Géorgie : unie derrière l’Ukraine

La volte-face du Président ukrainien Victor Ianoukovitch juste avant le Sommet européen de novembre 2013 a surpris la Géorgie, qui n’a eu qu’une lecture de cet événement : la Russie venait, une fois de plus, de prouver son pouvoir autoritaire dans ses marges.


Depuis les premières manifestations dites de l’EuroMaidan à Kiev, à l’hiver 2013, les Géorgiens ont fait montre d’un intérêt grandissant pour la politique ukrainienne. Il n’y a qu’à voir les nombreux drapeaux ukrainiens brandis aux fenêtres, sur des autocollants, des affiches dans les rues ou à compter les profils or-azur sur les réseaux sociaux pour se rendre compte de l’impact de la révolte ukrainienne sur la population géorgienne.

Une réaction unanime des Géorgiens

Plusieurs manifestations spontanées ont eu lieu devant les ambassades d’Ukraine et de Russie à Tbilissi, et des collectifs improvisés de mères ou de grands-mères de toute la Géorgie ont affirmé leur soutien aux « efforts démocratiques et européens » des manifestants de Kiev et leur rejet de « l’impérialisme russe » dans les médias nationaux. Cette histoire est si passionnelle qu’un acteur russe en a récemment fait les frais : Sergueï Bezroukov a vu sa tournée théâtrale géorgienne annulée pour avoir déclaré son soutien à la politique de Poutine.

Cette solidarité affichée, largement couverte par les médias et entièrement partagée par la classe politique, tranche avec le silence des deux autres États sud-caucasiens, l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Alors que ces deux pays entretiennent des liens forts avec la Russie[1], leur partenaire économique et allié politique, la Géorgie, s’est depuis des années distancée de son « voisin du Nord », au prix d’une occupation d’une partie de son territoire, de centaines de milliers de déplacés, d’un embargo économique la privant d’un immense marché et d’une guerre de cinq jours dont ni les tenants ni les aboutissants n’ont été éclaircis jusqu’à aujourd’hui.

Ce qui se déroule en Ukraine résonne fortement dans le cœur des Géorgiens, qui associent les manifestations de Kiev et les menaces du Kremlin envers la Crimée à leur histoire récente. Le rapprochement entre la Géorgie et l’Ukraine n’est pas incongru, les deux anciennes républiques soviétiques partageant bien des similitudes. Soviétisation, répressions diverses, indépendance problématique, dépendance économique et énergétique puis révolutions de couleur. La direction prise par la Géorgie après sa révolution de la Rose qui a porté au pouvoir Mikhéil Saakachvili à la fin de 2003 a marqué le début de la rupture des relations avec la Russie. La Géorgie s’est rapprochée de l’Union européenne et de l’OTAN tout en se débarrassant de ses dernières bases russes, perdant au prix de guerres fratricides deux régions actuellement indépendantes de facto, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. Le relèvement de ce pays mis à genoux a été remarqué: le président M. Saakachvili est encore considéré comme l’homme qui a détaché la Géorgie de l’emprise russe. Et « l’aide fraternelle russe » apportée aux Criméens rappelle le « scénario abkhaze » de 2008, que d’aucuns comparent à l’Anschluss : des forces intérieures appellent à l’aide et légitiment l’occupation ou l’annexion, au prétexte d’un sauvetage fraternel. C’est forts de cette histoire et inquiets de ce précédent que les Géorgiens, qu’ils soutiennent ou critiquent l’ancien Président, se sentent solidaires de ceux qui, en Ukraine, veulent également se détourner de l’Est.

M. Saakachvili, défenseur hyper-actif de l’Ukraine

En décembre 2013, M. Saakachvili s’est rendu sur la place Maidan en tant que citoyen géorgien expérimenté en hypocrisie russe. Il s’exprime régulièrement dans les médias internationaux pour enjoindre la communauté internationale à ne pas céder au « chantage de V. Poutine » et encourager les Ukrainiens de l’opposition à mener leur combat jusqu’au bout, afin de se détacher de « l’ennemi russe » et de la corruption endémique, tous deux enfants monstrueux de la mentalité soviétique qui persiste dans les cercles du Kremlin. Ukrainophone, M. Saakachvili s’était déjà illustré lors de la Révolution orange de 2004, lorsqu’il avait activement collaboré avec Ioulia Timochenko et Victor Iouchtchenko. Il rencontrait régulièrement les officiels ukrainiens, surtout depuis l’embargo russe sur les produits géorgiens. Les événements de Kiev ont comme réanimé l’ancien Président et semblent même lui offrir un podium idéal pour redorer son image, très dégradée dans son pays. Son activisme ne s’arrête toutefois pas à sa seule personne: son parti, qui lui survit en Géorgie, désormais dans l’opposition, n’est d’ailleurs pas en reste.

