La corruption au quotidien

Alors que l’Union européenne et les Etats-Unis viennent d’accorder tour à tour à la Russie le statut de pays à économie de marché, un rapport de l’INDEM, institut russe de recherche en sciences sociales, donne un visage chiffré à la corruption et aux pratiques qui l’alimentent.


En Russie, l’achat des fonctionnaires par les entrepreneurs représenterait annuellement au moins 335 milliards de dollars, soit l’équivalent des recettes budgétaires en 2001, et la corruption ordinaire pas moins de 2 796 millions de dollars.

L’étude de l’INDEM a été réalisée à partir de 2017 enquêtes individuelles menées dans les 7 okrougs fédéraux auprès de citoyens lambdas et d’entrepreneurs. 23 entretiens ont également été effectués avec des hauts-fonctionnaires et des journalistes.

Le premier mérite de cette étude est de faire sortir la corruption de l’ombre et de remplacer les discussions de comptoir et les bruits glanés ici et là en Russie, par des données statistiques précises et une typologie des différentes formes de corruption. Car si tout Russe a déjà eu à verser des pots -e-vin, les fameuses vziatki, il est difficile au détour de rencontres de se faire une idée juste des pratiques, en particulier de leur ampleur et fréquence. Ainsi, les « Novye Izvestia » titraient, il y a peu, un article consacré à l’enseignement « la rue verte » , allusion au dollar, et concluaient que sans pots-de-vin ni piston, les candidats aux études supérieures avaient peu de chances de réussir. Si l’étude de l’INDEM atteste que l’éducation est bien l’un des secteurs les plus rongés par ce que les auteurs appellent la corruption ordinaire, ceux-ci estiment que seuls 20% des étudiants reçus ont dû passer par “l’économie de l’ombre” pour entrer à l’université.

Les auteurs soulignent en effet les idées fausses qui ont cours sur la corruption. Ainsi, moins les enquêtés sont en contact avec des représentants de l’Etat fédéral, plus ils les considèrent corrompus. A l’inverse, les fonctionnaires impliqués dans la corruption, donnent une évaluation correcte de la situation. Ce miroir déformant serait à mettre sur le compte de la forte médiatisation des gros scandales financiers. Cela est peut-être également dû à un effet “eux mais pas nous” : le terme de corruption serait réservé aux affaires, tandis que la “corruption ordinaire”, entrée dans les moeurs et souvent admise par les Russes (“les miliciens, on peut les comprendre, il faut bien qu’ils nourrissent leur famille” est une réponse courante), ne serait pas perçue comme telle.

Les chercheurs de l’INDEM soulignent l’ambiguïté des réponses des sondés, qui cherchent visiblement à s’exclure des pratiques de corruption : à la question de savoir qui est à l’origine du versement du pot-de-vin, un tiers des sondés estiment qu’en général c’est celui qui le perçoit, mais lorqu’il s’agit de leur propre pratique, seuls 17% attribuent l’initiative au fonctionnaire. Les Russes sondés ne s’appuient pas tant sur leur propre expérience que sur ce qu’ils souhaiteraient être la réalité.

La corruption au quotidien

L’étude de l’INDEM distingue deux types de corruption : celle où sont impliqués dans leur quotidien tous les citoyens russes, la « corruption ordinaire », et celle où sont impliqués les entrepreneurs, la “corruption d’affaires”.

Les situations dans lesquelles les Russes estiment qu’il ont de fortes chances de se heurter à la corruption sont les contrôles routiers : dans 59,3% des cas, les automobilistes règlent une “amende” ; l’enseignement supérieur : dans 36% des cas, les sondés estiment qu’ils devront payer pour réussir les examens d’admission; et le service militaire : dans 32,6 % des cas, les appelés auront recours à la corruption. Suivent les services municipaux de gestion du parc locatif (32,2%), l’obtention d’un logement (28,9%), l’aide de la milice (27,4%).

Néanmoins, ce classement ne correspond pas à celui du nombre des transactions : si au premier rang, on retrouve la police de la route, avec 14,7% de l’ensemble des pots-de-vin, aux second et troisième rangs, ce sont les polycliniques et les hôpitaux “gratuits”, qui représentent respectivement 12,5 et 11,8% du nombre de pots-de-vin !

Le montant des vziatki étant très varié, c’est dans l’enseignement supérieur qu’est empoché le maximum (449,4 millions de dollars annuels). Suivent la police de la route, (368,4 millions de dollars) et les tribunaux, qui bien que ne touchant que 4,2% des pots-de-vin, gagnent la coquette somme de 274,5 millions de dollars.

