Géorgie : élections législatives sur fond de guerre voisine

Les élections législatives qui vont se dérouler le 31 octobre prochain en Géorgie seront les cinquièmes organisées depuis la Révolution des roses de fin 2003. Le précédent scrutin, en 2016, avait été salué, notamment par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), comme une progression notable vers l’État de droit, malgré son contexte dramatisé par la conquête du pouvoir. L’arrière-plan des élections de 2020, lui, est marqué par des événements dont l’origine est extérieure, à savoir la pandémie de Covid-19 et le conflit du Haut Karabagh.


Le Parlement à TbilissiLes élections législatives du 31 octobre s’inscrivent dans un processus constitutionnel entamé en 2012 avec l’aval des partis de gouvernement, le Mouvement national uni (Mikheil Saakachvili) et le Rêve géorgien (Bidzina Ivanichvili) et devant s’achever en 2024, avec le passage progressif d’un régime présidentiel à un régime parlementaire.

Un environnement national en continuité

À compter de 2024 le Président de la République sera élu au suffrage indirect et exercera des fonctions honorifiques, tandis que le Premier ministre sera élu par le Parlement et exercera pleinement le pouvoir exécutif.

Le Parlement géorgien a vu se succéder deux législatures favorables au Mouvement national uni (2004-2008 et 2008-2012) puis deux au Rêve géorgien (2012-2016 et 2016-2020). Si ces deux partis s’opposent par la personnalité de leur chef de file respectif et par leurs méthodes, ils défendent toutefois des politiques étrangères presque similaires (priorité donnée à l’association à l’Union européenne et à l’OTAN), le Rêve géorgien manifestant sans doute une moindre agressivité vis-à-vis de la Russie.

Sur la scène intérieure, les deux formations enregistrent des résultats assez similaires, reflétés par un mélange de résultats économiques satisfaisants (croissance du PIB, développement du tourisme, maintien des flux d’investissements étrangers, hausse des exportations…) et de contre-perfomances (déficit structurel de la balance commerciale, dévaluation de la monnaie nationale, taux de chômage élevé, émigration massive…)(1)

L’un des succès marquants de l’actuel Premier ministre – et ancien ministre de l’Intérieur –, Giorgi Gakharia, a été la conduite du pays lors de la crise sanitaire provoquée par la pandémie de Covid-19 : il a en effet rapidement opté pour des mesures de couvre-feu ou de confinement partiels ou généralisés selon les périodes, pour la fermeture des frontières, l’arrêt des vols internationaux et la mobilisation des forces de sécurité, dont l’armée. Il s’est heurté parfois à l’opposition de l’Église orthodoxe de Géorgie, réticente à renoncer même temporairement à la pratique des cérémonies religieuses. Le 20 octobre 2020, la Géorgie enregistrait 43 décès par million d’habitants (contre 62 pour l’Azerbaïdjan, 112 pour la Turquie, 171 pour la Russie, 378 pour l’Arménie et 519 pour la France)(2).

L’autre grand succès du Rêve géorgien aurait pu être le développement du tourisme (7,2 millions de voyageurs internationaux en 2018, essentiellement régionaux – Russie, Turquie, Azerbaïdjan, Arménie –, générant un chiffre d’affaires de 2 Mds€). Mais la crise sanitaire mondiale a mis un coup d’arrêt à cette montée en puissance en 2020(3).

Enfin l’une des plus grandes difficultés rencontrées par le gouvernement est liée à la poursuite de l’émigration économique. Les diasporas récentes géorgiennes à l’étranger (probablement plus de 2 millions de personnes) ont d’ailleurs acquis un poids qui pourrait rendre leur participation et leur vote significatif pour le scrutin du 31 octobre.

Un environnement régional contrasté

En matière de commerce extérieur, la Russie, la Turquie et l’Azerbaïdjan demeurent les principaux partenaires économiques de la Géorgie ; selon les années, la Chine se classe deuxième ou troisième fournisseur de la Géorgie.

