Depuis la chute du régime communiste, les diplomates polonais ont encouragé le processus de démocratisation de l’Ukraine, ainsi que le rapprochement de ce pays avec l'Union européenne. À l'heure où l'Ukraine connaît des heures tragiques, la Pologne s'est engagée activement pour l’aider à trouver une sortie de crise.
Selon les enquêtes réalisées entre le 6 et le 12 février 2014 par l’institut de sondages CBOS–Centrum Badań Opinii Społecznej, la crise en Ukraine suscite nombre de réactions en Pologne, et cela même parmi les personnes qui, habituellement, disent se désintéresser de la politique[1]. Ainsi, 65% des personnes interrogées se disent préoccupées par les événements en cours dans le pays voisin. Ces sondages font tout de même apparaître un apparent paradoxe: même si les Polonais soutiennent les revendications des manifestants de Maidan (63%) et sympathisent massivement avec les opposants au régime (66 à 72%, en fonction de l'orientation politique), le nombre des personnes favorables à une intervention directe de la Pologne dans la crise ukrainienne reste faible. Dans leur grande majorité, les Polonais préfèrent en effet que l'aide de la Pologne s'inscrive dans une action conjointe avec l'Union européenne (UE), alors qu’ils ne sont que 12% à souhaiter que Varsovie entreprenne une action à l'égard de son voisin et tandis que 29% jugent que leur pays devrait garder sa neutralité et ne pas s'engager du tout dans cette crise. Dès lors, il est légitime de s’interroger sur la nature des relations qu’entretiennent ces deux pays depuis quelques années.
Après la chute du communisme, un nouveau contexte
Sous l’effet des changements politiques survenus en Pologne à la fin des années 1980, la politique extérieure du pays a connu un revirement complet: le rapprochement avec l'Ouest est devenu la priorité de toutes les équipes gouvernementales, qu'elles soient composées d'anciens opposants ou de communistes. Les efforts déployés ont été couronnés de succès: en mars 1999 d’abord, avec l’adhésion du pays à l’OTAN, puis en mai 2004, avec celle à l'Union européenne. En revanche, la redéfinition des relations avec les voisins orientaux, elle, s’est dès le départ annoncée très compliquée, notamment en raison de la rémanence d’incompréhensions et de sentiments d'injustice, conséquence d'une histoire commune loin d’être sereine et pacifique. Il n’est pas étonnant, compte tenu de la réalité géopolitique d'après-guerre –à savoir la mise en place de régimes communistes dans les pays d'Europe centrale et orientale–, que ce soit dans les milieux d'intellectuels émigrés que sont nés les fondements de la future politique étrangère polonaise.
Au début des années 1990, des personnalités telles que Jerzy Giedroyć, rédacteur en chef de la revue Kultura, établi à Paris, ou encore Zbigniew Brzeziński, conseiller à la Sécurité nationale du président des États-Unis Jimmy Carter, ont mis en avant la nécessaire normalisation des rapports avec les pays limitrophes orientaux et, plus particulièrement, avec l'Ukraine. En la définissant comme «pivot géopolitique», c'est-à-dire un de ces États «dont l'importance tient moins à leur puissance réelle et à leur motivation qu'à leur situation géographique sensible et à leur vulnérabilité potentielle», Z.Brzeziński a mis en évidence le potentiel sur l'arène internationale de ce pays apte à modifier à lui seul la position et le statut de la Russie. Selon lui, «l'indépendance de l'Ukraine modifie la nature même de l'État russe... Quand bien même la Russie s'efforcerait de recouvrer un statut [d'empire], le centre de gravité en serait alors déplacé et cet empire pour l'essentiel asiatique serait voué à la faiblesse»[2]. Durant l’entre deux-guerres, le père de l'indépendance polonaise, Józef Piłsudski, défendait une idée proche quand il affirmait qu'il n'y aurait pas de Pologne indépendante sans une Ukraine indépendante.
