La conquête de Bakou

L’Eurovision 2012 a été l’occasion pour la presse internationale de donner un coup de projecteur sur les expropriations à Bakou, révélant les convoitises multiples autour du territoire urbain de la capitale azerbaïdjanaise[1]. Cet article présente les faits et décrit les parties en présence.


Chantier de tours à Bakou : les FlammesLes médias européens ont parlé des expulsions consécutives à la construction d’une salle de spectacle pour accueillir la célèbre compétition suite à la victoire azerbaïdjanaise au concours 2011. La décision du gouvernement semble pourtant disproportionnée par rapport à l’événement. Plus de 100 millions de dollars ont en effet été dépensés pour une éphémère vitrine médiatique. On peut s’interroger sur les raisons d’un tel investissement.

L’histoire semble se répéter: pour les tsars, Bakou fut un joyau de l’empire, puis un symbole de l’intégration des musulmans à l’URSS. Au début du 20e siècle, sa gloire venait des tycoons du pétrole qui érigèrent palais et opéras rivalisant d’opulence avec les grandes capitales européennes. Aujourd’hui, les hydrocarbures sont encore à l’origine de la nouvelle transformation radicale du paysage urbain. Mais qui sont les acteurs de cette mutation?

À l'origine des projets : l’État

Toutes les institutions du pays semblent aux mains de l’administration présidentielle, qui dirige, nomme et révoque, sans réel contre-pouvoir. À Bakou, la municipalité a peu de marge de manœuvre. Ainsi, le front de mer –la partie du foncier la plus convoitée– y est géré directement par la présidence, qui supervise des projets immobiliers monumentaux, visant à transformer Bakou en vitrine futuriste du pays. La réalisation d’un drapeau flottant à 162 mètres de haut comme le projet Baku White City[2] ou le Palais de l’Eurovision en sont des illustrations. L’aménagement de la capitale est l’occasion de discours nationaux, voire patriotiques, comme dans les républiques d’Asie centrale. Les dirigeants élaborent une image de marque pour leur pays, véritable politique de branding pour leur capitale.

Mais l’État n’agit pas directement et ces projets d’envergure semblent toujours résulter d’initiatives privées.

Un pouvoir à plusieurs têtes

Le secteur privé et les institutions publiques paraissent inextricablement imbriqués. La construction des hôtels Marriott, Four Seasons, Hilton ou des immeubles de logements de luxe Port Baku et Altes Plaza est financée par des grandes holdings locales. Or, ces Pasha construction ou Silk Way holding appartiennent à des proches des dirigeants[3], tout comme ISR Holding d’Iskender Khalilov, un oligarque connu à Bakou. L'organisation du pouvoir est visible dans le paysage: les quartiers de la capitale, comme les villes des provinces, sont distribués par ordre protocolaire. Une illustration flagrante de ce système fut l’affaire de Quba en mars 2012, impliquant le ministre des Transports Z. Mammadov[4]. Les prérogatives administratives sont partagées entre les dirigeants, qui veulent profiter du marché juteux de l’immobilier. Chaque «baron» contrôle, ou compte parmi ses clients, des services de l’État. Par exemple, le gérant du réseau de gaz naturel tente de valoriser sa parcelle de pouvoir auprès des promoteurs. Mais certains d’entre eux refusant de payer ce qu'il leur réclame, pour conserver leur marge ou à cause d'inimitiés politiques, beaucoup d’immeubles récents à Bakou ne sont pas desservis en gaz de ville, contrairement aux vieilles bâtisses centenaires. Il existe également une compétition pour obtenir ces prérogatives administratives liées à l’immobilier: Kalamaddin Heydarov, ministre des Situations d'urgence, a obtenu, du fait de son poids politique, que la délivrance des permis de construire relève désormais de son ministère.

Le régime n’est donc pas à l’abri des rivalités entre ses grands dirigeants. Ainsi, la compagnie publique du pétrole SOCAR a fait annuler d’un coup en avril 2012 plus de 15 000 titres de propriété délivrés par la municipalité concernant la banlieue de Bakou, appelée Sülütepe[5]. La validité de ces titres semblait certes douteuse, mais c’est surtout l’importance de la SOCAR dans le système économique du pays qui aurait pesé dans la décision des juges. Ces derniers lui ont attribué la propriété de ces terrains habités pour la plupart par des réfugiés, surtout pour désavouer la municipalité de Bakou. Cette localité du nord-ouest de la capitale a été le théâtre d’expulsions d’habitants avec destruction sauvage de leurs maisons par les services de sécurité de la SOCAR[6]. Bien souvent, le Président doit arbitrer de tels différends entre rivaux qui convoitent les lucratifs terrains de la capitale.

Les expropriations fédèrent l’opposition

Les expropriations de Sülütepe ou autour de la rue Füzuli dans le centre-ville ont fait prendre conscience aux médias occidentaux des conflits engendrés par la rénovation de la ville et ont tempéré les discours laudateurs des dossiers de presse officiels vantant la « Dubaï du Caucase ». Ces événements –attribués par certains au concours de l’Eurovision– sont à l’origine des articles de la presse étrangère, alors que très peu de ces expulsions ont eu lieu sur le site du « Palais de Cristal » destiné à accueillir le spectacle international. Ces dernières ont commencé en 2003, au début du boom de l’immobilier. Mais grâce à elles, les différents courants d’opposition au régime, habituellement divisés, se sont fédérés de manière exceptionnelle derrière cette stratégie d’association Eurovision-expropriations.


Le chantier du jardin d'hiver sur la rue Füzuli, Nicolas Crosnier, 2012.

