Hongrie: 2011, Annus miserabilis de la mise en loi de l’histoire

La Hongrie, qui préside encore pour un mois le Conseil européen, est un pays ambivalent, dont les dirigeants tiennent des discours qui ne sont pas les mêmes sur le plan national et dans le cadre européen.


Rákóczi út, BudapestLes mesures attentatoires à la liberté d’expression et d’information contenues dans la loi sur les médias votée en décembre ont donné lieu à un étrange dialogue au terme duquel la Commission européenne, contre de maigres reculs, a finalement cédé sur l’exigence d’une mise en conformité stricte avec la Charte des droits fondamentaux (pourtant en vigueur depuis le 1er décembre 2009)[1]. Forte de ce constat, la majorité de Viktor Orbán a fait adopter une Constitution (dont la promulgation est annoncée pour le 1er janvier 2012) qui affaiblit tous les contre-pouvoirs et marque un retour à une vision de la soumission du citoyen à l’État[2]. L’actuel pouvoir prétend s’inscrire dans une séquence de plusieurs décennies sans alternance, au nom de sa capacité sans concurrence à représenter la nation hongroise (discours secret du 5 septembre 2009 de V. Orbán à Kötcse rendu public sous forme de discours programme en février 2010). Cette forme de paternalisme politique, qui attend des élites intellectuelles qu’elles renoncent à la politique, ne rompt avec le kadarisme des années 1980 que par une agressivité assumée contre les intellectuels. Ce qui finit par toucher certains de ses propres partisans. Et se traduit par une politique qui instrumentalise les critiques venues des privilégiés de la culture. Maîtrisant l’essentiel des médias, le pouvoir se présente comme défenseur du peuple contre des cosmopolites longtemps inféodés aux communistes, et comme protecteur des intérêts de la vraie nation, ce qui fonde le discours intérieur du pouvoir hongrois.

Mais pourquoi s’intéresser dans ce contexte à la «politique historique», pour reprendre un terme bien établi en Pologne du temps des frères Kaczyński ? C’est qu’au-delà des luttes politiques qui devraient finir par être tranchées par le suffrage universel, la mise en loi de l’histoire et du rapport à l’histoire joue sur une temporalité bien plus longue et pourrait peser très lourdement sur la construction européenne et les relations de bon voisinage de la Hongrie. Le traité de Trianon a ainsi fait l’objet des premières lois votées par la nouvelle majorité, pour établir un jour de souvenir national (2010). Et on sait que les lois sur la nationalité ont été transformées, en écho à ce discours historique, pour permettre à des Hongrois citoyens des pays voisins de voter en Hongrie.

1re étape : fin du contrôle civique de l’accès aux documents des services secrets

Mais, ce qui est moins connu, c’est la révision globale de l’histoire hongroise, de l’occupation allemande (19 mars 1944) à la mise en place d’un gouvernement sur la base d’élections libres (2 mai 1990). Pour ce faire, trois outils ont été utilisés. Le premier a visé la procédure de déclassification (autorisation d’accès aux lecteurs) des documents de la police politique de l’avant-1990. Dans l’ère post-communiste, pourtant présentée comme anti-démocratique de nos jours, l’État hongrois avait fini par accepter, non sans difficulté, qu’un comité doté de représentants installés pour leur compétences civiques ou historiennes, participe à l’étude des documents permettant d’établir la liste des « agents ». Le sens du progrès consiste tout simplement à donner aux actuels services secrets (Office de protection de la Constitution) -et non pas à des archivistes- la haute main sur l’accessibilité de ces documents, produits par leur prédécesseurs communistes. Cette étape a été close en décembre 2010, avec la dissolution du comité Kenedi, du nom de son initiateur et chef, János Kenedi. Ainsi s’est achevée la période d’ouverture démocratique mise en œuvre par les gouvernements hongrois depuis 2003 en autorisant des «civils» à participer à la déclassification.

2e étape : dispersion des dossiers personnels des victimes

La deuxième étape du processus a visé le contenu même d’une bonne partie des archives des services secrets hongrois. En effet, pour le ministère de l’Administration publique et de la Justice, « un État de droit ne peut garder des donnéees personnelles collectées sur les citoyens par des moyens ne relevant pas de l’État de droit ». Désormais, pour les personnes mises en cause dans les documents, il ne s’agit plus d’aller les consulter mais de repartir avec, et elles sont explicitement autoriser à les détruire. Cette idée originale -une de plus que le premier gouvernement Orbán n’avait pas eue entre 1998 et 2002-, a une portée potentiellement encore plus définitive que le retour au contrôle « vieille école » de l’accès aux documents imposé dans la première étape. En effet, les documents concernés sont en grande partie déjà accessibles (avec des restrictions justement liées à la protection des informations personnelles). La résolution prise le 15 décembre fixe des missions claires au ministre de l’Administration publique et de la Justice: d’ici le 30 novembre 2011, il doit préparer et présenter au Conseil des ministres un projet de loi sur la restitution aux personnes en ayant été la cible des « documents écrits, associés à des activités des services secrets, présents dans des bases de données établies dans des cadres ne relevant pas de l’État de droit, au cours du régime précédent ». Le but est de réaliser une « compensation informationnelle » des plus larges, autrement dit de permettre aux victimes de tout savoir, du moins en théorie. Mais il faudrait aussi protéger les victimes dans leur droit à la protection des informations personnelles.