« Nous estimons que l’Ukraine doit devenir un pays démocratique, que personne ne doit s’opposer à la volonté du peuple ukrainien », nous déclare Natali Korakhashvili, militante géorgienne, épouse d’un Ukrainien, qui organise dans Tbilissi des manifestations de soutien à Maidan. « Ceux qui nous rejoignent dans nos manifestations n’appartiennent pas à un parti ou à une ONG. Il est arrivé que des politiciens de l’ancien parti au pouvoir [celui de M. Saakachvili] nous soutiennent, ce qui n’a pas été le cas du parti au pouvoir. » De fait, la formation de Saakachvili communique beaucoup sur le sujet. Un de ses membres a même été tué fin février sur la place Maidan, alors qu’il participait aux révoltes contre l’ancien Président ukrainien mis en fuite. « Lorsque la situation à Kiev s’est dégradée, quand les Berkouts ont tiré sur la foule, nous ne nous sommes pas contentés de nous rassembler, nous avons collecté de l’argent pour les Ukrainiens hospitalisés », poursuit Natali Korakhashvili. « Nous refusons de rester sans rien faire, les citoyens ont aussi leur mot à dire. Nous voulons que notre gouvernement prenne position. Ce sujet est très sensible ici, à cause de l’agression russe de 2008. L’Ukraine se bat pour la démocratie, la liberté et l’indépendance, comme la Géorgie avant, et cela a une importance mondiale. »

Éparses mais fréquentes, les manifestations de ce type soulignent les valeurs démocratiques et la soif « d’indépendance » des manifestants de Kiev. Elles suggèrent que l’Ukraine de Ianoukovitch ressemble à la Géorgie de Chevardnadze, très liée à la Russie. Elles rappellent l’expérience de lutte des Géorgiens contre l’influence politique interne des pro-russes et l’ingérence économique, politique et militaire de la Russie dans ce pays. Les Géorgiens s’identifient ainsi fortement aux Ukrainiens qui résistent au gouvernement de V. Ianoukovitch et au soft power de V. Poutine. Ils semblent par ailleurs considérer comme secondaire l’enjeu démographique propre à l’Ukraine dans ce bras de fer aussi bien interne (divisions linguistiques et territoriales) que géopolitique (l’histoire de la Crimée et des Criméens multiethniques), tant le « danger russe », aux portes de leur pays et de l’Europe, les effraie. La présence de représentants de l’opposition, et notamment du Mouvement national uni (MNU) de l’ancien président M. Saakachvili, à leurs côtés montre tout autant l’unanimité de la solidarité des Géorgiens pour les Ukrainiens de Maidan que, dans un autre registre, la volonté du MNU d’être présent auprès des citoyens et dans les médias, ceci alors que ce parti souffre d’une image dégradée depuis qu’il est entré en opposition.

La classe politique géorgienne unie dans la division

Bien qu’accueillies avec bienveillance en Ukraine, la présence et les déclarations antirusses de M. Saakachvili ont été commentées et même violemment critiquées par le gouvernement géorgien et la majorité du Parlement acquise au parti au pouvoir, Rêve géorgien. Si la classe politique géorgienne est unanime quant au soutien à apporter au nouveau pouvoir de Kiev, elle est toutefois divisée sur la teneur des déclarations. La ligne de fracture recouvre celle qui oppose le parti au pouvoir à celui de M. Saakachvili. Si, hors des frontières de la Géorgie, et notamment en Ukraine, M. Saakachvili apparaît toujours comme le héros de la prise d’indépendance de son pays vis-à-vis de la Russie, le gouvernement géorgien le considère comme l’instigateur du conflit ouvert d’août 2008 contre la Russie et juge qu’il est à l’origine de l’impasse diplomatique concernant le statut de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud. Le gouvernement géorgien n’a ainsi de cesse de le présenter comme un « dangereux aventurier belliciste » dont les conseils, prodigués au pouvoir ukrainien, peuvent être néfastes.

Ce discours illisible à l’international –comment être fier de sa situation géopolitique due à l’action du précédent gouvernement et critiquer ce gouvernement ?– a surtout des visées internes. Rêve géorgien refuse de se voir associer par quelque moyen que ce soit au parti de l’opposition, alors que plusieurs membres de ce dernier sont aujourd’hui entre les mains de la Justice pour des faits remontant à leurs fonctions politiques sous la présidence de Saakachvili. L’enjeu est aussi et surtout électoral, puisque des élections municipales auront lieu en mai-juin 2014. Tout accord, tout rapprochement, même rhétorique, logique ou symbolique, pourrait sembler amoindrir leur animosité de principe et troubler leur campagne.

