Hongrie (1956—2006) : examens de conscience (dossier publié par La Nouvelle Alternative)

À l’heure où la Hongrie traverse sa plus grave crise depuis la chute du communisme et à l’occasion du cinquantième anniversaire de la Révolution de 1956, La Nouvelle Alternative dresse dans son dernier numéro, un portrait vivant et complexe de la Hongrie d’aujourd’hui. RSE a souhaité publier l'introduction de ce dossier "Hongrie (1956—2006) : examens de consciences".


La Hongrie n’attire guère l’attention, non qu’elle manque d’attraits mais, à la différence d’autres pays d’Europe centrale et orientale, elle reste plutôt discrète. Elle n’est dirigée ni par des frères jumeaux comme la Pologne, ni par un ex-tsar comme le fut récemment la Bulgarie, elle n’a jamais « réussi » à offrir au monde et aux médias un gouvernement suffisamment « populiste » pour faire l’événement. Pour tout dire, cela fait plus de vingt ans qu’elle n’a pas été présente à un Championnat d’Europe des nations ou à une Coupe du monde de football. Si elle a été le premier pays de l’Est à s’entrouvrir d’abord à l’Ouest (les Hongrois voyageaient plus librement que leurs « frères » du Bloc) puis à se démocratiser (c’est sur sa frontière avec l’Autriche que le démantèlement du rideau de fer a commencé, plusieurs mois avant la chute du mur de Berlin) cela fait exactement cinquante ans, depuis l’automne 1956, qu’elle n’a plus été à la une de la presse mondiale.

Le 23 octobre 1956, en effet, le peuple de Budapest – jeunes, ouvriers, intellectuels, marxistes y compris – emmené, ou plutôt suivi, par Imre Nagy, un communiste devenu démocrate, se soulève contre la dictature stalinienne : coup de tonnerre dans le bloc soviétique, première grande remise en cause du système qui déstabilise, dans le monde entier, les intellectuels compagnons de route des partis communistes. L’anniversaire de la révolution de 1956 nous offre l’excellente occasion de donner un coup de projecteur sur la Hongrie : voici donc ce numéro double entièrement consacré à ce pays et que, sans prétendre à l’exhaustivité, nous nous sommes efforcés d’ouvrir à un large éventail de sciences humaines et sociales : politologie, histoire, géographie, sociologie, anthropologie, psychologie, histoires de la littérature et de l’art, musicologie, autant de visions kaléidoscopiques, inévitablement partielles, mais dont le faisceau donnera au lecteur, nous l’espérons, une image vivante et juste tant des enjeux et des problèmes hongrois que de l’activité foisonnante et du dynamisme d’une nouvelle recherche peu voire pas traduite en français (nous en profitons pour remercier les traductrices Chantal Philippe et Zsuzsanna Kosznovszki pour leur précieuse collaboration).

Octobre 2006 : cinquante années, jour pour jour, après la révolution, c’est une coalition dirigée par une force héritière de l’ancien parti communiste qui est au pouvoir à Budapest. Qui plus est cette coalition, fait rarissime dans les annales du post-communisme, vient d’être reconduite au sommet de l’État lors des élections générales du printemps. La Hongrie aurait-elle donc définitivement tourné la page ? Il semble pourtant qu’il n’en soit rien, bien au contraire. Comme l’écrit l’historien Balázs Ablonczy au début de son article, « tandis que le discours public use beaucoup des termes "d’avenir" et "d’Europe", […] la source des arguments, la vision du monde suivent le plus souvent un raisonnement historique. » Bien plus encore, le passé paraît depuis seize ans étendre une ombre pesante sur la vie publique hongroise. Le sociologue Zoltán Lakatos montre ainsi la centralité des enjeux symboliques et la persistance d’un profond clivage gauche-droite autour de ces questions. La révolution de 1956 en elle-même sort certes peu à peu du champ des polémiques : János M. Rainer raconte comment les débats autour de 56 furent surtout vifs dans les années 1990 ; dans un long entretien qu’il a fait l’honneur de nous accorder, Pierre Kende décrit, quant à lui, des événements révolutionnaires désormais à peu près sûrement établis et incontestables, y compris dans leurs ressorts les plus cachés. En revanche, on ne finit plus de revenir sur le kadarisme sous toutes ses coutures : de la répression féroce de la fin des années 1950 à la dictature molle des années 1980.