La Pologne n’a pas attendu l’indépendance de l’Ukraine et, dès 1990, elle a mis en place une politique bi-vectorielle, continuant d’entretenir des relations avec Moscou en tant que cœur du pouvoir soviétique, tout en cherchant à développer ses rapports avec les républiques soviétiques les plus avides d'autonomie. C’est ainsi que, très rapidement, la Pologne post-communiste a engagé une politique de rapprochement à l'égard de l'Ukraine. Elle a même été le premier pays au monde à reconnaître l’indépendance de ce nouvel État le 2 décembre 1991. En mai 1992, les présidents Lech Wałęsa et Léonid Koutchma ont signé un accord de voisinage, d'amitié et de coopération et, un an plus tard, lors de leur rencontre à Kiev, ils ont qualifié le partenariat entre les deux pays de «stratégique». Face à la relative indifférence des pays occidentaux envers l'Ukraine, la Pologne a plus d’une fois endossé le costume d'avocate des intérêts de sa voisine orientale. Le 14 juin 1994, l’Ukraine a pu signer un Accord de partenariat et de coopération (APC) avec l’UE, prévoyant le renforcement des liens mutuels. On a pu constater à maintes reprises que, lorsque ressurgissent de vieilles rancunes historiques entre les deux pays, le refroidissement qu’elles entraînent se traduit souvent par un ralentissement des contacts entre Kiev et Bruxelles. A contrario, ces derniers s’accélèrent lorsque les relations s’intensifient entre les deux pays, comme on a pu le constater à partir de 1996 lors de la présidence d’Aleksander Kwaśniewski, qui entretenait des liens personnels particuliers avec L.Koutchma. Ce rapprochement aboutira d'ailleurs à une réconciliation historique entre les deux nations, marquée par une déclaration commune le 21 mai 1997, lors de la visite du Président polonais en Ukraine, énumérant les exactions commises au cours de l’histoire par les uns à l'égard des autres et par la commémoration, à laquelle ont participé les deux Présidents, le 11 juillet 2003 du «massacre de Volhynie»[3]. Entretemps, lors du sommet européen d’Helsinki (décembre 1999), l'UE a formulé une nouvelle stratégie à l'égard de l'Ukraine, définissant les lignes principales, les buts et les domaines du partenariat.
Les relations polono-ukrainiennes après l'adhésion de la Pologne à l'UE
L'adhésion de la Pologne à l'UE, en mai 2004, a ouvert un nouveau chapitre dans les relations polono-ukrainiennes. En effet, les dirigeants polonais feront désormais tout leur possible pour inscrire dans le cadre communautaire la politique à l'égard de l'Ukraine afin d’accroître sa légitimité. Un des meilleurs exemples est fourni par l’action du Président polonais A.Kwaśniewski lors de la Révolution orange. Il a avant tout œuvré pour désamorcer la crise et permettre la reprise du dialogue entre les protagonistes, mais son plus grand succès a été de parvenir à convaincre les dirigeants européens de s'engager du côté des forces démocratiques en Ukraine et de ne pas «laisser l'Ukraine avec ses propres problèmes» au prétexte qu’«elle se situe dans la zone d'influence russe», comme le préconisait alors le président du Parlement européen, Josep Barrell[4].
Cette mission consistant à promouvoir les intérêts européens de l’Ukraine se heurte en effet souvent à la prudence manifestée par l'UE à l’égard des anciennes républiques soviétiques, généralement perçues comme des pays politiquement et économiquement instables. En outre, tendant à considérer que l'Ukraine se situe dans la zone d'influence russe, les anciens pays membres de l'UE –tels que la France– ont longtemps préféré ne pas trop intervenir dans cet espace et privilégier de bons rapports avec la Russie. Bien avant que l’UE ne tente d’intervenir en urgence dans la crise ukrainienne, la Pologne n'a eu de cesse de proposer des initiatives de coopération entre l'UE et l’Ukraine. Le Partenariat oriental en est un exemple: relevant de la Politique européenne de voisinage élaborée en 2003, il a été présenté par le ministre polonais des Affaires étrangères Radosław Sikorski avec l’assistance de la Suède et lancé en 2009 sous présidence tchèque de l’UE[5].