Le 23 mars 2014, le Parlement géorgien a adopté une résolution affirmant son soutien au Parlement d’Ukraine et critiquant l’ingérence russe et toute atteinte à l’intégrité territoriale de l’Ukraine. La minorité parlementaire aurait souhaité une résolution plus ferme à l’égard de la Russie, la menaçant de sanctions. Option rejetée sous le prétexte que Rêve géorgien se présente comme le parti des relations apaisées avec la Russie. Il s’agit aussi de marquer sa différence avec la politique de rejet et de haine de la Russie mise en œuvre par Saakachvili et son parti, démonstrativement hostiles à tout ce qui vient du Kremlin. Pour certains, cette retenue pourrait toutefois se révéler intenable dans le contexte actuel et s’apparenter à de la faiblesse ou de l’indécision, positions inadaptées alors qu’un danger de conflit pointe aux frontières de la Géorgie. La menace de sanctions brandie par les États-Unis et l’Union européenne pourrait bien, néanmoins, mettre fin à l’approche consensuelle adoptée jusque-là par le gouvernement géorgien.

Les potentiels enjeux géopolitiques

Alors que nombreux sont ceux qui se demandent si les tensions ukraino-russes actuelles relèvent d’un atavisme impérialiste russe ou d’un anachronique sursaut de la Guerre froide, la Géorgie cherche à se positionner dans ce bras de fer qui la concerne directement. Une sécession de la Crimée serait accueillie avec bienveillance par l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, qui espèrent toujours une reconnaissance internationale de leur statut de facto.

De son côté, la Géorgie craint qu’une telle fracture territoriale en Ukraine n’entraîne un regain de menaces pour son propre territoire. Les frontières de facto sont depuis plusieurs mois l’objet d’un grignotage en faveur des régions séparatistes, les forces russes plaçant des barbelés à chaque fois un peu plus loin dans le territoire géorgien, sans que le gouvernement géorgien n’en puisse mais. En outre, une inaction de la communauté internationale pourrait laisser croire à un blanc-seing accordé à la Russie qui pourrait légitimer ses actions dans d’autres zones sensibles, comme la Moldavie ou les États baltes, voire au Kazakhstan où vit une forte minorité de Russes…

La Géorgie se sent ainsi directement menacée et espère une réaction ferme de la part de ses partenaires européens et américains. Mais, surtout, elle compte sur une accélération des processus de rapprochement avec, dans l’ordre, l’Union européenne et l’OTAN. Le gouvernement géorgien veut croire que les liens qui l’arriment à l’Ouest seront très prochainement renforcés[2] et que le partenariat et le plan d’action de candidature seront accélérés. L’OTAN laisse entendre qu’au prochain sommet de septembre à Londres, des propositions seront faites pour que la Géorgie, fidèle alliée militaire longtemps en attente d’une promesse venant de l’Alliance, soit enfin invitée à déposer son dossier de candidature. Mais cette candidature est pratiquement conditionnée, par l’OTAN, à l’intégration plus avancée de la Géorgie au sein de l’UE. Or, du côté de l’Union, la circonspection reste grande, Bruxelles ne souhaitant à l’évidence pas envenimer encore plus ses relations déjà tendues avec une Russie incontournable sur bien des dossiers.

L’attitude de Washington et de Bruxelles sera donc décisive pour la Géorgie qui, ukrainienne dans l’âme, a bien compris que c’est aujourd’hui dans ce pays voisin que se joue une partie de son propre avenir atlantique et européen. Que l’OTAN et l’UE adoptent une attitude ferme ou qu’elles optent pour une diplomatie attentiste, le compromis ou l’acceptation résignée, la Géorgie se prépare au meilleur comme au pire à ses frontières.

Notes :
[1] Concernant la politique de l’Arménie, voir notamment Varoujan Mardikian, « L’Arménie, centre de gravité de l’échiquier sud-caucasien », P@ges Europe, 25 février 2014.
[2] Voir Aurore Charbonneau, « Géorgie. L’espoir du ‘retour’ à l’Europe », P@ges Europe, 11 février 2014, et Sophie Tournon, « Géorgie. Interprétations d’un ‘Rêve’ », P@ges Europe, 19 novembre 2013.

* Sophie TOURNON

Vignette : Affiches anti-russes Eyes Wide Shut, appelant les citoyens à rester vigilants et à comprendre ce que la « menace militaire russe » représente en Géorgie. Photo : George Gogua, mars 2014.

 

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