Kirghizstan : un projet de loi sur les “agents de l’étranger” calqué sur le modèle russe

Depuis l’arrivée de Sadyr Japarov à la tête de l’État kirghiz en 2020, les pratiques autoritaires se sont renforcées dans ce petit pays montagneux d’Asie centrale longtemps décrit comme un « îlot de démocratie » dans la région. Désormais, la société civile est en ligne de mire d’un gouvernement qui souhaite étouffer les contre-pouvoirs.


Vue aérienne de Bichkek.La modification récente de drapeau au Kirghizstan, justifiée par le fait que son élément central évoquait plus un tournesol – symbole de dépendance et de servilité – qu’un soleil, constitue une belle métaphore des priorités des autorités du pays. Obsédées par le risque de contestation de leur légitimité, celles-ci souhaitent en ce moment faire passer une loi sur les agents de l’étranger. Les organisations non gouvernementales (ONG) apparues à la chute de l’URSS, alors que le pays cherchait de nouvelles alliances afin de pallier le retrait de la Russie, sont aujourd’hui considérées par le gouvernement comme des agents d’influence qui doivent être contenus. Le 25 octobre 2023, le Parlement kirghiz a ainsi adopté en première lecture (52 voix pour, 7 contre) un projet de loi sur les « représentants étrangers », texte copié sur la tristement célèbre loi russe sur les « agents de l’étranger ». Ce projet s’inscrit dans la lignée d’une série de textes législatifs mais aussi d’arrestations arbitraires qui placent le mandat du président Sadyr Japarov sous le signe du recul de la démocratie.

Le Kirghizstan, seule démocratie d’Asie centrale ?

Au lendemain de son indépendance, le Kirghizstan s’est rapidement caractérisé par ses engagements internationaux et la création d’un environnement politique et juridique propice au développement de la société civile et au pluralisme des médias. Il a été le deuxième pays de la région, après le Kazakhstan, à rejoindre la Banque mondiale dès 1992, et le premier à adhérer à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1998. Son intégration au tissu international a été complétée par sa ratification du Pacte international relatif aux droits civiques et politiques de l’ONU en 1994 et son adhésion à la Commission de Venise du Conseil de l’Europe en 2004. Ce contexte d’ouverture a valu au Kirghizstan d’être qualifié d’îlot de la démocratie(1), l’alignement sur les normes internationales étant interprété par les observateurs internationaux comme la traduction d’une volonté de démocratisation et de libéralisme. C’est sur cette base que des milliers d’ONG impulsées par des bailleurs de fonds occidentaux se sont installées dans le pays.

Le projet de loi sur les représentants étrangers, lui, a été rédigé dans le cadre d’un changement législatif profond mené par S. Japarov depuis son accession au pouvoir. Dès 2021, le nouveau chef de l’État initie un changement de la Constitution par référendum qui réaménage les pouvoirs en faveur du Président. La modification de la Loi fondamentale est complétée par un processus d’« amendements de certains actes législatifs », dans le cadre duquel ce projet de loi est présenté. Il fait écho à une démarche similaire menée en 2013 et qui proposait, elle aussi, des amendements législatifs et une loi sur les agents étrangers. Mais, à l’issue de quatre ans de discussions, cette dernière avait été rejetée par le Parlement qui s’était conformé aux avis négatifs émis par la Commission de Venise et par l’OSCE. Dix ans plus tard, c’est un projet de loi presque identique qui est proposé.

Quelle justification pour ce projet de loi ?

Copié à 69 % de son modèle poutinien qui a contribué à mettre à terre la société civile russe, l’objectif du projet de loi kirghiz est, comme son nom l’indique, de qualifier les ONG qui reçoivent de l’argent de sources étrangères de « représentants étrangers ». Selon le texte de loi, ces dernières « participent, y compris dans l'intérêt de sources étrangères, aux activités politiques menées sur le territoire de la République kirghize »(2).

Les organisations de surveillance juridique kirghizes et internationales qui ont analysé le projet de loi en soulignent le flou terminologique à leur sens dangereux : les notions d’activité politique et de financement étranger sont habilement employées sans contours clairs, ce qui leur fait craindre une application politisée de cette loi. La justification même de cette loi leur semble répondre à des critères subjectifs.

Pour les autorités, en revanche, la loi actuelle régissant les activités des ONG et qui date de 1999 « ne répondrait plus aux réalités actuelles ». L’initiatrice du projet de loi, la députée Nadira Narmatova a ainsi déclaré que : « La loi actuelle sur les ONG ne convient pas et il est nécessaire de renforcer le contrôle de ces organisations, au nom des intérêts, de la sécurité et de l’intégrité de l’État. »

Les autorités affichent donc une méfiance de principe envers les ONG. Selon les opposants à la loi, elle traduirait une dissonance entre la perception qu’ont les autorités de leur activité et la réalité. En effet, les ONG compenseraient en fait les déficiences de l’État grâce à des financements étrangers qui ne sont pas disponibles au niveau national. Celles qui chercheraient à influencer le gouvernement sur le plan politique ne le feraient pas dans une démarche d’ingérence, mais dans le but d’améliorer les conditions économiques et sociales des citoyens du Kirghizstan. L’argument avancé par les législateurs arguant du besoin de protection de la sécurité nationale serait d’ailleurs invalidé par l’absence de cas enregistrés d’ONG dont les activités auraient pour objectif de porter atteinte à l’État. De même, la logique de surveillance des financements étrangers est hypocrite, alors que la majeure partie des fonds étrangers qui arrivent au Kirghizstan passe de toute façon par les caisses de l’État et des organisations commerciales, qui ne sont pas visées par ce projet de loi.