Un des facteurs de la stabilité du régime actuel repose en effet sur la division et la désorganisation de ses adversaires, qu'on peut regrouper, par ordre chronologique, en trois courants aux contours changeants. Viennent en premier les partis politiques Müsavat et AXCP issus du Front populaire, acteur majeur de l’indépendance de 1991 et de la guerre du Haut-Karabakh. Ces partis sont rejetés dans l’opposition depuis 1993 et leur influence s’effiloche avec le temps. Apparaissent ensuite les ONG travaillant avec leurs homologues occidentales à la promotion de la démocratie, domaine « sensible ». Mais en Azerbaïdjan, le poids du pétrole dans la géopolitique internationale nuit à la sincérité des soutiens occidentaux, comme en témoigne la fermeture en 2011 du bureau local du National Democratic Institute, subdivision de la NED[7], dans l’indifférence générale. Il semble que les ONG peinent à résister à l’emprise du pouvoir et de ses pétrodollars sur la société.

Seul le dernier courant de l’opposition constitué par les organisations de jeunesse garde un certain dynamisme. La nature informelle de ces organisations leur permet d’échapper aux réglementations délibérément tatillonnes relatives aux ONG ou aux partis politiques. L’utilisation des réseaux sociaux leur permet de fonctionner à peu près librement et d’imaginer diverses actions qui, au-delà de leur véritable efficacité, légitiment leur existence aux yeux du pouvoir: en mars 2012, ces groupes ont organisé la première manifestation autorisée depuis sept ans.

Une occasion de se montrer

Cette opposition composite a donc choisi d’attaquer le pouvoir sur la question des expropriations pour plusieurs raisons. En premier lieu, les groupes dissidents, en parfaits connaisseurs des règles de la communication, saisissent l’occasion de l’Eurovision, rare moment où les médias internationaux, massivement présents, écrivent des articles sur l’Azerbaïdjan. Les sujets seront d’autant plus relayés qu’ils sont potentiellement générateurs de polémiques. L’autre raison de la forte implication des opposants au président Aliyev est la relative tolérance du pouvoir vis-à-vis des critiques sur ce sujet des expropriations, tolérance inimaginable sur d’autres questions de société. Des concessions ont ainsi été faites aux habitants touchés par ces procédures d’expropriation, les autorités ayant perçu que les expropriés osaient affronter la police et mobilisaient l'attention des médias nationaux et internationaux. Ils ont notamment pu obtenir des sursis pour des expulsions, s’organiser en collectif de défense et déposer des recours devant les tribunaux. Les avocats de ces collectifs ont même constaté une baisse notable des pratiques de concussion des fonctionnaires. Les différents courants de l'opposition se sont alors emparés de la question et ont orienté avec succès les regards des médias sur cette problématique.

Un projet à risques

La ville de Bakou, en transformation permanente et spectaculaire, n’a toutefois pas les attributs d’une métropole, elle reste à la périphérie des circuits mondiaux de la finance, du commerce, du tourisme. Les dirigeants mènent cependant de front une politique ambitieuse de promotion du tourisme de haut niveau, ainsi que des projets monumentaux «patriotiques». Ainsi, les grands travaux dans la ville poursuivent deux objectifs, l’un de prestige et de notoriété à l'étranger, l’autre de politique intérieure, visant à renforcer la légitimité du pouvoir par son legs territorial. Les infrastructures d’hébergement sont ainsi censées renforcer les candidatures de l’Azerbaïdjan à l’organisation d’autres compétitions sportives prestigieuses (Euro de football et JO 2020). Cependant, certaines caractéristiques du régime amoindrissent la portée de ces actions, diluées dans la cacophonie des intérêts divergents des dirigeants. Enfin, en attirant les regards sur sa capitale, le gouvernement rend audible dans le monde entier les critiques des dissidents, ce qu’ils n’auraient jamais pu faire par eux-mêmes.

Notes :
[1] Ingo Petz, « Das Öl ist Aserbaidschans Fluch und Segen », Tagesspiegel, 26 mars 2012. Annette Langer, « Zwangsräumungen in Baku : Betonklotz ins Schlafzimmer geschleudert », Der Spiegel, 3 avril 2012.
[2] Vaste projet de construction d’un quartier entier ultra-moderne de 250 hectares à la place de la « ville noire », les anciens territoires complètement pollués par les usines Nobel.
[3] Voir « Aliyev's Azerbaijani Empire Grows, As Daughter Joins The Game », Radio Free Europe Azerbaijan.
[4] La ville de Quba a connu un soulèvement populaire le 1er mars 2012 contre son maire. Celui-ci a vu son «parrain» le ministre des Transports Ziya Mammadov tenter de le sauver. L’armée a dû intervenir pour calmer les esprits. Cet événement est assez exceptionnel dans l’histoire récente du pays. Voir Shahin Abbasov, « Report : Clashes in Azerbaijan Prompt Dismissal of Regional Government Official », Eurasianet, 1er mars 2012.
[5] « SOCAR Plans to Demolish 22 000 Residential Houses Without Paying Any Compensation », Azeri Report, 11 avril 2012, https://report.az/en/
[6] « SOCAR imet vidy na 15000 “nezakonnyh postroek” », Radio Free Europe Azerbaijan, 11 avril 2012, https://www.azadliq.org/
[7] Les autorités ont argué d'une non-conformité des statuts de la succursale du NDI en Azerbaïdjan pour faire fermer ses bureaux en mars 2011. « Azerbaijan : Government Closes Two International NGOs », Eurasianet, 19 avril 2011,
http://www.eurasianet.org/node/63330

* Étudiant en géopolitique à l'IFG-Paris 8.

Vignette : Le projet symbole du Bakou moderne : les Flammes (© Nicolas Crosnier, 2012).