Les séquences consacrées aux rapports entre politique, histoire et mémoire occupent donc une large part de ce volume. Les historiens János M. Rainer et Krisztián Ungváry réfléchissent tous deux à la question de la commémoration ; le premier jusqu’au début des années 1990 autour du personnage d’Imre Nagy, le second dans une période postérieure, et notamment au sujet de la Terror Háza, la « Maison de la terreur », musée censé honorer la mémoire des victimes des « deux totalitarismes », mais qui s’avère l’instrument d’un camp contre l’autre. Balázs Ablonczy, quant à lui, en évoquant la polémique autour de la figure de Pál Teleki, montre que les débats – superposant « les expériences de deux dictatures » (Ungváry) – débordent largement la période communiste pour englober aussi la responsabilité de la Hongrie sous le nazisme, particulièrement dans la déportation des juifs. Enfin, Nicolas Bauquet parle de la mise en cause du clergé de l’église catholique qui apparaît désormais s’être beaucoup plus compromis avec le régime qu’on pouvait le supposer. Un point commun à la plupart de ces affaires est qu’elles sont souvent récentes, comme si, au fur et à mesure que les archives s’ouvrent, que les langues se délient et que les jeunes générations intellectuelles commencent à exercer leur droit d’inventaire, le passé loin de s’effacer, resurgissait de plus belle. Il y a, dans ce processus de réexhumation, quelque chose qui rappellera à nos lecteurs les débats autour du régime de Vichy.

Mais, à la différence du cas français, il s’agit ici d’événements s’inscrivant dans la moyenne, voire la longue durée : plus de trente années de régime Kádár ont façonné la société et marqué les mentalités. Si, dans le débat public, on ne cesse de ressasser des souvenirs douloureux qui freinent la modernisation des lignes de clivages politiques, il existe une autre mémoire, une mémoire sociale, une mémoire du quotidien. Pál Tamás montre bien les formes complexes et multiples de la « nostalgie post-socialiste ». Loin d’exprimer le désir d’un retour à l’ancien régime, elle s’attache à des souvenirs personnels, des objets, des ambiances, à des valeurs perdues de solidarité ou d’altruisme. De la partie de ce numéro consacrée aux évolutions sociales, il ressort en effet l’image d’une société hongroise contemporaine extrêmement dure et individualiste. Certes, si l’on excepte le déficit budgétaire préoccupant, les indicateurs macro-économiques sont bons, le taux de chômage modéré, mais les inégalités demeurent très marquées. Au-delà des moyennes statistiques, les géographes Viktória Szirmai et Gabriella Baráth montrent que l’intégration du pays au système capitaliste globalisé a provoqué l’accentuation des contrastes de développement entre l’Ouest et l’Est du pays, entre villes profitant des nouveaux circuits d’échanges et les autres. La sociologue Erzsébet Szalai, quant à elle, nous décrit une classe ouvrière atomisée, paupérisée, ayant perdu conscience d’elle-même et souligne, comme les géographes, la différence de situation sociale entre les ouvriers des multinationales, mieux payés et insérés dans l’économie mondiale, et ceux, marginalisés, des entreprises locales. Ce qui frappe, plus encore que la dureté du système ou le ralliement à celui-ci du nouveau parti socialiste – dont Zoltán Lakatos explique les origines –, c’est le sentiment général de résignation et de consentement qui se dégage : Erzsébet Szalai montre la régression des actions collectives, la déliquescence des syndicats et l’auto-culpabilisation des ex-salariés déclassés ; dans un autre domaine, Judit Acsády parle de la résignation des femmes face à la recrudescence de la discrimination sur le marché du travail bien que – héritage non remis en cause du système communiste – leur taux d’activité reste élevé. « Les Hongroises votent avec leur ventre » pourrions-nous dire : le pays a le triste privilège d’avoir l’un des plus faibles taux de fécondité d’Europe avec à peine plus d’un enfant par femme.

Dans le même temps certes, des pans entiers du centre de Budapest se rénovent, l’activité y est soutenue, de nouvelles classes aisées liées au monde des affaires émergent, même le salaire moyen augmente. Mais nos auteurs sont d’accord pour critiquer le manque de politiques publiques cohérentes et coordonnées pour remédier au mal-développement. Gábor Eröss ainsi que Viktória Szirmai décrivent une rénovation chaotique de la capitale : d’initiative surtout privée, elle laisse de côté les nombreux petits propriétaires incapables de faire face aux coûts d’entretien de leur habitation principale. C’est sans doute l’organisation du système scolaire, expliquée par Gábor Eröss, qui apparaît comme l’exemple type d’un système qui, pour respecter l’autonomie des collectivités et des acteurs locaux, ne donne presque aucune chance aux enfants défavorisés ou mal renseignés – et cela en dépit des aides d’État aux plus défavorisés –, de pouvoir fréquenter les écoles et lycées offrant le plus de débouchés et de chances de mobilité sociale. À l’heure des polémiques en France sur la carte scolaire, les ségrégations engendrées par le système hongrois laissent à méditer. Kata Horváth et Csaba Prónai enfin abordent sous l’angle anthropologique la question épineuse de la place des communautés tsiganes dans la société hongroise : elles décrivent un système symbolique à usage interne et externe, régissant la communauté tout en codifiant les rapports avec les non-tsiganes.

