La ville de Tchiatoura, au nord-est de la Géorgie, n’existe que pour et par ses mines de manganèse. Elles sont sa raison d’être, son histoire et sa fierté portée au niveau national depuis plus d’un siècle. La ville est le symbole de la Géorgie industrielle, et demeure jusqu’à présent un thermomètre des conditions de travail en Géorgie.
Le 15 octobre 2012, près de 3 700 mineurs de la société Georgian Manganese Holding se mettent en grève, réclamant une révision de leurs salaires, selon eux scandaleusement bas. Cet appel à la grève est lancé deux semaines après les législatives qui ont vu la victoire du parti de l’opposition le Rêve géorgien, rappelant ainsi aux députés nouvellement élus et au gouvernement récemment nommé à sa suite que les ouvriers ne vivent pas au rythme de la Géorgie futuriste du Président Mikhéil Saakachvili.
Des conditions de travail extrêmes
Les conditions de travail de ces mineurs rappellent les pages sombres d’un passé que l’on pensait révolu. Visiter les mines de Tchiatoura revient à opérer un saut dans le XIXe siècle : les locaux sombres, vétustes et même dangereux évoquent les décors de Germinal d’Emile Zola, le misérabilisme remis au goût du jour. Les locaux, décrépis depuis des décennies, tiennent plus de l’entrepôt désaffecté que du lieu de vie professionnel. L’eau et l’électricité sont présentes, mais les conditions d'accès sont scandaleuses, voire même dangereuses. En outre, les ouvriers doivent souvent apporter leurs propres outils, ou manipuler des instruments obsolètes. Les mineurs disent faire des heures supplémentaires rarement payées et devoir remplir des plans toujours plus lourds. Les salaires mensuels s’échelonnent de 100 à 300 dollars, les ouvriers en demandent le double.
Autre détail parmi les plus frappants, celui de la «cantine»: les ouvriers se voient remettre à l'heure de chaque déjeuner une miche de pain, deux œufs durs et une boîte de fromage blanc, souvent à partager à deux. Mais ce point n’est pas à l’ordre du jour de leur grève. Les mineurs et ouvriers de Tchiatoura ont préféré mettre l’accent sur le plus urgent: une hausse de leurs salaires, des outils adaptés et un environnement sécurisé ainsi que plusieurs autres droits à accorder ou réformer. Autant dire: la lune.
Des négociations dans l’impasse
Des investisseurs ukrainiens ont acquis les mines de la Georgian Manganese Holding au moment de leur privatisation, en 2006. Les mines ont alors de nouveau été exploitées après quelques années d’abandon, ce qui, aux yeux des habitants de Tchiatoura, fut une aubaine. Dans le contexte d’une Géorgie économiquement sinistrée, leur région se mettait à employer, l’économie locale était relancée. Or, ce développement a généré de nombreux problèmes d’ordre aussi bien sociaux et économiques qu’écologiques (pollution de l'air et des terres, risques d'affaissement qui pèsent sur les terres au-dessus des mines).
Une fois la grève déclarée, la société mère a dépêché sur place un représentant, qui s’est entretenu avec deux députés fraîchement élus avant de rencontrer les grévistes. Ces entrevues n’ont toutefois rien donné, les hausses de salaires ayant été rejetées ou minimisées (10%, puis 30% de hausse), pour cause de « crise mondiale ». Quant aux députés présents, privés de marge de manœuvre dans le cadre de la constitution en cours des nouvelles commissions parlementaires, ils se sont limités à prier les ouvriers d’attendre. Ces discours n’ont pas convaincu la foule, qui a alors déclaré son intention de poursuivre la grève. Pour accélérer le mouvement, une poignée de mineurs est même descendue dans l’une des mines pour y entamer une grève de la faim.
Des mouvements sociaux encore trop faibles
Malgré ce bras de fer mal engagé, la «chance» des grévistes réside dans le calendrier politique: la juriste Tina Khidasheli, nouvelle députée et épouse du président du Parlement -deuxième homme de l'État géorgien après le Président- s’est rendue à Tchiatoura lors des grèves, pour les « négociations » avec le représentant ukrainien de l’entreprise. Beaucoup voient dans sa présence un signe tangible de l’intérêt que les législateurs portent à ce dossier. En outre, le Parlement a assuré qu’il étudierait la question de Tchiatoura et de son audit. Ceci étant dit, aucune date n’a été proposée, ni aucune promesse chiffrée.
D’une manière générale, les grèves qui frappent Tchiatoura sont, de toutes celles menées par les travailleurs d’autres entreprises privées ou publiques, les plus massives et les plus longues de cette année 2012 en Géorgie. Les ouvriers de l’usine d’eau minérale de Borjomi comme les cheminots des chemins de fer géorgiens ou les employés de l’entreprise d’électricité Telasi ont cédé ou sont retournés au travail à la suite des promesses salariales de leurs responsables. Pour chacune de ces entreprises, on retrouve le même scénario: des travailleurs, accablés, se mobilisent sans réelle organisation ni connaissance des autres mouvements dans le pays, réclament des droits modestes, sans représentant syndical attitré, et se résolvent à attendre que les promesses se concrétisent.
