Géorgie : Outsnobi, ou l’engagement politique en chantant

Guiorgui (Guia) Gatchétchiladzé est une véritable star en Géorgie. Connu pour son activité principale de chanteur pop, il se met en scène masqué et affublé du pseudonyme d'Outsnobi, « l'Inconnu ». Son rap rocailleux est émaillé d'éléments musicaux issus du folklore géorgien. La quarantaine assumée, Outsnobi rassemble les foules lors de ses concerts très attendus et, marqueur du succès à notre époque, ses clips sont pratiquement tous visibles sur Internet.


photo du chanteur pop OutsnobiOutsnobi est aussi connu pour être le frère de Lévan Gatchétchiladzé, homme d'affaires ayant fait fortune dans le vin (société GWS), leader d'un mouvement politique d'opposition. Lévan fut le principal candidat de l'opposition (il portait le n°5, chaque candidat étant porteur d’un chiffre) lors de la dernière élection présidentielle géorgienne, en janvier 2008, et reste aujourd'hui l'une des figures incontournables de l'opposition dite radicale qui manifeste quotidiennement depuis deux mois dans les rues de Tbilissi, la capitale.

L’engagement politique d'Outsnobi est lié à celui de son frère. Ainsi, en 2007, le chanteur commet un clip qui fait sensation : Dedaena met en scène un Saakachvili en Néron despotique, sacrifiant l’identité géorgienne sur l’autel de l'amitié invasive des Etats-Unis. Le 15 novembre 2007, ce clip est interdit à la télévision sur un coup de fil du gouvernement. Rien de mieux pour lui assurer sa campagne de pub...

Outsnobi est aussi un homme d’affaires et de famille. Il a co-fondé avec son frère une radio qui porte son nom et dont il possédait jusque récemment 51 % des capitaux. Mais, les deux frères ont dû revendre leurs parts pour effacer les dettes de Lévan Gatchétchiladzé consécutives à sa campagne électorale.

Un « prisonnier politique » très médiatique

Enfin, Outsnobi a vu tout récemment sa popularité exploser grâce à une émission de télé-réalité d'un genre nouveau, diffusée tous les jours sur la chaîne indépendante Maestro. Son show, intitulé « Cellule n°5 », met en scène le chanteur dans un décor de cellule de prison. Celle-ci figure la Géorgie de Saakachvili, président honni du chanteur engagé ; le numéro 5 est un clin d'œil à la candidature de son frère... Sa haine viscérale pour le héros de la Révolution de la Rose trouve ses racines dans la répression violente des manifestations d'octobre 2007, et a été renforcée par la guerre de cinq jours perdue contre la Russie en août 2008. Dans sa cellule, où Outsnobi compte rester jusqu'à la démission de l'«ennemi» de la Géorgie, sont affichées des photos représentent Saakachvili en Hitler. Humour potache ou populisme ravageur ?

Le principe de l'émission est simplissime : le « prisonnier » de la cellule n°5 soliloque face à quatre caméras fixes inquisitrices, surnommées Micha (Saakachvili), Vladimir (Poutine), Vano (Mérabichvili, le ministre géorgien de l’Intérieur) et Obama. Lors de directs parfois longs de plusieurs heures, il reçoit et débat avec des invités « people », universitaires ou politiques de tous horizons. Le show est ainsi une émission politique critique et souvent populiste, pleine de mauvaise foi et de coups de gueule, théâtrale et humoristique, entièrement axée contre la politique gouvernementale. Il semblerait que Mikhéil Saakachvili lui-même regarde cette émission détonante pour le PAF géorgien. Et, malgré les récriminations de l'Inconnu le plus médiatique du pays, le succès de ce spectacle comme son existence prouvent que la liberté de parole existe en Géorgie, même si elle reste circonscrite à la capitale. Toutefois, si Maestro n’émet que dans les environs de la capitale, elle est gratuitement consultable sur le Net.

Un engagement combattif

En avril 2009, lorsque son frère Lévan et ses collègues de l'opposition l'appellent à manifester contre le gouvernement accusé de tous les maux, Outsnobi leur apporte un soutien de taille sous la forme de concerts et d'apparitions galvanisantes sur scène, toujours dans une cellule. Rapidement, l'idée d'assiéger les bâtiments stratégiques (ministères, TV d'Etat, Parlement) se traduit par des « happenings » très médiatiques. Des tentes cubiques surnommées « cellules » sont plantées face au Parlement ou à la Chancellerie. Le show populaire d'Outsnobi sert ainsi la «cause» d’une opposition en mal d'inspiration pour faire valoir son unique revendication: la démission du président Saakachvili, pourtant démocratiquement élu avec 53 % des voix au début de 2008. Le chanteur fait des apparitions pour des « concerts de protestation » en province (Batoumi, Poti, Koutaïssi) et dans la capitale, dont le concert alternatif à l'Eurovision 2009 (Moscou), compétition lors de laquelle la Géorgie n'a pu présenter son candidat trop politisé. La chanson « We don’t wanna put in » présentée par groupe pop Stephane & his 3G a été rejetée du fait du jeu de mot avec le nom du Premier ministre russe Vladimir Poutine. Absente de l’Eurovision, la Géorgie a néanmoins tenu à montrer de quoi elle était capable en accueillant le contre-concert Altervision à Tbilissi, le même jour.