Avec la Russie, l’insatisfaisant statu quo en Abkhazie et dans la région de Tskhinvali (Ossétie du Sud) est émaillé d’incidents réguliers, les citoyens d’ethnie géorgienne résidant sur ces territoires étant fréquemment empêchés par les garde-frontières russes de franchir les limites administratives de ces régions occupées, voire arrêtés et ainsi privés de l’accueil sanitaire des autorités de Tbilissi en cas de maladie. Selon les autorités géorgiennes, les autorités ossètes et russes n’ont de cesse de grignoter les limites de ces entités afin d’empiéter sur le reste du territoire géorgien. Si les relations russo-géorgiennes n’ont pas empiré depuis 2012, elles ne s’améliorent pas non plus (on note une multiplication des cyberattaques perpétrées en Géorgie) et les négociations de Genève piétinent. Le Rêve géorgien n’a pas plus avancé sur ce dossier que le Mouvement national uni.

Avec la Turquie, investisseur notable mais surtout plate-forme d’échanges commerciaux de la Géorgie avec le reste du monde (biens, transit de gaz et de pétrole vers l’Europe, tourisme turc), les relations économiques et diplomatiques sont normalisées. La nouvelle Route de la soie (BRI) promue par Ankara dans la région est soutenue unanimement par le Rêve géorgien et le Mouvement national uni. Le projet de port en eau profonde d’Anaklia sur la mer Noire, qui permettrait d’accueillir les porte-conteneurs chinois et d’offrir une voie alternative à la BRI en évitant la Russie, a été initié par le Mouvement national uni et poursuivi par le Rêve géorgien : pourtant, un imbroglio politico-financier a conduit les investisseurs en justice et suscité les critiques répétées des adversaires du gouvernement du Rêve géorgien, accusé de saboter l’opération. D’autres investissements turcs d’ampleur ont été réalisés ou sont en projet dans les infrastructures géorgiennes : ils concernent les aéroports de Tbilissi et de Batoumi ou la ligne de ferroviaire transcaucasienne Bakou – Tbilissi – Kars. Toutefois, les citoyens géorgiens sont moins focalisés sur ces investissements que sur les facilités accordées à l’entrée et à la sortie des biens à la frontière turco-géorgienne (commerce individuel, transports routiers) et au passage des personnes (travailleurs saisonniers).

La forte interdépendance économique entre la Géorgie et l’Azerbaïdjan est illustrée par le niveau des échanges commerciaux (biens, transit du gaz et du pétrole de la mer Caspienne vers la Turquie, tourisme azerbaïdjanais). Elle a conduit à des relations qualifiées de stratégiques par les deux pays, malgré des régimes politiques de nature fort différente. La question de l’accès au monastère géorgien de Davit Garedja, situé sur la frontière, n’obère pas cette situation : elle peut néanmoins avoir des conséquences lors des élections législatives si le gouvernement du Rêve géorgien ne donne pas l’impression de défendre l’histoire religieuse du pays. L’arrestation à l’automne 2020 de deux fonctionnaires géorgiens, soupçonnés de trafic d’influence avec les autorités de Bakou en 2009 autour de cette question, est interprétée par certains comme une manœuvre électorale à l’encontre du Mouvement national uni au pouvoir à l’époque.

Les relations entre la Géorgie et l’Arménie sont de nature différente. L’Arménie a besoin de la Géorgie pour disposer d’un accès terrestre à la Russie (camions russes traversant quotidiennement le territoire géorgien, gazoduc russe traversant ce même territoire du Nord au Sud et approvisionnant Erevan). La Géorgie, elle, est moins dépendante de l’Arménie.

Le conflit du Haut-Karabagh et son impact électoral

La reconquête du Haut-Karabagh déclenchée en octobre 2020 par les forces azerbaïdjanaises avec l’appui de la Turquie, après la conquête de ce même territoire par les forces arméniennes au début des années 1990 avec l’appui de la Russie, place la Géorgie dans une situation délicate.

Sa neutralité affichée ne peut masquer les dissensions apparues au sein de l’opinion publique : sympathie pour l’autre pays chrétien du Caucase du Sud et pour le peuple victime du génocide de 1915, mais antipathie pour ceux qui convoquent parfois les souvenirs de la Grande Arménie, induisant une mise en question des frontières reconnues internationalement dont celles de la région d’Akhalkalaki, ainsi que pour les quelques-uns qui ont combattu aux côtés des forces abkhazes lors de la guerre séparatiste. Cette neutralité ne peut masquer non plus la forte émotion populaire ressentie lors des difficultés rencontrées avec l’Azerbaïdjan pour l’accès au monastère chrétien de Davit Garedja. En définitive la réactivation du conflit arméno-azerbaïdjanais tend à conforter les positions de neutralité du pouvoir en place, les électeurs géorgiens recherchant la stabilité intérieure face à cette crise voisine et ne souhaitant pas importer la discorde entre les communautés azérie et arménienne du pays (284 000 personnes pour les premiers et 168 000 pour les seconds selon le recensement de 2014)(4). Il est probable que, s’il avait été au pouvoir, le Mouvement national uni aurait adopté la même position de neutralité et bénéficié du support de l’opinion publique.

