’élaboration du budget. «Nous avons rencontré Poutine à Dresde, en décembre, et il nous a personnellement aidés à trouver les financements grâce à un fonds privé», indique Andreï Sigle. «Le film est un grand projet culturel russe et, pour Poutine, c’est important. Il a compris que ce film pouvait permettre de favoriser la compréhension de la mentalité russe et de promouvoir l’intégration des cultures russe et européenne. La Russie n’est pas seulement un pouvoir militaire ou un pouvoir pétrolier ou gazier. Elle a un héritage culturel énorme et le film peut aider les peuples d’Europe à mieux cerner son visage».

Le chantre de la Russie

A travers Faust, Sokourov souhaite promouvoir des valeurs culturelles russes. Car le cinéaste est aussi le chantre de la grandeur de son pays, qu’il a récemment célébré dans son Dialogue avec Soljenitsyne, mais aussi dans ses nombreuses ElégiesElégie paysanneElégie de PétersbourgElégie de Moscou, au total une douzaine de films qui, entre le documentaire et la fiction, depuis plus de vingt ans, révèlent son amour pour les paysages russes, les campagnes et les villes, pour la tournure d’esprit de ses compatriotes, à la fois très concrète et très reconnaissante envers la nature, le vent, les buissons, l’eau, la vie… Et surtout, son admiration pour ce peuple de courage: «Les Russes sont capables de supporter les plus lourds fardeaux et de résister opiniâtrement, comme ils l’ont fait contre les nazis lors du blocus de Leningrad», estime le cinéaste dans le documentaire d’Anne Imbert. Sans doute, ces accents patriotiques lui valent d’être pardonné pour sa manière, sans concession, de disséquer le pouvoir et de regarder ses contemporains. «Dans leur quotidien, les Russes sont souvent confrontés à l’humiliation», indique le cinéaste dans le documentaire d’Anne Imbert. «J’ai personnellement fait l’expérience de la façon dont les gens de pouvoir savent vous humilier dans notre pays. Or, il n’y a aucune compassion, du moins pas autant que ce que les Russes pourraient en donner... Chez nous, l’individu seul, l’homme, ne compte pas…»

Par Marie-Anne SORBA

Photo : extrait du Soleil