La position de la Pologne face à la révolution ukrainienne
C’est dans le cadre de ce Partenariat oriental que l’Ukraine aurait dû signer, le 28 novembre 2013 lors du Sommet de Vilnius, un accord d’association avec l’UE –venant remplacer l’APC devenu caduc– qui aurait pu s’accompagner du lancement de négociations sur un accord de libre-échange complet et approfondi («deep ans comprehensive free trade agreement»). Or, à une semaine de la date prévue, le 21 novembre 2013, le gouvernement ukrainien a renoncé à cet accord, ce refus semblant sonner l'échec cuisant des initiatives européennes. Traduction de l’impossible situation dans laquelle se trouvait l’Ukraine tiraillée entre l’appel d’une Russie qui l’invite à entrer dans l’Union douanière qu’elle a lancée en 2010 avec le Bélarus et le Kazakhstan (et auquel appartient également désormais l’Arménie) et la tentation de renforcer ses liens avec une UE à la fois prudente et inflexible (le président de la Commission européenne n’a-t-il pas déclaré en février 2013 que l’Ukraine devrait faire un choix entre l’accord d’association et l’Union douanière, déclarés incompatibles?), ce renoncement du 21 novembre a déclenché les manifestations de Maidan et la révolution ukrainienne.
Une fois de plus, les dirigeants polonais se sont engagés aux côtés des Ukrainiens. C’est le cas notamment de l'ancien Président A.Kwaśniewski et du ministre des Affaires étrangères Radosław Sikorski. Outre par l’octroi d'aide humanitaire, par l'évacuation et l'hospitalisation des blessés, la Pologne a participé activement aux négociations entre les opposants et les dirigeants ukrainiens. En évoquant le spectre de la loi martiale, R.Sikorski a largement œuvré à convaincre les leaders de Maidan de signer, le 21 février 2014, un compromis avec le pouvoir en place, quitte à ce que ces mêmes signataires soient hués par les manifestants qui, pour certains, y ont vu une trahison.
Malgré cet engagement réitéré, on peut se demander si la crise actuelle n'a pas affaibli la position polonaise en Ukraine. Alors que l’idée d'une intégration plus poussée de ce pays à l’UE –couronnée à très long terme de la potentialité d’une adhésion– est aujourd’hui largement compromise, les eurosceptiques et les opposants à cette vision communautaire ont considérablement gagné du terrain. Et, même si les Polonais sont encore présents lors des négociations, force est de constater que la France et, plus encore, l’Allemagne –les deux autres partenaires du Triangle de Weimar– ont repris le dessus. L’équilibre des forces entre les différents protagonistes explique ce fait: c'est auprès de la chancelière allemande Angela Merkel que le Président russe Vladimir Poutine s'est engagé à entamer des consultations bilatérales et multilatérales afin de parvenir à une «normalisation» de la situation, voire à engager une possible mission de dialogue politique. Pas auprès des Présidents français ou polonais, François Hollande ou Bronislaw Komorowski. Le 2 mars 2014, ce dernier a d’ailleurs demandé une convocation urgente de l’OTAN car, a-t-il précisé, «nous pouvons nous sentir menacés par une intervention militaire russe potentielle sur le territoire de l’Ukraine voisine».
Notes :
[1] Michał Wybieralski, «Polacy popierają ukraińską opozycję i nie boją się nacjonalistów z Majdanu [Sondaż]», Gazeta Wyborcza, 17 février 2014.
[2] Zbigniew Brzeziński, Le grand échiquier, Bayard Editions 1997, p.68-69 et 74-75.
[3] Entre 1942 et 1944, 80.000 civils polonais de Volhynie ont été massacrés par des membres de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne, tandis que des milliers de paysans ukrainiens ont été exterminés par des Polonais.
[4] Dariusz Milczarek, Rola Polski w kształtowaniu polityki wschodniej Unii Europejskiej, dans Rola Polski w kształtowaniu polityki wschodniej Unii Europejskiej na przykładzie Ukrainy, Centrum Europejskie Uniwersytetu Warszawskiego, Warszawa 2006, p.16.
[5] Voir, notamment, Elsa Tulmets, «La politique européenne de voisinage à la recherche d’un nouveau souffle», Questions internationales, n°66, mars-avril 2014, p.95-102.
Vignette : Ce logo est apparu sur la page officiel du NSZZ Solidarnosc le 21 février 2014 en signe de solidarité avec l’Ukraine, mais également pour encourager la collecte de dons et l’envoi d’aide humanitaire vers Ukraine (www.solidarnosc.org.pl)
* Étudiante de Master 2, Inalco, Paris