Ces nobles objectifs, souvent contradictoires (une victime peut-elle savoir quelque chose d’une autre victime ?), butent toutefois sur quelques obstacles soulevés par la mise en œuvre de telles mesures et leurs conséquences évidentes sur la connaissance du passé. Au titre des premiers, il suffit de rappeler l’entrecroisement entre informations disponibles dans les dossiers, même quand il s’agit de ceux d’une seule et même personne. Le cas célèbre du père de Péter Esterházy suffit à comprendre un irréductible enchevêtrement qui aboutit, dans la logique de la loi, à donner l’original du dossier à de très nombreuses victimes[3]. Car les dossiers sont souvent ceux des agents! Au titre de l’impact sur le travail des historiens il s’agit d’une innovation intéressante, mais qui effraie même Mária Schmidt. Elle est, depuis 2002 et par la grâce de Viktor Orbán, directrice de la fameuse Maison-Musée de la Terreur à Budapest. Cette personnalité peu suspecte de compromission à gauche ou libérale a déclaré, en décembre 2010, que l’idée n’avait pas fait l’objet de consultations au sein de la droite conservatrice avec ses propres historiens, et que les responsables du ministère s’étaient engagés à consulter ces derniers dans les mois à venir. En pratique, si les mesures prévues sont effectivement appliquées, deux conséquences principales sont à prévoir. La première est méthodologique. On ne pourra plus connaître que le côté administratif et officiel des affaires et de la politique menée. L’historien se retrouvera dans la position d’un commentateur sportif ne pouvant voir qu’une seule équipe sur le terrain, et encore. La deuxième est plus technique mais non moins globale: les dossiers disparus permettront des falsifications sans fin et des interprétations encore plus sauvages que ce qui est déjà en cours. Car, à l’heure actuelle, les documents sont consultables par tous les chercheurs, ce qui ne sera plus le cas. Les visions partielles seront alors sanctifiées, ce qui risque de priver la société hongroise et les sociétés européennes du droit à la connaissance du passé. La deuxième étape, elle, n’est pas encore terminée. Nous attendons donc les prochains développements. Le gouvernement reculera-t-il ?

3e étape : suspension de l’histoire entre le 19 mars 1944 et le 23 mai 1990

Une chose est sûre, la troisième étape, elle, a déjà commencé. Il s’agit de l’affirmation d’une politique historique au niveau constitutionnel, qui s’accompagne de l’affaiblissement du statut du chercheur. La Loi fondamentale adoptée le 18 avril 2010 et publiée le 25, mais non encore promulguée, commence par demander la bénédiction de Dieu pour les Hongrois et continue par un « credo national » : « Nous, les membres de la nation hongroise,... » qui invoque Saint Étienne, tous les Hongrois et l’unité spirituelle et intellectuelle de ceux-ci, donc des citoyens hongrois d’autres États. La « Sainte couronne [...]personnifie la continuité constitutionnelle étatique de la Hongrie et son unité nationale », ce qui, vu ce qui a été précisé auparavant, peut laisser croire qu’un conflit de loyauté s’impose aux Hongrois des pays voisins. Mais le passage qui concerne directement la troisième étape du processus de révision de l’histoire nationale depuis 1944 est inclus dans les dernières phases du credo : « Nous ne reconnaissons pas la suspension de notre Constitution historique résultant des occupations étrangères. Nous refusons la prescription des crimes inhumains commis contre la nation et les citoyens hongrois sous le pouvoir des dictatures nationale-socialiste et communiste. / Nous ne reconnaissons pas la Constitution communiste de 1949 car elle fut le fondement d’une tyrannie, et c’est pourquoi nous proclamons son invalidité. / Nous sommes d’accord avec les députés de la première Assemblée nationale libre qui ont, dans leur première résolution, affirmé que notre liberté d’aujourd’hui a pris son essor à partir de notre révolution de 1956 »[4].