Des élections au résultat indécis

Les intentions de vote recensées par les sondages (IPSOS, Edison Research, National Democratic Institute, Independent Republican Institute, Survation…) laissent penser que le scrutin à venir se jouera, à peu de choses près, entre le Rêve géorgien (présidé par le milliardaire B. Ivanichvil et proposant la reconduction de G. Gakharia au poste de Premier ministre) et le Mouvement national uni (proposant M. Saakachvili, Président de la République de 2004 à 2013, comme futur Premier ministre). Les autres partis oscillent autour de 5 % des intentions de vote.

L’existence d’une base significative de partisans, l’usure des équipes actuellement au pouvoir (et le rejet du milliardaire B. Ivanichvili), le désir de changement de certains électeurs déçus par les résultats économiques, l’aura d’un M. Saakachvili porteur d’une certaine identité nationale et pourfendeur de la Russie, affichant sa proximité avec les États-Unis et acteur sur la scène internationale, ainsi que la position d’une partie du clergé de l’Église orthodoxe de Géorgie pourraient jouer en faveur du Mouvement national uni. Mais, a contrario, le matelas électoral constitué par les personnes ayant peu d’intérêt à voir un changement politique (fonctionnaires, hommes de pouvoir, soit plusieurs centaines de milliers d’électeurs), le souvenir des dernières années Saakachvili (débâcle militaire géorgienne en août 2008, omniprésence des services de sécurité et du ministère de l’Intérieur), les divisions de l’opposition, le souci de stabilité dans le contexte du conflit du Haut-Karabagh et la réussite du Premier ministre sortant dans la gestion de la crise sanitaire pourraient aussi bien contribuer à reconduire la majorité sortante du Rêve géorgien.

La surprise pourrait finalement venir des partis frôlant ou dépassant les 5 % dans les sondages et qui pourraient accéder au Parlement grâce au scrutin proportionnel (Géorgie européenne, GV-Strategy Builder, Alliance des Patriotes, Lélo, Travaillistes…), donnant aux électeurs l’opportunité d’échapper aux deux grands partis hégémoniques. En cas de résultats électoraux fragmentés, une alliance Rêve géorgien/Mouvement national uni paraît improbable. Le parti en tête devra composer avec les représentants des petites formations et constituer un gouvernement de coalition avec des personnalités inattendues : les régimes parlementaires et le substrat politique géorgien (aidé par les puissances occidentales soucieuses de stabilité dans le Caucase et en mer Noire), en ont déjà donné l’exemple.

Notes :

(1) Selon l’Office national de statistiques de Géorgie, le déficit commercial est passé de 5 à 6 Mds$ entre 2015 et 2019, les investissements étrangers stagnent autour de 1 Mds$, le taux de chômage est supérieur à 10 % et la population intérieure ne croît plus (3,7 millions en 2013 et en 2019). Selon les Nations unies, la population émigrée était de 840 000 personnes en 2017 ; les diasporas géorgiennes l’évaluaient à plus de 2 millions en 2020.

(2) Vincent Bénard, « La Géorgie : la féliciter c'est bien, s'en inspirer c'est mieux », La Tribune, 13 juin 2020.

(3) Georgian Tourism in figures, 2019, Georgia Travel.

(4) Le vote des citoyens géorgiens d’origine azérie ou arménienne offre une opportunité de représentation directe au Parlement, dans le cadre d’un scrutin à la proportionnelle, avec un seuil de 5 % (3,5 millions de personnes inscrites sur les listes électorales lors des législatives de 2016). Cette présence au Parlement reflèterait la multiethnicité de l’État géorgien.

 

Vignette : le Parlement à Tbilissi (photo : Gerd Eichmann/Wikimedias Commons).

* Mirian Méloua est rédacteur en chef des Infos Brèves France-Géorgie.

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