Réformer le Code du travail, une nécessité
Ces mouvements désordonnés, éphémères et bien souvent sans lendemain posent deux questions. D’une part, force est de s’inquiéter de la non visibilité des syndicats au premier plan des grèves et des revendications. Il en existe bien, mais leur rôle est réduit à n’apparaître qu’en décor des mouvements sociaux –les ouvriers de Tchiatoura avouent se méfier de ces syndicats « attirés uniquement par l’appât du gain et notoirement incompétents »[1]. Autre explication, toute tentative d’en constituer un est rapidement mise en échec par les règlements intérieurs, soutenus par des lois défavorables à toute organisation du travail. L'exemple du syndicat des dockers de Poti, anéanti par les autorités du port en 2007 à l'occasion de licenciements ciblés et massifs et de harcèlements au travail sans égard pour les lois internationales, est connu (d'autant que ce cas est actuellement instruit à la Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg). Un nouveau syndicat de dockers n'a revu le jour qu'en octobre 2012, déclarant presque immédiatement la grève pour appuyer ses demandes salariales et de mise aux normes sécuritaires de leur environnement: des demandes qui rejoignent celles des mineurs et de bien d'autres travailleurs en Géorgie. Signalons, enfin, que la Confédération des syndicats de Géorgie (GTUC) a rapidement affiché sa solidarité avec les grévistes.
L’absence ou la faiblesse des syndicats s’explique en partie par le Code du travail géorgien. Pays douloureusement émergent, la Géorgie se veut un paradis pour investisseurs. Elle est en effet parvenue à se classer parmi les meilleurs dans le classement Doing Business, grâce à sa politique économique ultra-libérale (impulsée à la révolution des roses dès 2004), imposant des droits avantageux aux entrepreneurs, contrairement aux employés, corvéables et aisément jetables. Cette situation a inquiété l'Organisation internationale du travail (OIT), la Confédération syndicale internationale, de même que le Rapporteur spécial des Nations unies sur les droits à la liberté de réunion pacifique et d'association[2] qui affirment que la Géorgie a encore des progrès à faire en matière de droits du travail. De fait, l’actuel Code du travail n’est pas favorable aux activités syndicales et aux négociations salariales bilatérales. Le Rapport CSI 2012 sur les violations des droits syndicaux dans le monde déclare en termes durs que « La Géorgie est devenue le pays d’Europe avec le pire historique en matière de droits des travailleuses et des travailleurs »[3]. Les grévistes géorgiens savent donc que leurs chances de voir leur situation s’améliorer passe par des actions d’éclat et/ou de longue haleine…
Pères grévistes et fils étudiants côte à côte
Pour sortir de ce qui peut devenir une impasse sociale, outre l’espoir d’attirer l’attention du nouveau gouvernement et du nouveau Parlement, les mineurs et les ouvriers de Tchiatoura cherchent à attirer davantage l’intérêt des médias. Coïncidence ou air du temps, plusieurs autres grèves ont éclaté ici et là dans le pays. Parmi celles qui pourraient peser dans le débat social qui peine à s’imposer, outre les dockers de la ville portuaire de Poti, les ouvriers métallurgistes de Zestaphoni ont déclaré un préavis de grève pour le 1er novembre. D’autres pourraient suivre. Entre-temps, le nouveau Premier ministre Bidzina Ivanichvili, ancien chef d’entreprise et oligarque récemment nommé, a déclaré comprendre certaines revendications mais, selon lui, les grèves devaient se dérouler en accord avec le Code du travail tout en n’entravant pas les intérêts des investisseurs. Ce discours n’a pas rassuré les grévistes, qui ne voient rien de concret se profiler.
Par ailleurs, ces mouvements au départ très circonscrits et peu médiatisés ont attiré l’attention des bouillonnantes organisations étudiantes de Tbilissi. Ainsi, Laboratoire 1918, très active et de tous les fronts sociaux, a rassemblé ses «troupes» à Tchiatoura, dans les mines mêmes, et devant le Parlement à Koutaïssi, emmenant dans leur joyeux sillage les médias friands de leurs affiches et de leurs discours gauchistes, en contraste total avec la politique en cours en Géorgie. « Cette génération, celle de nos pères, se bat pour nos droits, a déclaré l’un d’eux, car quand on se retrouvera sur le marché du travail, nous ferons à notre tour face à des conditions dignes de l’esclavage » ! À Tbilissi, pas en reste, d’autres petites organisations se sont à leur tour déclarées solidaires des ouvriers, sous le slogan «Pas des esclaves, des travailleurs!». Tous ces jeunes ont en tête le fort taux de chômage en Géorgie (qui oscille entre 30 et 60 % selon les sources) et, plus concrètement, tous connaissent les bourses informelles du travail, ces places où les chômeurs attendent, leurs outils à la main et une affichette sur la poitrine qui liste leurs compétences. Tous espèrent ardemment que les nouveaux représentants du peuple entendront la détresse des mineurs de Tchiatoura, mais aussi, plus largement, des travailleurs géorgiens.
En attendant, beaucoup de commerçants de Tchiatoura se sont déclarés solidaires du mouvement, ne serait-ce que parce qu’ils ont perdu le gros de leur clientèle, insolvable ou endettée… L’inquiétude monte parmi les organisateurs de ce mouvement, qui craignent pour leur poste et pour l’avenir de ces grèves. Enfin, le gouvernement a fait savoir que les caisses étaient vides (accusant le précédent gouvernement de dépenses obscures et inconsidérées). De ce fait, les projets sociaux prioritaires concerneraient en premier lieu les réfugiés, soit les plus démunis selon leur échelle de valeur. La réforme du Code du travail, tant désirée par les employés comme par des juristes spécialistes, pourrait au final rester lettre morte, par égard aux investisseurs, véritables moteurs de la fragile économie géorgienne, et par nécessité budgétaire.
Notes:
[1] Entretien avec un ouvrier de la mine, 18 octobre 2012.
[2] http://www.un.org/
[3] http://survey.ituc-csi.org/
Autres sources : Liberali, Ekho Kavkaza, News Georgia, Apsny.ge, Bizzone.info.
Vignette : Manifestation à la mine de Tchiatoura, Giorgi Gogua, 18 octobre 2012.