Depuis l'arrivée au pouvoir du nouveau maire de Moscou, Sergueï Sobianine, les associations de défense du patrimoine architectural de la ville ont retrouvé espoir. Après deux décennies de frénésie immobilière, de démolitions et de reconstructions contestées, les autorités municipales de la capitale russe semblent vouloir introduire une nouvelle politique de conservation.
En novembre 2010, quelques jours seulement après sa nomination par le président Medvedev, le nouveau maire de Moscou, S. Sobianine, a donné le ton : il a déclaré qu'il fallait cesser, dans la mesure du possible, la construction de nouveaux immeubles commerciaux et de bureaux dans le centre ville. Si le but premier est de désengorger le trafic, cette déclaration n'en demeure pas moins une rupture avec l'ère de son prédécesseur Iouri Loujkov, qui s'était caractérisée par une densification phénoménale de l’espace urbain.
Au cours des mois suivants, les déclarations du même ordre se sont succédées. La nouvelle équipe à la tête de la mairie a décidé de suspendre la mise en œuvre du Genplan -le plan général d'urbanisme pour 2025 élaboré par le Comité d’Architecture et d’Urbanisme de la Ville de Moscou- affirmant qu'il devait être revu. Au début du mois de mars 2011, le chef du département municipal pour le Patrimoine culturel (Moskomnasledie), Alexandre Kibovski, a proposé que toute la zone se trouvant à l'intérieur de l'Anneau des jardins soit décrétée « site de patrimoine culturel »[1]. Enfin, au début du mois de mai, le nouvel exécutif municipal a pris des mesures concrètes : le maire S. Sobianine a ordonné au Moskomnasledie de suspendre provisoirement la délivrance de permis de démolition et a annoncé que la mairie s’était lancée dans une révision des autorisations délivrées illégalement. Dimanche 15 mai, sur la première chaîne de télévision russe, Sobianine s’est attaqué aux promoteurs immobiliers « qui avaient l’intention de détruire le centre historique de la capitale », avant de menacer de poursuites pénales les fonctionnaires ayant autorisé la démolition d’une célèbre maison du 19e siècle de la rue Bolchaïa Iakimanka.
Fin de l'âge d'or pour les promoteurs ?
Depuis la chute de l’union soviétique, la ville de Moscou a connu un développement immobilier sans précédent, encouragé par les autorités municipales. La municipalité étant propriétaire d'une très grande partie du sol de la capitale, elle a eu un intérêt direct à ce que les investissements soient nombreux[2].
Cette frénésie de construction a été facilitée par une application peu rigoureuse des lois protégeant le patrimoine architectural. À partir de la deuxième moitié des années 1990 et durant les années 2000, des centaines de bâtiments protégés ont été démolis[3], parfois suite à des expertises commandées par les investisseurs immobiliers et démontrant que les édifices étaient dans un état de ruine permettant de justifier la démolition. En outre, les reconstructions qui ont remplacé les bâtiments historiques n’en sont souvent qu’un pâle pastiche : seule la façade donnant sur la rue rappelle l'édifice original, mais la structure de l’édifice a été entièrement repensée et des étages supplémentaires ont été ajoutés.
De telles transformations ne sont pas conformes à la législation fédérale et municipale[4], qui stipule que, pour les monuments historiques et les bâtiments se trouvant dans les zones protégées[5], seule la restauration est autorisée: il est interdit de détruire ces édifices et de les reconstruire en en modifiant les dimensions ou l’aspect, ou d’ériger de nouvelles constructions. Des instruments permettant la mise en application de ces normes existent : le département municipal pour le Patrimoine culturel est chargé de contrôler l’application de la législation fédérale et municipale. Mais son poids est faible et les procédures sont lentes. Avant qu’un cas soit porté devant les tribunaux, les monuments historiques sont souvent déjà démolis.
Au mois de mai 2011, le nouveau maire a annoncé que de tels écarts dans l’application de la loi ne seront plus permis par les autorités. Il espère ainsi que les investisseurs seront moins enclins à démolir des bâtiments protégés, puisque qu’ils ne pourront plus se permettre d’en agrandir illégalement la surface.
L’héritage de la période Loujkov
La fin des années 1990 et les années 2000 se sont donc caractérisées par un manque de rigueur dans l’application des lois de protection du patrimoine, et par l’absence de sanctions à l’encontre de ceux qui ne les respectaient pas. En 2004, lors de la reconstruction contestée du nouveau Manège, Iouri Loujkov aurait déclaré à Alexeï Kometch, militant pour la défense du patrimoine, cette phrase désormais célèbre : « La loi n'est pas un dogme, mais matière à philosopher »[6]. Une théorie que le maire n’a pas hésité à mettre en pratique : ses goûts architecturaux tout comme ses intérêts (sa femme Elena Baturina possède l’une des plus grandes firmes de construction de la capitale) semblent avoir souvent primé sur les lois et l’avis des comités d’experts en patrimoine[7].
