Jaroslav Melnik est un être difficile à saisir. À la fois écrivain et philosophe, adepte de la dystopie, du polar, de l’essai philosophique et de la critique littéraire, Lituanien mais aussi Ukrainien, locuteur de bien d’autres langues encore, porteur de deux noms, il ne se laisse pas contraindre par des étiquettes qui, toutes, le réduiraient.
D’emblée, Jaroslav Melnik prévient : certes, il maîtrise aussi bien l’ukrainien que le lituanien ou le russe, à tel point qu’il peut écrire indifféremment dans chacune de ces langues, mais sa préoccupation n’est pas la langue justement. Dans un français parfait, son regard de myope voilé par ses épaisses lunettes, il cherche pourtant le mot juste pour être sûr d’être compris : la langue est un vecteur, un moyen. Ni plus, ni moins. Pas de romantisme échevelé, pas de posture politique, s’il se pose la question de la langue d’écriture de son prochain livre, c’est en fonction des perspectives de traduction à venir. De la potentialité de trouver un traducteur qui lui permettra d’être diffusé en français, en anglais, en polonais, en allemand ou en espéranto (toutes langues, sans exhaustivité, dans lesquelles ses ouvrages sont diffusés). Et, lorsqu’il le faut, il traduit lui-même ses propres livres pour accéder à une langue tierce.
La langue comme vecteur, l’idée comme horizon
Mais Jaroslav Melnik ne se veut pas styliste. Sa finalité est dans l’idée. Foin de longues phrases et d’effets de forme, il ne revendique pas un nombre infini de mots à ses vocabulaires mais se dit adepte du minimalisme. Ce qu’il recherche avant tout, c’est l’émotion et le sentiment. En l’écoutant exposer son approche, on ne peut s’empêcher de penser à Louis-Ferdinand Céline lorsque celui-ci affirmait, péremptoire, qu’« au commencement était l’émotion ». Pas le verbe. Mais l’écrivain maudit revendiquait le style pour susciter l’émotion.
J. Melnik, lui, préfère se référer à Carl Jung. Sa préoccupation est l’identité. Lui dit « le Moi ». Celui-ci ne doit pas se laisser réduire à la « Persona », cette part de la personnalité qui organise le rapport de l’individu à la société et se réduit souvent à un rôle, au masque social. Lorsque l’individu laisse son Moi s’identifier à la Persona, il perd ce Moi et ne sait plus qui il est réellement. J. Melnik n’est pas écrivain, ni philosophe, et personne n’est « rien ». Et de citer Tarkovski, qui utilisait le cinéma pour exprimer son moi profond mais aimait à répéter : « Je ne suis pas cinéaste.»
Dans ses romans, J. Melnik confronte précisément ses héros à la redéfinition de leur Moi, par des prises de conscience qui entraînent des révolutions coperniciennes. C’est le cas dans Espace lointain, salué par la presse française, lauréat du prix « Libr’à nous 2018 » attribué au meilleur roman imaginaire. Le personnage principal, Gabr, qui recouvre la vue dans un monde d’aveugles est confronté aux choix qui s’ouvrent à lui : doit-il ignorer ce changement dès lors qu’il constate que ses congénères ne veulent ni ne peuvent comprendre ce qu’il leur décrit de la véritable réalité et le croient sujet à des hallucinations ? Doit-il changer la société contre la volonté de cette dernière ? Doit-il fuir ? A-t-il réellement le choix, alors qu’il a pris conscience de l’existence de cet espace lointain que les autres ignorent ? Qui est-il désormais, alors que son Moi est définitivement dans l’incapacité morale de se contenter de sa Persona ? C’est le cas également dans Les parias d’Eden, le premier roman de J. Melnik traduit en français, qui met en scène six personnages qui ont transgressé les tabous pour échapper aux souffrances humaines : qu’en est-il de leur libre-arbitre, du poids de leurs actes et de leur prétendue liberté ?
La liberté en ligne de mire
C’est bien cela que vise la réflexion de Jaroslav Melnik : à travers son questionnement sur ce que nous sommes, il tente de nous réconcilier avec notre authentique liberté. Ou, à tout le moins, d’amener son lecteur à y réfléchir. Les héros de J. Melnik ne sont pas philosophes. Mais, par leur épaisseur psychologique, ils invitent le lecteur à philosopher.
L’écrivain cherche aujourd’hui à faire traduire en français son autre dystopie, Macha ou le 4e Reich (succès de librairie en Ukraine où il a été finaliste du BBC Book of the Year Award en 2016, également finaliste du Livre de l’Année 2014 en Lituanie). Ce roman a pour titre original Macha ou le post-fascisme mais J. Melnik est bien conscient des acceptions différentes du terme « fascisme » à l’ouest et à l’est du continent : dans un monde post-hitlérien, la notion de race inférieure a atteint son paroxysme et des milliards d’êtres humains sont non seulement réduits en esclavage mais considérés comme de race tellement inférieure qu’assimilés à des animaux. Ce qui autorise à les consommer. Lorsqu’un des êtres considérés comme humains prend conscience de la condition humaine de ces esclaves, il mesure la monstruosité de la situation qui fait de lui un cannibale. Comme Gabr dans Espace lointain, il doit faire un choix et confronter son éthique à sa liberté. Mais, justement, quelle est sa capacité, quels sont les choix qui s’offrent à lui, quelle est cette liberté ? Dans Espace lointain, Gabr est parfois saisi par le doute, parce que la vérité, si elle le mène à une vie plus spirituelle, est bien moins confortable que son aveuglement précédent. Une fois le masque social de la Persona tombé, qu’en est-il de son identité réelle ?