La recherche se morfond-elle dans le pessimisme comme le titre introspectif de notre numéro pourrait le laisser entendre ? Ce serait une interprétation biaisée. D’abord, il y a cette indéniable vitalité de la création artistique hongroise à laquelle nous avons voulu accorder toute sa place : peinture, sculpture, littérature, musique, cinéma… Dans ces domaines, la fin du kadarisme a été plutôt une bonne nouvelle : certes il y a la dure loi du marché mais, comme le note István Hajdu, rédacteur-chef de la prestigieuse revue Balkon, la disparition de pesantes idéologies a permis à l’art de retrouver sa pleine liberté créative. Et puis, ajoute le musicologue Péter Laki, si les compositeurs hongrois ont occupé une place de choix dans la création musicale au XXe siècle, de Bartók à Kurtág, Eötvös ou Ligeti, récemment décédé, la nouvelle génération des années 2000, tout aussi prometteuse, semble pouvoir désormais accéder à la reconnaissance internationale sans devoir se transformer en « Hongrois d’exportation » (Laki), mondialement célèbres mais exilés loin de leur terre natale.

Ensuite, la lucidité que nécessite « un examen de conscience(s) » réussi ne signifie pas en Hongrie un repli sur le petit pré carré national. Ce serait d’ailleurs chose difficilement possible, vu la situation et la taille du pays. Mais rappelons, tout de même que la Hongrie, membre de l’Union européenne depuis mai 2004, est un pays où, à la différence d’autres États membres, l’euroscepticisme n’a pour l’heure quasiment aucune expression politique notable. On est frappé, à lire nos auteurs, de la récurrence des références européennes. Certes c’est souvent pour pointer des retards ou des insuffisances par rapport à une prétendue modernité occidentale, mais c’est aussi, comme l’illustre bien Éva Vámos, pour dessiner un paysage culturel centre-européen dans lequel la Hongrie occupe une place de premier plan.

Un problème de taille se pose certes au pays dans sa relation au reste de l’Europe : celui des fameux « Hongrois d’outre-frontière » (határontúliak), de ces minorités hongroises de Roumanie, Slovaquie, Serbie et d’Ukraine, issues du démantèlement de la grande Hongrie en 1920 et dont la situation n’est toujours pas résolue. Nándor Bárdi, spécialiste reconnu des questions nationales en Europe centrale, détaille les modalités de l’insertion de ces communautés dans leur pays de résidence – beaucoup plus complexe et parfois beaucoup plus réussie que ce qu’une certaine droite hongroise nationaliste imagine – tout comme la difficulté du gouvernement hongrois à définir une politique cohérente à leur égard. Ils sont de plus en plus nombreux à « choisir » l’émigration notamment vers Budapest qui, avec l’arrivée d’autres migrants plus « exotiques » d’Extrême-Orient, sans oublier les Tsiganes, devient, chaque jour qui passe, une ville de plus en plus cosmopolite : on lira l’étonnante description par Gábor Eröss du marché chinois du VIIIe arrondissement !

La Hongrie bouge donc plus que le rabâchage des querelles mémorielles ne le laisserait penser. Même dans le débat public, des lueurs d’espoir apparaissent : la journaliste Florence La Bruyère, spécialiste reconnue des affaires hongroises, par une fine analyse des stratégies déployées lors de la dernière campagne électorale, montre que les clivages symboliques ne fonctionnent plus aussi bien qu’en 2002 : la posture morale, anti-communiste, ne sert plus à la Fidesz pour gagner les élections et surtout, les ex-communistes, menés par leur jeune et charismatique dirigeant Ferenc Gyurcsány, n’ont plus honte d’exprimer ouvertement leur attachement patriotique tout en cherchant à retrouver la voie négligée de la social-démocratie.

Les commémorations du cinquantième anniversaire de la révolution de 1956 marqueront-elles, en ce mois d’octobre 2006 où paraît notre numéro, le début de la grande réconciliation ou du moins, comme le souhaite Zoltán Lakatos, de la réorganisation de la vie politique autour des enjeux réels posés à tous les pays européens : mondialisation, désindustrialisation, essor du capitalisme financier, démantèlement de l’État providence ? Nous avons posé la question à Pierre Kende : il en doute fortement tant la coupure du pays en deux semble profonde.

Nous invitons le lecteur à découvrir ou redécouvrir une nation contradictoire, ne pouvant échapper à son difficile passé mais désireuse aussi de tourner la page, un pays de l’entre-deux, quelque part entre victoire et chute de la révolution, entre dictature et Euro, entre enfermement linguistique et riche tradition intellectuelle d’ouverture, entre murs décrépis de sa capitale et « murmures » de Ligeti, entre folie des grandeurs et complexes d’infériorité.

Les Magyars habitent un pays dont la situation budgétaire est médiocre, la taille à peine moyenne, mais l’intérêt incontestable.

Par François BOCHOLIER et Gábor EROSS