Ce « nihilisme légal » comme le nomment les Russes, n'est bien sûr pas l'unique facteur expliquant les reconstructions réalisées à tour de bras ces vingt dernières années. L’intensification du trafic urbain – dû à la forte augmentation du nombre de voitures – ainsi que l’état désastreux de très nombreux immeubles ont forcé les autorités municipales à entreprendre des projets immobiliers et urbanistiques de grande envergure pouvant affecter le patrimoine architectural.
Des éléments plus idéologiques expliquent aussi les choix des autorités moscovites en matière de conservation. Sous l’ère Loujkov, une certaine vision de la restauration s’est développée, suivant laquelle la copie d'un monument aurait autant de valeur, si ce n’est davantage que l'original. Le maire lui-même a défendu cette position dans un article publié par le quotidien Izvestia en 2004[8]. Cette approche, bien qu’elle s’oppose aux principes de la Charte internationale de Venise (1964), est désormais envisagée dans certains cas par les institutions internationales de protection du patrimoine. La Déclaration de Dresde (1982) ou la Charte de Riga (2000), par exemple, reconnaissent comme légitime la reconstruction de monuments en cas de destruction de la ville dans des conditions singulières. La question de l’authenticité est contrebalancée par la nécessité de redonner à une ville son paysage perdu. On peut donc estimer que la réédification, par les autorités moscovites, de bâtiments historiques ayant été rayés de la carte par le pouvoir soviétique (comme la Cathédrale du Christ Saint-Sauveur reconstruite entre 1995 et 2000) relève d’une approche similaire.
Le rapport que la mairie dirigée par Loujkov entretenait avec le patrimoine architectural de la capitale est complexe. D’un côté, les autorités moscovites ont permis la démolition de centaines de bâtiments anciens. Mais de l’autre côté, désirant donner à la ville un cachet historique, elles ont entrepris la reconstruction de monuments emblématiques qui n’existaient plus, et ont même édifié des bâtiments entièrement nouveaux réalisés dans un style ancien ou faisant référence à l’histoire et au folklore russes. La chercheuse S. Boym décrit cette Moscou postmoderne, peu soucieuse de l’authenticité et qui efface certaines traces de son passé pour s’en recréer d’autres, comme une ville « historique dans sa forme, mais anti-historique dans son contenu »[9].
Le réveil des militants
Dans un tel contexte, les promesses de la nouvelle mairie de Moscou ont réjoui les défenseurs du patrimoine, dont le nombre a augmenté de manière significative depuis la fin des années 2000. Durant l’époque soviétique et les années 1990, les individus intéressés par cette question étaient principalement des chercheurs, des journalistes ou des architectes. Mais lorsque les démolitions – qui concernaient jusqu’ici les anciennes demeures connues des experts – ont commencé à affecter des monuments emblématiques du centre-ville, tels que l’hôtel Moskva ou le grand magasin pour enfants Detskiï mir, il est devenu difficile de ne pas constater l’ampleur de la destruction, et c’est sûrement ce qui a poussé les citoyens à réagir, estime Konstantin Mikhaïlov, coordinateur de l’association Arkhnadzor.
A partir du milieu des années 2000, différents types de projets réunissant les amoureux du patrimoine ont vu le jour : le site Internet Moskva kotoroï niet (Moscou qui n’est pas), la Moscow Architecture Preservation Society (MAPS) ou plus récemment Arkhnadzor, qui réunit les membres de plusieurs associations et s’est imposé comme le chef de file du mouvement.
Arkhnadzor et Moskva kotoroï niet allient action directe et manifestations pour tenter de stopper les démolitions, avec des visites guidées ou expositions consacrées à l’histoire de la ville. Parallèlement à ces structures à l’échelle de la capitale, on trouve aussi des groupes réunissant les habitants de différents quartiers – tels que l’Arbat ou les alentours de la rue Tverskaïa – qui ont décidé de lutter pour préserver leur environnement quotidien. Enfin, fait marquant, le profil des membres de ces associations rajeunit. « La ville est devenue un thème majeur » affirme le jeune Askar Ramazanov, architecte de formation et fondateur du très branché Theory and Practice, un projet éducatif nouvelle génération. « La conservation du patrimoine est devenue à la mode, alors que ce n’était pas le cas quand nous avons commencé, en 2004 », confirme Clementine Cecile, coordinatrice de MAPS. Une tendance qui semble dans sa phase ascendante : le journal bimensuel Bolchoï Gorod, dont le public cible est la jeunesse urbaine, a publié déjà à deux reprises, en avril 2011, une section de deux pages appelée « immobilier », où l’histoire d’un édifice ancien est racontée aux lecteurs, photos à l’appui.
Vers un plus grand dialogue ?