Indifférence, haine et satisfaction

Pour les Russes, malgré le coût considérable de la corruption ordinaire, la lutte contre la corruption n’arrive qu’en 9ème place parmi leurs préoccupations du moment Après, il est vrai, la misère, la guerre en Tchétchénie mais aussi la crise morale et la lutte contre le grand banditisme. Les Russes semblent ainsi “blasés” et indifférents face à la corruption quotidienne : seuls un tiers des citoyens ordinaires et la moitié des entrepreneurs reconnaissent qu’il faudrait “lutter contre la corruption”, les autres la perçoivent comme incontournable.

Au jour le jour, 10% refusent systématiquement de telles pratiques, alors que 75% des sondés reconnaissent avoir payé la dernière fois qu’ils ont été confrontés au problème. S’il est “possible” de ne pas aller à l’hôpital ou de renoncer à faire des études, il est plus difficile de ne pas payer les forces de l’ordre qui le réclament. L’urgence de certaines situations laisse peu de solutions de repli.

Ainsi, parmi les personnes affirmant ne pas avoir payé la dernière fois, 59% expliquent qu’elles n’avaient pas les moyens ou ne savaient pas comment s’y prendre! Seuls 36% d’entre elles ont refusé par principe.

Quant aux sentiments éprouvés après le paiement d’une vziatka, c’est l’indifférence, la satisfaction et la haine qui prédominent. A la question “comment décririez-vous vos sentiments?”, 47% disent éprouver de la haine envers l’Etat ou les pouvoirs concernés, 24,1%, habitués à ces pratiques, disent ne rien éprouver de particulier, et 24,5% sont satisfaits d’avoir “acheté” un fonctionnaire ou d’avoir résolu seuls un problème. La honte ne concerne que 7% des sondés et la peur que cela ne se sache n’effraie que 2,2% de l’échantillon... Témoin s’il en est de l’ampleur de la corruption et de l’indifférence qui l’entoure. Il faut dire qu’avec un taux d’échec de 2,2%, les vziatki ont un bel avenir devant elles.

Corruption d’affaires

La corruption d’affaires, si elle se rapproche de la corruption quotidienne par son caractère endémique, s’en distingue sur certains points : les sommes en jeu sont bien plus importantes, c’est l’Etat en tant qu’institution qui est directement impliqué et les règles du jeu sont plus compliquées.

Quand c’est le pouvoir lui-même est concerné, ce sont ses représentants locaux qui se partagent la part la plus importante du gâteau : les pouvoirs municipaux bénéficient des ¾ des pots-de-vin, les pouvoirs régionaux suivent avec 20%, tandis que le pouvoir fédéral n’en touche que 5%. Néanmoins, si l’Etat fédéral semble si peu concerné, c’est que l’enquête ne porte que sur la petite corruption et n’inclut pas les “affaires”.

Des trois pouvoirs traditionnels, c’est l’exécutif qui, avec 98,97% des pots-de-vin, se taille la part du lion. Le législatif et le judiciaire se partagent les quelques pourcents restants. Cela est dû, selon les auteurs de l’étude, à l’importance de la bureaucratie ainsi qu’à la sur-réglementation et à la sur-régulation auxquelles sont confrontés les entrepreneurs. Trois organes administratifs représentent 90% du marché : ceux de contrôle - incendie, sanitaire - (34,6%), ceux qui accordent des licences (34,2%), et ceux qui ressortent du contrôle fiscal (22%).

Les pratiques de corruption se rattachent, selon les auteurs, à deux types : tantôt ce sont les entrepreneurs qui achètent les organes administratifs en vue de modifier leur attitude, tantôt ce sont les fonctionnaires qui profitent du secteur économique en prélevant une part non négligeable de ses revenus. A titre indicatif, il est noté qu’en matière de contrebande et de commerce illégal, seuls 40% des bénéfices vont dans la poche des “contrebandiers”. Les 60% restants reviennent aux membres des forces de l’ordre qui font office de “krycha” (toit), métaphore utilisée pour désigner ceux qui contrôlent en dernier ressort le trafic. La corruption d’affaires profite ainsi à toute la chaîne, des fonctionnaires, satisfaits de contrôler les entreprises aux entrepreneurs pensant acheter l’Etat...

Par Ludmyla BYLODUCHNO