Une approche récriée au niveau national et international

L’application de cette loi entraînerait une forte ingérence des autorités dans les affaires des ONG, ce qui irait à l’encontre des règles nationales et internationales. Le terme même de « représentant étranger » viole la clause de non-discrimination de la Constitution du Kirghizstan. Sur le fond, ce texte transgresse le droit à l’association inscrit dans la Loi fondamentale du pays et protégé par deux pactes internationaux auxquels le Kirghizstan est partie, à savoir la Déclaration des droits de l’homme (art. 20) et le Pacte international des droits civiques et politiques (art. 22). L’article 17 du Pacte, qui protège contre les immixtions arbitraires ou illégales dans la vie privée, serait également bafoué : le gouvernement pourrait réclamer des documents internes aux ONG et envoyer des représentants officiels en leur sein de manière arbitraire.

Les organisations qui ne rempliraient pas les conditions de la loi sur les représentants étrangers pourraient voir leurs activités suspendues sans passage au tribunal et sans possibilité d’appel en justice de cette décision.

Les sanctions en cas de transgression de la loi ne se limiteraient pas seulement à une suspension des activités des ONG visées mais engageraient aussi la responsabilité pénale des acteurs. La loi prévoit une amende allant jusqu’à 100 000 soms (environ 1 000€) et 5 ans de prison pour la création d’une ONG dont les activités « impliquent des violences contre des citoyens ou d'autres atteintes à leur santé ou incitent les citoyens à refuser d'accomplir leurs devoirs civiques ou à commettre d'autres actes illégaux »(3). La participation ou encore la promotion des activités d'une telle organisation peut, elle, être sanctionnée d'une amende allant jusqu’à 200 000 soms (environ 2 000€) et 10 ans de prison.

L’argument de Nadira Narmatova selon lequel cette loi ne portera préjudice à personnes puisqu’elle a été conçue afin de garantir l’ordre et la discipline dans le pays ne convainc pas grand-monde. Des voix s’élèvent contre le projet au sein des institutions internationales mais aussi au sein des élites politiques kirghizes. Plusieurs députés ont d’ailleurs retiré leur signature du projet et l’Ombudsman a demandé le retrait du texte dans un souci de respect des standards internationaux et de la Constitution du Kirghizstan. Des médias et des entreprises commerciales ainsi qu’une centaine d’ONG kirghizes ont également exprimé leur opposition au projet de loi. Au niveau international, plusieurs ONG et organisations internationales, dont l’Union européenne et l’ONU, ont dénoncé un projet de loi qui s’appuie sur des fondements et formulations flous et dangereux.

Le 8 décembre 2023, l’administration du Président a envoyé une version retravaillée du projet de loi au groupe de travail chargé de son étude : celui-ci rapporte que le nouveau texte ignore les critiques des acteurs locaux et internationaux et avance des restrictions supplémentaires à l’activité des ONG, qui devront se déclarer comme étant à vocation sociale ou politique. Celles à vocation sociale ne pourront pas à accéder à des financements étrangers et perdront le droit d’organiser des rassemblements pacifiques, une mesure anticonstitutionnelle. L’analyse préliminaire de cette nouvelle version du projet a eu peu de résonance à ce stade, au-delà de quelques articles dans des médias indépendants. Une analyse détaillée, accompagnée de remarques et de recommandations, sera envoyée par le groupe de travail à l’administration du Président et aux autres parties intéressées le 10 janvier 2024. Si le passage du texte au Parlement en deuxième lecture n’a pas été annoncé, la date d’entrée en vigueur de la loi a été reportée au 1er janvier 2025.

 

Notes :

(1) John Anderson, Kyrgyzstan: Central Asia's island of democracy?, Routledge, 2013, 107 p.

(2) Site du Parlement du Kirghizstan.

(3) « UN special rapporteurs have urged the government of the Kyrgyz Republic to reconsider and withdraw the draft law “On Foreign Representatives” », United Nations, 6 octobre 2023.

 

Vignette : Vue aérienne de Bichkek (crédits : Mike Dudin/Unsplash)

 

* Alice Deasy est étudiante de Master 2 en Relations Internationales à l’INALCO. Elle se spécialise dans la couverture journalistique de l’espace post-soviétique (stages et piges pour Reporters sans frontières et pour la revue Kometa).

Lien vers la version anglaise de l’article.

Pour citer cet article : Alice DEASY (2024), « Kirghizstan : un projet de loi sur les “agents de l’étranger” calqué sur le modèle russe », Regard sur l'Est, 8 janvier.

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