Si les défenseurs du patrimoine saluent la nouvelle attitude de la mairie, ils n’en demeurent pas moins critiques et la réserve reste de mise. S. Sobianine n’a pas encore clairement défini quelle était sa vision du développement de la ville pour les années à venir, et c’est justement l’un des reproches qui lui est fait par les militants. Une critique qui s’appliquait déjà au Genplan approuvé par le parlement de Moscou avant le départ de Loujkov : l’organisation Arkhnadzor reprochait au plan d’urbanisme de ne pas contenir de stratégie de conservation du patrimoine culturel.
Malgré l’absence de propositions stratégiques concrètes, le nouvel exécutif moscovite a montré qu’il était disposé à engager un dialogue plus franc avec la société civile. En octobre 2010, un premier pas a été fait dans ce sens : les défenseurs du patrimoine ont été reçus par le maire par intérim, Vladimir Ressine, qui leur a promis de les associer au travail du Moskomnasledie. En mars 2011, le président russe Dmitri Medvedev s’est fait l’écho des revendications des défenseurs du patrimoine lors de sa rencontre avec le maire S. Sobianine. Plus récemment encore, la mairie a annoncé la mise en place, au sein du département, d’une hotline que l’on peut contacter si l’on découvre qu’un bâtiment historique dans la capitale est en train d’être démoli.
Le processus de restauration de sites emblématiques sera peut-être aussi plus transparent à l’avenir, si l’on en juge par la démarche participative mise en place pour la transformation du célèbre Parc Gorki, engagée par la mairie. Construit sous Staline, ce parc très fréquenté par les Moscovites a perdu au fil de décennies son aspect d’origine. Récemment, le directeur du parc et les autorités municipales ont invité le tout nouvel institut privé d’architecture Strelka[10] à intervenir en tant qu’intermédiaire et consultant sur ce projet. Dans le cadre de cette collaboration, l’institut a déjà annoncé que des rencontres publiques auront lieu à l’été 2011 pour discuter de l’avenir du lieu et définir quelles sont les attentes des différentes parties impliquées (visiteurs, investisseurs, autorités municipales), afin d’orienter les architectes qui présenteront leurs projets. Une première dans son genre, puisque jusqu’ici les plans de reconstructions de sites historiques s’élaboraient généralement à l’abri des regards de la société civile.
Notes :
[1] Le terme, dostoprimetchatelnoe mesto, est défini par la loi fédérale n° 73 du 25 juin 2002 et désigne une grande diversité de sites: lieux de mémoire, vestiges archéologiques, lieux sacrés. Les sites du patrimoine culturel entrent dans la catégorie des objets protégés (obekty kulturnogo nasledia), au même titre que les monuments historiques, mais la législation est moins stricte à leur égard.
[2] Anna Badyina & Oleg Golubchikov, “Conquering the inner-city: Urban redevelopment and gentrification in Moscow” in Sasha Tsenkova & Zorica Nedović-Budić (dir.), The urban mosaic of post-socialist Europe: Space, Institutions and policy, Heidelberg: Physica Verlag, 2006, p. 203.
[3] Selon l’organisation MAPS, entre 2002 et 2007, environ un millier d’édifices anciens ont été détruits, parmi lesquels 200 seraient des bâtiments protégés.
[4] Il s’agit de la loi fédérale n° 73 du 25.06.2002 (portant sur les objets du patrimoine culturel), des lois municipales n° 26 du 14.07.2000 (portant sur les monuments historiques) et n°40 du 9 juin 2004 (portant sur les zones protégées et leurs abords).
[5] Le terme « zone protégée » désigne les abords immédiats d’un monument. Cette zone est soumise à une réglementation stricte en matière de constructions et de destructions.
[6] Cf. http://moskva.kotoroy.net/press/50.html (consulté le 10 mai 2011)
[7] Adam Wilkinson, « 10 Threats to Historic Moscow » in Cecile, Clementine & Edmund Harris (dir.), Moscow Heritage at Crisis Point, Moscou : MAPS and SAVE Europe’s Heritage, 2009, p. 72-73.
[8] Cf. http://moskva.kotoroy.net/press/55.html (consulté le 10 mai 2011)
[9] Svetlana Boym,The Future of Nostalgia, New York: Basic Books, 2001, p.99.
[10] Strelka est un institut d’études postgrades qui a ouvert ses portes en 2010. Il offre une formation interdisciplinaire dans le domaine de l’architecture, du design et des médias. Il s’agit d’une institution privée à but non lucratif et philanthropique, financée par l’homme d’affaire Alexander Mamut.
Le informations concernant la période Sobianine sont tirées d’articles publiés sur le site internet des agences de presse Interfax (http://www.interfax.com/) et Aguenstvo Arkhitekturnykh Novosteï (http://agency.archi.ru/), ainsi que sur le portail d’information http://archi.ru/, entre novembre 2010 et mai 2011.
* Isabelle CORNAZ est Journaliste
Photo : Eric Le Bourhis, 2008.