La liberté de Jaroslav Melnik est, elle, de construire son identité d’auteur dans la multiplicité de ses facettes. Connu comme écrivain lituanien en Lituanie, Jaroslavas Melnikas paraît s’accommoder parfaitement d’être aussi Jaroslav Melnik (Ярослав Мельник) en Ukraine et dans le reste du monde. Prédisposé à l’introspection, il estime qu’il relève de son destin de se trouver à cheval sur plusieurs mondes. Et qu’il relève de sa liberté philosophique de ne pas souhaiter appartenir à un unique contexte, qui limiterait son esprit.
L'écrivain précise que c’est à dessein que ses dystopies n’ont pas de contexte géographique ou systémique identifiable. Il s’adresse à un lectorat universel et s’étonne un peu de peiner à trouver un éditeur en France pour Macha ou le 4e Reich, qui fait tellement écho aux préoccupations européennes, voire mondiales, alors que montent les populismes et les tendances xénophobes.
Une biographie malgré soi ?
J. Melnik le sait bien : on aime faire sa biographie, raconter son parcours atypique. Depuis longtemps, on s’y acharne. Après des études de philologie à Lviv, il est entré à l’Institut de littérature Gorki à Moscou où il a passé un doctorat. Membre de l’Union des écrivains soviétiques à partir de 1989 (pas assez longtemps pour profiter des privilèges qu’offrait ce statut, précise-t-il dans un sourire), il s’est ensuite installé en Lituanie pour y suivre son épouse d’origine lituanienne qui, lexicographe de renommée internationale, dirige aujourd’hui le département de langues romanes de l’université de Vilnius. Leur fille, elle, achève actuellement sa thèse de doctorat à l’École normale supérieure (ENS) de la rue d’Ulm. Connu comme critique littéraire à Kiev et à Moscou, il avait contribué à des revues aussi prestigieuses que la Literatournaïa Gazeta, Literatournaïa Outchioba ou Novy Mir. Devenu un auteur reconnu en Lituanie, il a ensuite souhaité revenir sur la scène littéraire ukrainienne. C’est là que son éditeur ukrainien lui a expliqué qu’il devait décliner sa biographie, et qu’elle soit intéressante : « Moi, je suis pour l’anonymat. Être anonyme, c’est être vraiment libre. Si tu es quelqu’un, tu es déjà sous contrôle. C’est le texte qui parle, pas ma bio», lui a-t-il répondu. Avant d’accepter un compromis.
Étonné d’abord, quelque peu réticent encore parce que toute bio vous met à l’étroit, il s’est donc plié à l’exercice. Sans être dupe : « Je suis Lituanien par mon passeport, Ukrainien par mon origine. Où est le problème ? J’aime beaucoup la Lituanie, ma deuxième patrie ; j’aime beaucoup l’Ukraine. Mais aussi la France. Je n’ai pas de problèmes avec mon identité ! C’est la société qui a un problème, à vouloir me classifier ; pas moi. Enfin, je dois penser à l’écriture, pas à ces questions. » C’est avec douceur qu’il exprime la perplexité qui est la sienne. Et, il en convient, son histoire personnelle explique peut-être (il n’en est visiblement pas totalement convaincu) les préoccupations qui sont les siennes dans son œuvre littéraire. Il cite le cas de Gabr dans Espace lointain : le héros appartient à trois mondes – celui des aveugles, celui des terroristes et celui de l’élite voyante, mais il ne trouve nulle part la vraie vie. Il fuit alors tous ces mondes pour tenter de rejoindre l’espace lointain et chercher, hors des systèmes dans lesquels il n’était qu’un rouage, son vrai Moi…
Il est clair, notamment, que l’écrivain n’aime pas se laisser réduire à ce qualificatif d’« enfant de Staline » dont l’avait affublé il y a quelques années un grand hebdomadaire français, au prétexte que ses parents s’étaient connus au goulag, déportés « pour rien ». Mais il reconnaît que, sans cet épisode tragique, il n’existerait sans doute pas. Il accepte aussi, quoiqu’avec réticence, l’idée selon laquelle cette histoire familiale influence peut-être ses écrits et ses préoccupations, son goût pour les dystopies, les récits en milieu totalitaire et les fausses vérités.
Mais ce n’est pas tout. Loin de là : un philosophe antique à qui on demandait quelle était sa ville d’origine répondait : « Je viens du cosmos ! »
Ouvrages de Jaroslav Melnik traduits en français :
Jaroslav Melnik, Les parias d’Eden, Robert Laffont, Paris, 1997.
Jaroslav Melnik, Espace lointain, Agullo, 2017 (en livre de poche, 2018).
Photo : Auteure
* Céline Bayou est rédactrice en chef de Regard sur l’Est.