Si la nouvelle Loi fondamentale est appliquée, alors seront créés en Hongrie à la fois un système de rupture de la continuité juridique et un processus de judiciarisation de la lutte contre les criminels communistes de l’avant 1990. Délégitimations juridique et judiciaire s’alimenteront l’une l’autre pour aboutir à des résultats difficiles à prédire. Or, les détenteurs du pouvoir actuels n’ont eu de cesse de menacer des foudres de la justice les dirigeants des années 2002-2010 et le mirage de la justice éradicatrice et purificatrice a fait office de dogme dans la propagande électorale, puis dans bon nombre de discours depuis le printemps 2010. On en revient donc au point de départ. La majorité actuelle semble vouloir faire de de la nouvelle Constitution un outil pour réaliser l’objectif fixé en septembre 2009 par Viktor Orbán : un pays où ce n’est plus le débat contradictoire qui produirait la politique. Une juste politique sans contrepoids à l’exécutif pourrait alors durablement s’installer. Un discours certes destiné essentiellement à un auditoire de fidèles, mais traduit en actes législatifs et qui ne doit pas être oublié quand, dans des déclarations aux accents libéraux, l’actuel président du Conseil européen affirme qu’il représente les valeurs de l’Union. Quant à la recherche, comme l’a remarqué le juriste Gábor Hamza, le texte refuse de prévoir la garantie des moyens qui lui seront accordés, même s’il maintient presque mot pour mot l’autonomie de son évaluation (assurée exclusivement par des chercheurs) et la liberté de la recherche scientifique (article X).

La situation est donc contradictoire et incertaine. Le gouvernement caresse l’opinion la plus nationaliste -qui croit qu’il y a plus de 50 % de Hongrois en Transylvanie et que les Juifs mènent un complot anti-national sans doute aidés par les criminels tsiganes- et tente d’établir un ordre bétonné qui ne tolère que difficilement les opinions divergentes (loi sur les médias, procureurs soumis au ministre, Cour constitutionnelle neutralisée, etc.), mais garde en même temps des structures institutionnelles propres, en principe, à un État de droit. Or, l’introduction progressive, en trois étapes, de la «politique historique» aboutit à une impasse. Comment le pays pourra-t-il se comprendre lui-même et être compris à l’échelle européenne si les conditions de la recherche sont dégradées et le champ des interprétations tolérées réduit? Que faire, dans les nouvelles conditions qu’imposera la Constitution, des décisions de Horthy, acceptant et favorisant puis suspendant les déportations à Auschwitz (juillet 1944) ? Lui, mais surtout d’éventuels acteurs de l’époque encore en vie, seront-ils considérés comme irresponsables ? Ou à l’inverse ? Appliquera-t-on les mêmes normes pour les périodes suivantes ? Tout semble mis en œuvre pour isoler la Hongrie et marginaliser ses intellectuels un tant soit peu critiques, même à droite. Avoir les deux tiers des sièges au Parlement à partir d’un quart à peine du corps électoral est une chose, entraîner le pays sur un chemin qui peut priver une partie de sa jeunesse d’ouverture européenne et mondiale en est une autre. Il reste à espérer que, les étapes 2 et 3 ne devant se réaliser pleinement qu’en 2012, les autorités hongroises choisiront de modérer des ambitions éradicatrices dont la portée dépasse de très loin le jeu politicien hongrois.

Notes :
[1] Voir Veronika Zagyi, «Loi sur les médias et débat médiatique à la hongroise», Regard sur l’Est, 10 avril 2011 ; Pierre Verluise, «La Hongrie d’Orban», Diploweb, 1er mai 2011, http://www.diploweb.com/La-Hongrie-d-Orban.html, Martin Tharp, «The rubber-stamp and the cyber-troll», Eurozine, 1er mars 2011, http://www.eurozine.com/articles/2011-03-01-tharp-en.html et Miklós Haraszti, «Notes on Hungary's media law package», Eurozine,1er mars 2011, http://www.eurozine.com/articles/2011-03-01-haraszti-en.html.
[2] Sébastien Gobert, «Hongrie. La Constitution de la ‘zone grise’», Regard sur l’Est, 15 mai 2011
[3] Peter Esterhazy, Revu et corrigé, Gallimard, Paris, 2005. Dans ce livre, l’auteur raconte sa découverte du passé d’agent de son père dont il a obtenu, sans s’attendre à ce résultat, le dossier dans les archives.
[4] En fait, le dernier soldat soviétique a quitté la Hongrie le 19 juin 1991 mais la date retenue pour le retour à la souveraineté est le 2 mai 1990, moment où le Parlement démocratiquement élu est entré en fonction.

Sources :
Le site http://www.nagyitas.hu présente le discours de Kötcse et l’intervention sur l’apolitisme attendu des intellectuels (Frigyes Solymosi, 14 avril 2010), parmi d’autres documents de la Fidesz.
Information officielle sur les étapes 1 et 2 : http://www.kim.gov.hu/tevekenyseg/tevekhirek/kenedi20101220.html
Paul Lendvai, « Le peuple le plus seul d’Europe », Neue Zürcher Zeitung, 21 février 2011 ; en hongrois sur www.galamus.hu.
Les débats sur la future Constitution sont consultables en vidéo sur http://www.mkogy.hu, le site du Parlement. Pour le Jobbik, voir Zoltán Balczó, le 22 mars 2011.

* Paul GRADVOHL est Maître de conférences habilité, civilisation de l’Europe centrale, Université Nancy 2

Source photo : Rákóczi út, Budapest (© Assen SLIM, mai 2011).

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