L'intervention la plus spectaculaire à ce jour de ce « prisonnier du Caucase » particulier a lieu le 6 mai 2009 en direct de son émission: à l'annonce de l'arrestation de trois jeunes manifestants pour « violence délibérée contre un journaliste sans défense », le chanteur sort de sa « cellule » en furie pour prendre d'assaut le centre de la police où sont détenus, et peut-être battus, les trois jeunes inculpés. Toute la nuit, une foule nombreuse et très remontée, rapidement rejointe par certains leaders de l'opposition, encercle le poste de police. Enragé, Outsnobi tente de percer les rangs des policiers qui protègent leur bâtiment, suivi de quelques têtes brûlées. Cette folie s'achève par des bleus et quelques hospitalisations pour contusions légères, dont celle de la star, admis en réanimation à l’hôpital pour côtes cassées et plaies diverses. Le lendemain, sur insistance du Patriarche géorgien et par souci de retour au calme de la part des autorités, les trois jeunes seront libérés. Le chanteur s'en félicite et souligne la médiation indispensable du chef de l'Eglise.

Mélange de show et de foi

L'engagement politique d'Outsnobi est à mettre en relation à sa foi, viscérale et démonstrative. Les fêtes religieuses sont pour lui l’occasion de se recueillir dans des monastères, et les couloirs de la chaîne Maestro attenants à sa cellule sont recouverts d’icônes orthodoxes. Le chanteur engagé ne cache pas son profond respect pour le chef de l'Eglise orthodoxe géorgienne, le patriarche Ilia II. Il l'a rencontré à plusieurs reprises, et ces entrevues le confortent à chaque fois dans son choix d'être un opposant radical, alors qu’officiellement, le Patriarche ne s’est jamais prononcé en faveur de telle ou telle force politique.

Ainsi, lorsqu'il veut prendre à bras le corps le problème des régions géorgiennes délaissées des médias et des politiciens, il part dans l’ouest du pays, tel un apôtre et accompagné d’une icône de la Vierge, pour mobiliser la population en donnant des concerts. Toutefois, le 26 mai dernier, jour de la fête nationale, alors que les partis d'opposition comptaient organiser un défilé civil sur l'avenue principale de Tbilissi, Outsnobi a appelé, contre toute attente, la foule à se rassembler autour de la cathédrale de la Trinité où, à l'en croire, le Patriarche aurait dû prononcer un discours galvaniseur et anti-Saakachvili. A sa grande surprise, le Patriarche n'est pas entré dans la polémique et a enjoint les opposants et le gouvernement à dialoguer pour sortir rapidement le pays de la crise. La déception des opposants a été énorme. Écœuré, Outsnobi est retourné dans sa cellule-Potemkine d’où il a accusé le gouvernement d'avoir manipulé le patriarche.

Malgré tout, les manifestations se poursuivent, et si les tentes-cellules disparaissent progressivement des rues de Tbilissi, l'émission demeure incontournable, tel un baromètre de la liberté d'expression et de la tolérance du gouvernement envers ses détracteurs les plus virulents qui y défilent. Outsnobi serait ainsi le « prisonnier politique » le plus populaire de Géorgie. Mais sera-t-il capable, le cas échéant, de tenir dans sa cellule jusqu'à la prochaine élection présidentielle, prévue en 2012 ?

Sources principales:
Bizzone,
Civil Georgia,
Georgia Online,
Kommersant,
www.humanrights.ge,
Center for journalism in extreme situation (www.cjes.ru/files/bulletins/dang/2007/dang_cis_en_46.doc?PHPSESSID=81807b857447aa29018dd1f97c9244a9) 

Pour visionner des clips de Oustnobi :
http://www.youtube.com/watch?v=m4cNhHhG5fc (Dedaena)
http://www.youtube.com/watch?v=9_pGhbw4Vk0&feature=related (Matarebeli)
http://www.youtube.com/watch?v=hCvPHj7L9FA (Qvekanashia Ferebi Muqi)

* Docteure de l’INALCO